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Fritz Lang, Les 1000 yeux du Docteur Mabuse (1960)

Recension Histoire

Panoptique pour tous

À propos de : Félix Tréguer, Technopolice. La surveillance policière à l’ère de l’intelligence artificielle, Divergences


par Julien Le Mauff , le 6 mars


L’essor des technologies de surveillance redéfinit l’approche sécuritaire sous l’influence d’enjeux économiques. Partout où elle s’installe, cette surveillance dopée aux nouvelles technologies soulève la question de dérives liberticides.

Objet d’inquiétude autant que fantasme sécuritaire, l’usage des nouvelles technologies pour le contrôle policier ne relève plus d’une éventualité lointaine ou des seuls régimes autoritaires. En effet, la vidéosurveillance s’étant largement répandue dans l’espace public dans les pays réputés démocratiques, ce sont les technologies d’analyse algorithmique qui gagnent du terrain, tout particulièrement en France où elles ont été officiellement rendues légales et intégrées à l’appareil sécuritaire à l’occasion des Jeux olympiques de Paris en 2024. Quant à la reconnaissance faciale, elle n’a pas été interdite par la législation européenne sur l’IA récemment adoptée, qui ménage de nombreuses exceptions en fonction des menaces identifiées pour la sécurité et l’ordre.

Le déploiement de technologies innovantes et faisant largement recours à l’intelligence artificielle, constitue de ce fait à la fois un marché potentiel, et une menace pour les libertés publiques. Le titre Technopolice choisi par Félix Tréguer traduit le souhait de prendre ces deux dimensions en compte, dans un essai qui apparaît comme le fruit d’un parcours au croisement entre recherche et militantisme.

Un idéal de contrôle permanent

Déjà auteur d’une Contre-histoire d’Internet (Fayard, 2019, rééd. Agone, 2023), Félix Tréguer prolonge ses recherches par sa participation à l’association La Quadrature du net. Celle-ci est le relais militant, depuis une quinzaine d’années, des enjeux relatifs à la protection des données personnelles et des libertés sur Internet. Nourrie par cette expérience, la réflexion présentée dans Technopolice laisse sa place au récit personnel tout en l’éclairant de réflexions théoriques. Le résultat navigue entre enquête journalistique et analyse approfondie des discours et luttes de cadrage sur les technologies policières.

Retraçant la formation du concept de « technopolice », l’auteur rappelle sa mise en avant presque simultanée, non seulement sur un mode critique par une initiative réunissant une trentaine d’associations [1], mais aussi de façon beaucoup plus programmatique, comme titre de « journées technico-opérationnelles de la sécurité intérieure » organisées par le ministère de l’Intérieur français. Réunissant services ministériels et représentants de grands groupes privés comme de start-ups, ces événements attestent que « la reconnaissance faciale est déjà largement intégrée aux pratiques policières » (p. 27) – un constat dont il a été récemment montré qu’il s’accompagne aussi d’usages à la fois très concrets et totalement illégaux.

Comme le résume une note d’un centre de recherche de la Gendarmerie nationale citée par l’auteur [2], et consacrée à « l’enjeu de l’acceptabilité » de la reconnaissance faciale, l’avantage de celle-ci serait de mettre en place un « contrôle d’identité [qui] serait permanent et général » (p. 32), sorte d’actualisation du panoptique foucaldien s’appliquant à tous et partout jusqu’à abolir toute possibilité d’anonymat : « circuler à visage découvert revient dès lors à arborer une carte d’identité infalsifiable, lisible à tout moment » (p. 36).

« Safe city » et « datapolice »

L’auteur s’intéresse également à l’inflation constatée de discours techno-sécuritaires, qui résulte tout particulièrement de projets associant des collectivités (à l’exemple des villes de Nice, Dijon, Marseille…) et des groupes industriels. Ces projets, sous le terme de « Safe City », ajoutent la dimension sécuritaire au concept de ville « intelligente » et connectée (smart city). Or, ces constructions participent d’un projet technocratique visant à « abriter le capitalisme néolibéral des crises sociales et écologiques qu’il ne cesse de faire proliférer » (p. 64). Pour cette raison, la Safe City « s’interprète comme un dispositif de pouvoir » : le propos file ainsi efficacement la référence foucaldienne, certes attendue, à Surveiller et punir (1975), où le philosophe décrivait le passage moderne d’une société punitive au « panoptisme » assurant la discipline individuelle par l’assurance d’une surveillance permanente.

