Alors que les milieux du cinéma sont secoués par la multiplication des affaires de sexisme, la parution en traduction française de l’ouvrage de Laura Mulvey, Fétichisme et Curiosité (paru à l’origine en 1996) [1], fournit l’occasion d’une plongée dans les dessous de l’imaginaire cinématographique patriarcal. Dans un contexte où le sexisme dans l’industrie du cinéma tend à être abordé principalement dans sa dimension juridique, les écrits de Laura Mulvey permettent de penser la complexité des rapports de domination lorsqu’ils se jouent dans la sphère de la représentation.
Le spectateur masculin
En effet, les accusations portées par de nombreuses actrices depuis quelques années ne concernent pas exclusivement la question de la violence, mais aussi celle de la fabrication d’une imagerie qui affecte les corps, les désirs et les représentations. Encore trop minoritaires en France, les théories féministes du cinéma ont complètement bouleversé les études filmiques, en proposant une alternative radicale à l’approche essentiellement cinéphile qui a longtemps dominé la critique en France. Les écrits de Laura Mulvey représentent une occasion formidable de repenser la cinéphilie à la lumière de la déconstruction, pour continuer à aimer le cinéma, tout en le questionnant.
Laura Mulvey, théoricienne et cinéaste, est une figure centrale dans les études sur le cinéma. Son article « inaugural », Plaisir visuel et cinéma narratif (1975), ne cesse d’être réédité et représente l’un des textes les plus lus et cités dans le domaine. Mulvey y introduisait la notion de « male gaze » pour penser les structures sexuées du regard qui soutiennent l’imagerie hollywoodienne classique, qui associe le spectacle du corps féminin à l’écran à la présence implicite d’un spectateur masculin.
Fétichisme et Curiosité est le deuxième de ses livres à être traduit en français, après la parution d’un recueil de textes en 2017 qui comprenait une nouvelle traduction de son essai de 1975, ce qui témoigne d’un intérêt grandissant pour ses écrits en France [2]. Les textes rassemblés dans Fétichisme et Curiosité datent pour la plupart du début des années 1990 et se situent au cœur des débats sur le cinéma et la théorie critique de ces années dans le contexte anglo-américain.
Les questions du fétichisme, de la féminité comme représentation et du désir féminin avaient fait l’objet d’un corpus de textes qui analysaient les concepts de mascarade, de spectacle et de fétiche dans des perspectives qui croisaient les études filmiques, l’anthropologie, la théorie littéraire et l’histoire de l’art [3].
L’appareil critique mobilisé par Mulvey, fondé sur une articulation des théories marxistes et psychanalytiques relues dans une perspective féministe, doit également être situé dans ce contexte. C’est peut-être la raison pour laquelle les positions de Mulvey peuvent paraître parfois éloignées des problématiques actuelles, notamment par son insistance sur un certain binarisme et sur les notions de « femme » et de « féminité », qui laissent de côté tout un ensemble de variables.
Conceptions du fétichisme
On aurait tort cependant de considérer ce livre comme daté, car son actualité théorique et politique demeure intacte. Dans ce livre, l’auteure poursuit son entreprise de déconstruction de cette machine à fantasmes qu’est le cinéma, à travers l’analyse d’exemples hétérogènes, qui vont du cinéma hollywoodien classique et du mélodrame aux films de Jean-Luc Godard, David Lynch ou Ousmane Sembé, en passant par les œuvres d’artistes comme Cindy Sherman et Jimmie Durham.
