Recensé : Franck Daninos, CIA. Une histoire politique 1947-2007, Paris, Tallandier, 2007, 459 p.
L’enquête sur le fonctionnement et les pratiques des services secrets, longtemps ignorée en France à l’exception de quelques ouvrages écrits par des journalistes d’investigation, fait l’objet depuis le 11 septembre 2001 d’une vogue littéraire, de part et d’autre de l’Atlantique. La situation actuelle des États-Unis, caractérisée par une « hyper-puissance » paradoxale, puisqu’elle échoue à remporter des victoires dans la « guerre contre le terrorisme » et s’enlise en Irak, amène à se poser la question de la qualité de ses organes de renseignement, en particulier du plus prestigieux d’entre eux, la CIA (Central Intelligence Agency). C’est dans ce contexte que le journaliste Franck Daninos s’est lancé dans le projet, ambitieux, de rédiger une histoire de la CIA depuis 1947, date de sa création. L’auteur avait écrit l’année dernière un livre intéressant, bien informé, reposant essentiellement sur quelques documents parlementaires et sur des articles de presse, à propos de la situation du renseignement américain depuis le 11 septembre 2001 (La Double défaite du renseignement américain, Ellipses, 2006). Dans le genre délicat de la synthèse historique, Daninos avait un devancier en la personne de l’universitaire britannique Christopher Andrew qui, le premier, avait écrit une histoire du renseignement américain, essentiellement consacrée à la période postérieure à 1947 [1]. Le projet de Franck Daninos se veut pourtant différent, en proposant une histoire « politique » de l’agence de renseignement américaine.
L’histoire – politique – du renseignement américain ne commence pas en 1947 avec la création de la CIA. De ce point de vue, Franck Daninos a parfaitement raison d’évoquer le rôle de William J. Donovan à la tête de l’Office of Strategic Services (OSS), créé pendant la guerre en 1942. Mais curieusement, il ignore le rôle des agences militaires de renseignement, créées au tout début du XXe siècle, qui ont pratiqué dès cette époque un renseignement politique et une surveillance de la société américaine, parallèlement au FBI. Ainsi le Military Intelligence Department ou encore l’Office of Naval Intelligence ont, bien avant le Maccarthysme, profité de la Red Scare des années 1920 pour collecter et transmettre des renseignements à caractère politique. À cet égard, les travaux récents et novateurs d’Alexandre Rios-Bordes ou de Cyrille Gosme sur le renseignement américain des années 1930 et 1940 relativisent considérablement la nouveauté de la surveillance d’une partie de la société par les services de renseignements américains.
Le récit fait ensuite la part belle aux histoires d’espionnage, bien connues, du temps de la Guerre froide. L’auteur revient sur l’épisode des Magnificent Five, ce groupe de cinq diplomates anglais formés à Cambridge, qui livrèrent à l’Union soviétique des renseignements confidentiels sur la politique étrangère et militaire de l’Angleterre et des Etats-Unis, avant que l’attitude de Kim Philby, agent double en poste à Washington, n’éveille les soupçons de la CIA au début des années 1950. L’implication de la CIA dans le projet Manhattan, dans la crise des missiles cubains, ou encore lors des renversements de Mossadegh en Iran et d’Allende au Chili, montre à quel point l’Agence fut un acteur majeur de la Guerre froide. En revanche, dans une organisation où la part du renseignement technique (Sigint) n’a cessé de croître, il aurait fallu à tout le moins évoquer le rôle de l’agence spécialisée dans les interceptions, la National Security Agency dont James Bamford a écrit une excellente histoire [2]. Les deux agences sont certes indépendantes, mais il est difficilement concevable d’écrire une histoire de la CIA sans évoquer, à grands traits, l’Intelligence Community composée d’une quinzaine d’agences au total. De même, l’auteur ne consacre que quelques lignes, confuses, à la coopération entre les pays anglo-saxons en matière de renseignement (accords BRUSA de 1943, puis UKUSA de 1947). Or, ces accords, encore valides, furent déterminants lors du démarrage de la CIA au tout début de la Guerre froide, quand elle eut besoin de l’apport technique et humain de ses alliés [3].