Dans ce contexte, le constat effectué ressemble à une impossible résistance face à des projets engageant trop d’acteurs, avec le soutien de l’État, et amenant des responsables politiques locaux, même lorsqu’ils se sont prononcés contre le développement de la vidéosurveillance, finalement intégrer les moyens innovants de la « Safe City » dans un véritable « continuum entre gestion urbaine et policière » (p. 91). Celui-ci n’est cependant que la dernière étape d’un long processus de recadrage sécuritaire des problèmes sociaux, dont l’auteur montre comment il s’est engagé dans la décision politique depuis les années 1990, tout particulièrement, en France, au sein du Parti socialiste. Outre la transformation des résistances et des expressions populaires de colère ou de révolte en problèmes comportementaux sujets à la répression, cette évolution touche tout particulièrement les « indésirables », à l’exemple d’une jeune femme rom arrêtée pour vol à l’étalage et touchée par un arrêté d’expulsion après qu’un logiciel de comparaison faciale l’eut identifiée d’après « une similitude de 69 % » à une personne ne lui ressemblant pas, mais touchée par une obligation de quitter le territoire.

Le propos ne manque pas de démontrer, par ailleurs, comment les logiques de rationalisation du travail policier par la technologie s’imposent aussi aux agents et, sans empêcher les abus du fait d’une situation toujours asymétrique à l’égard des usagers, place leurs actions et comportements sous la pression d’obligations nouvelles visant à abonder les fichiers, et d’une politique du chiffre, le tout transformant largement le travail policier en travail de gestion des données, et participant à la déshumanisation de la relation au public (p. 101-140).

Faire avancer la cause sécuritaire

L’inquiétante énumération des violations de droits, des biais et des abus dans l’usage des nouvelles technologies policières est complétée, au sein de l’enquête, par la mise en évidence de la mobilisation d’intérêts privés et d’entrepreneurs politiques dans une véritable lutte de cadrage. L’enjeu, pour ces acteurs, est de promouvoir une vision technophile, identifiant le développement de technologies sécuritaires comme une opportunité économique. Dans ce vaste marché, les groupes nationaux devraient être soutenus face à la concurrence d’entreprises étrangères, chinoises ou israéliennes en particulier. Au-delà, en effet, de la croyance avancée par ces acteurs dans le fait que « la biométrie est inévitable » (p. 29), ou que « la plus-value policière [de la reconnaissance faciale] ne fait aucun doute » (p. 32), l’association d’acteurs publics et privés composant un « champ interstitiel » aux frontières floues (p. 145), et au sein de structures communes semble bien viser à aligner les moyens publics (et la commande publique) sur les fins industrielles.

Cela passe, en particulier, par un « hold up » (p. 37-47) sur de nombreux financements publics de la recherche, aussi bien sous la forme de subventions directes européennes (Horizon Europe, FEDER) et nationales (Bpifrance) qu’à travers des niches fiscales (crédit impôt recherche en France). Mais on retrouve également, au service de cette stratégie industrielle identifiant dans la « technopolice » avant tout une opportunité économique, les pressions amenant à assouplir les projets d’interdiction de la reconnaissance faciale dans la législation européenne (p. 165-182) et en particulier, l’aménagement d’exceptions qui ne se justifient plus seulement par les nécessités urgentes de l’ordre public, mais aussi par le soutien à l’innovation. Ces « bacs à sable » dérogatoires aux lois sur les données personnelles, sous prétexte d’expérimentation technologique, prolongent une stratégie des « petits pas » qui, depuis plusieurs décennies, a vu se multiplier les exemples de dispositifs d’exception ensuite intégrés au droit commun et utilisés à des fins répressives beaucoup moins isolées qu’initialement promis. Les évolutions permettant la mise en place d’une vidéosurveillance algorithmique dans l’espace public à l’occasion des JO de Paris en 2024 constituent un cas d’école, le gouvernement français ayant déjà annoncé son souhait d’en faire un outil permanent.