Le fil conducteur du livre, comme son titre l’indique, est la dialectique entre fétichisme et curiosité qui renvoie à la fascination provoquée par le spectacle de la féminité à l’écran et au désir de savoir que ces images éveillent chez les spectatrices. Cette dialectique renvoie premièrement à la position que Mulvey occupe elle-même, entre son amour du cinéma et son désir de le comprendre :
Si la curiosité est un désir de voir et de connaître, d’enquêter autour d’un secret, le fétichisme se définit par un refus de voir, un refus d’accepter la différence que le corps féminin incarne aux yeux de l’homme. (p. 162)
La conception du fétichisme selon Mulvey dérive du marxisme et de la psychanalyse, qu’elle relit à la lumière du féminisme. Pour Marx, le fétichisme est ce qui masque la force de travail comme production de valeur, alors que chez Freud le fétichisme est ce qui permet au sujet (masculin) de surmonter l’angoisse provoquée par la perception du corps maternel castré. Si le premier (fétichisme de la marchandise) se réfère à la nécessité d’oblitérer la réalité du travail pour rendre la marchandise désirable, le second (fétichisme sexuel) opère sur le plan fantasmatique, afin de dissimuler la différence sexuelle.
Ces deux caractéristiques se retrouvent dans le cinéma, qui condense dans son mode opératoire la marchandise, le spectacle et la sexualité. Le cinéma dissimule les conditions matérielles de la production et diffusion des films à travers la mise en place de son dispositif illusionniste. En même temps, la focalisation sur le spectacle du corps féminin de la star, représenté comme pure extériorité, corps cosmétique et érotisé, à la fois énigme et « marque de fabrique du potentiel de séduction du cinéma lui-même » (p. 126), indique sa structure fondamentalement fétichiste.
Systèmes de croyance
En mobilisant la notion de fétichisme pour penser le cinéma, Mulvey actualise l’opposition entre savoir et croyance, qui était au cœur des notions marxiste et freudienne, en posant la question du désir de savoir et de la subjectivité féminine. La notion de fétichisme renvoyait à la croyance, attribuée aux sociétés non occidentales, dans le pouvoir de certains objets « fétiches », alors que la rationalité occidentale se pensait à l’abri de la croyance. Freud et Marx s’attaquent à questionner cette rationalité en dévoilant les systèmes de croyance au cœur de l’économie capitaliste et de la psyché moderne.
Pour Mulvey, il s’agit donc de penser la dialectique entre la fascination (croyance, déni, illusion) du cinéma et le désir féminin de savoir, qui émerge comme le véritable moteur politique de l’entreprise de l’auteure. Elle propose un ensemble d’analyses ayant pour objet des films ou des motifs spécifiques, dans lesquelles la représentation filmique est analysée dans sa dimension spatiale et topologique, comme un labyrinthe de signes, d’énigmes et de significations cachés.
Le chapitre consacré à la « boîte de Pandore » apparaît particulièrement éclairant de la démarche adoptée. Le mythe de Pandore condense en effet l’image d’un féminin fabriqué de toutes pièces, avec le récit de la curiosité féminine représentée comme transgressive. Or, puisque l’envie de voir concerne l’énigme de la féminité, seul un désir de savoir féministe est en mesure de déchiffrer et de rendre opératoire la curiosité de Pandore. C’est ici que Mulvey revient de la façon la plus saisissante sur ses écrits précédents, en particulier sur les limites de sa théorisation du « male gaze », qui ne prenait pas en compte la possibilité d’un regard féminin actif.
Penser une esthétique féministe de la curiosité permet ainsi de dépasser la séparation trop binaire entre le regard masculin voyeuriste et le statut du féminin comme image (la féminité « faite pour être regardée »), en introduisant la possibilité d’un regard féminin émancipateur. Mulvey nous rappelle constamment que le cinéma est un phénomène complexe, traversé par des lignes de tension qui contribuent à nous constituer en tant que sujets sexués.
À l’heure où les prises de parole se multiplient dans l’industrie du cinéma, ses écrits fournissent un ensemble d’outils permettant de naviguer dans la complexité des rapports de force qui se jouent à l’écran et au-delà.
Laura Mulvey, Fétichisme et Curiosité, traduit de l’anglais par Guillaume Mélère, Paris, Brook, 2019, 364 p., 22€.