La dernière partie du livre, sur le renseignement à la fin du XXe siècle, est peut-être la plus intéressante, notamment lorsqu’elle décrit le travail de remobilisation de la CIA entrepris par Ronald Reagan au cours des années 1980, dans une nouvelle démarche d’affrontement avec l’Est. De même, l’analyse de la crise d’identité (1991-2001) postérieure à la Guerre froide et antérieure à la « guerre contre le terrorisme », est assez suggestive et met en lumière la difficulté de la CIA à s’adapter à l’univers stratégique de l’après Guerre froide.
Le sous-titre de l’ouvrage (une histoire « politique »), éditorialement habile, attire l’attention, mais étrangement l’auteur ne s’explique jamais sur le sens qu’il donne à cette commode mais large, trop large, expression. C’est d’autant plus regrettable qu’une histoire politique de la CIA, dans laquelle aucun auteur états-unien n’a osé se lancer, était pleinement justifiée et nécessaire. L’ouvrage est en réalité bâti sur la succession des directeurs et des présidents de l’Agence. Certes l’histoire politique de la CIA tient en partie à leurs caractères et à leurs relations personnelles, mais on ne peut réduire l’histoire de cette organisation à celle de ses dirigeants, en faisant abstraction du système institutionnel dans lequel elle s’inscrit. C’est ignorer, par exemple, le rôle du National Security Council, et plus encore celui des entourages des protagonistes et même de l’Agence dans son ensemble, qui est elle-même soumise à des manifestations, très variées, de politisation. Les relations avec les parlementaires dans la deuxième moitié des années 1970 ne sont pas oubliées, mais elles sont traitées de façon trop superficielle, alors que le sujet a été abondamment étudié, notamment en raison de la publication de rapports officiels. De même, il aurait été nécessaire d’évoquer le rôle, majeur, que le directeur de la CIA joue vis-à-vis de la dizaine d’autres agences de renseignement américaines, avant que le poste de Director of National Intelligence ne soit créé en 2005 par George W. Bush, à la suite du rapport remis par la commission d’enquête du Congrès sur les dysfonctionnements des services de renseignement révélés par les attaques du 11 septembre 2001.
En fin de compte, il s’agit d’un ouvrage, à charge, sur les échecs et les manipulations tortueuses de l’Agence. Cette forme d’écriture lancée aux États-Unis remonte à la terrible décennie des années 1970 qui a vu, sous l’effet conjugué de la presse états-unienne, des commissions d’enquêtes parlementaires et de quelques fuites, une remise en cause très profonde des méthodes de l’Agence. Franck Daninos, qui évoque d’ailleurs, paraphrasant la reine Élisabeth, « l’annus horribilis » que fut l’année 1975 pour les services américains, ne prend peut-être pas assez de distance avec les multiples livres engagés, dénonciateurs, écrits par des journalistes ou d’anciens membres désabusés des services (Philip Agee, Robert Baer). Le livre s’en ressent aussi au niveau du style, pour le moins relâché, parfois oral, indiquant que l’ouvrage a été édité rapidement. L’écriture, issue du journalisme d’investigation, étonne parfois, notamment lorsqu’elle fait parler, un demi-siècle plus tard, les acteurs au style direct, voire leur prête des pensées. On peut aussi regretter l’absence complète de référence aux fonds d’archives d’où auraient été puisés un certain nombre de documents cités par l’auteur, notamment des éléments de la correspondance entre des directeurs de l’Agence et les présidents américains. L’appareil critique de l’historien dans les notes de bas de pages permet pourtant de valider aux yeux du lecteur l’originalité voire l’ampleur d’une recherche. Comme l’auteur le rappelle lui-même, un grand nombre de documents d’archives ont été déclassifiés sous la présidence Clinton et, curieusement, l’on ne parvient pas vraiment à comprendre s’il a pu profiter de cette évolution.
Ce faisant, l’auteur, sous l’emprise de cette historiographie militante, et c’est là le plus regrettable, réduit l’histoire de la CIA à celle des covert actions, des actions clandestines. Nul doute que ce fut un moyen privilégié d’action de la CIA au temps de la Guerre froide, mais c’est oublier que l’Agence fut un organisme de renseignement (d’où la livraison régulière des National Intelligence Estimates pendant une vingtaine d’années). Dans cette histoire non politique de la CIA, les activités de contre-espionnage et de renseignement sont oubliées. Partial, le livre se fait aussi bien partiel.