De même, le rôle ambigu de la CNIL, souligné à plusieurs occasions par l’auteur, met en évidence sa transformation d’un organe de contrôle et d’encadrement des pratiques à un outil de compliance mise en conformité »), accompagnant les acteurs privés dans une démarche de mise en conformité de leurs actions, plus qu’il ne les restreindrait selon une logique répressive. Anne Bellon, à qui renvoie Félix Tréguer, a ainsi noté comment l’évolution de la législation sur les données personnelles, notamment sous l’influence des obligations sur le traitement des données personnelles créées par le RGPD européen, « a entraîné l’apparition d’un nouveau marché de la compliance », et comment la CNIL y prend pleinement part [3], ce que le député Philippe Latombe, fervent soutien de la vidéosurveillance, résume pour sa part en affirmant que « la CNIL a ouvert ses chakras » et, désormais, « intègre les réalités sociales et technologiques et économiques » (p. 163).

Une visée totalitaire ?

En cela, d’ailleurs, l’enjeu technopolicier illustre particulièrement le dessaisissement apparent, par l’État, de son rôle de garant des droits et des libertés publiques, dans un temps de reconfiguration des équilibres souverains. Il peut d’ailleurs apparaître quelque peu paradoxal de proclamer en conclusion de cet essai que « la Technopolice tend à se faire totalitaire » (p. 183). Car si la relecture du frontispice d’Abraham Bosse pour le Leviathan de Thomas Hobbes (1651) sous l’angle de la surveillance policière est digne d’intérêt (p. 67-68), les développements faisant assez directement « dériver » la technopolice de la raison d’État (p. 63-73) n’expliquent pas cette contradiction apparente entre affaiblissement de la souveraineté étatique et extension des moyens de surveillance policière.
Sans doute, pour cela, pourrait-on approfondir l’indispensable référence à Carl Schmitt (p. 174), et la replacer dans l’évolution longue des politiques d’exception, pour comprendre l’avènement d’un nouveau paradigme, s’opposant à un État total « quantitatif » étendant ses domaines d’intervention à la sphère sociale, et promouvant un État « total au sens de la qualité et de l’énergie », centré sur le maintien de l’ordre au service d’intérêts privés et d’un « libéralisme autoritaire » [4].

Car, comme le signale Félix Tréguer (p. 173), ces assouplissements et la rhétorique de la « Start-up nation » illustrent le « négoce de la souveraineté juridique [5] » signalé par Benjamin Lemoine et Antoine Vauchez. Ainsi, le pouvoir de réguler, de dire le droit, fait l’objet d’un nouveau partage, qui ne résulte pas de la simple injonction d’acteurs privés, mais bien d’une « contre-culture de gouvernement » transformant l’État en acteur de sa propre dérégulation, et de sa mue néolibérale en une multiplicité d’autorités publiques au périmètre plus restreint [6]. Aussi le développement des technologies de surveillance peut-il être perçu comme l’un des éléments révélateurs d’un problème plus général, celui d’une « spirale autoritaire » et antidémocratique, dont la menace apparaît accrue par le fait qu’elle dispose des possibilités de contrôle inédites offertes par la technopolice.

Félix Tréguer, Technopolice. La surveillance policière à l’ère de l’intelligence artificielle, Quimperlé, Divergences, 2024, 233 p., 16 €.

par Julien Le Mauff, le 6 mars

Pour citer cet article :

Julien Le Mauff, « Panoptique pour tous », La Vie des idées , 6 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Felix-Treguer-Technopolice

Nota bene :

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Notes

[1On y retrouve non seulement La Quadrature du net, mais aussi la Ligue des droits de l’homme ou encore le Syndicat de la magistrature.

[2Dominique Schoenhoer, Reconnaissance faciale et contrôles préventifs sur la voie publique, l’enjeu de l’acceptabilité, note du CREOGN, n° 43, 2019.

[3Anne Bellon, «  Protéger les données. Entre mission politique et pratiques administratives, enquête sur le travail de la CNIL  », dans Anaïs Theviot (dir.), Gouverner par les données  ? Pour une sociologie politique du numérique, Paris, ENS Éd., p. 71-92.

[4Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, trad. et présentation Grégoire Chamayou, Paris, Zones, 2020.

[5Benjamin Lemoine et Antoine Vauchez (dir.), dossier «  Affaires publiques, intérêts privés  », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 251, 2024.

[6Voir aussi Antoine Vauchez, Le Moment régulateur. Naissance d’une contre-culture de gouvernement, Paris, Presses de Sciences Po, 2024.

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