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Aux origines de la surveillance de masse
Entretien avec Sophie Cœuré


par Ivan Jablonka , le 12 janvier 2016


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En retraçant l’histoire de la surveillance en Europe et dans le bloc soviétique, l’historienne Sophie Cœuré explique les différences qui séparent, en la matière, démocraties et dictatures. Elle appelle aussi à relativiser : nous ne vivons pas (encore) dans une « société de surveillance ».

Sophie Cœuré, professeur d’histoire à l’université Paris VII, est spécialiste de l’URSS et de la Russie. Elle a notamment publié :
 La Grande Lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Paris, Seuil, 1999 ;
 Frontières du communisme, Paris, La Découverte, 2007 (en codirection avec Sabine Dullin) ;
 La Mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, Payot, 2013 ;
 Pierre Pascal, Journal de Russie 1928-1929 (en coéd. avec Jacques Catteau et Julie Bouvard), Lausanne, Les Éditions Noir sur blanc, 2014.

La Vie des Idées : Comment fonctionne concrètement la surveillance de masse dans le premier XXe siècle ?

Sophie Cœuré : La surveillance des populations par des administrations d’État, policières ou militaires, n’est pas une invention du XXe siècle ; elle existe au moins depuis le XVIIIe siècle. La mise en place d’administrations centralisées permet de collecter et de conserver par écrit l’information, donc de rationaliser et pérenniser la surveillance. À la fin du XIXe siècle, sous l’influence d’Alphonse Bertillon en France, se met en place un nouveau système, permettant l’identification et le suivi des populations par des fiches comportant des photographies et une série de mesures anthropométriques (taille, couleur des yeux) ou dactyloscopiques (empreintes digitales) [1].

La Grande Guerre est un tournant majeur en Europe, par la généralisation de l’obligation de présenter une pièce prouvant l’identité et, très souvent, d’obtenir un visa pour circuler d’un pays à l’autre. La chasse aux déserteurs, aux traîtres et aux espions entraîne l’extension de la surveillance à des populations de plus en plus nombreuses.

Mais, comme l’a montré l’exposition « Fichés ? » des Archives nationales en 2011 [2], il ne faut pas confondre la surveillance systématique par les ministères, les polices ou les services de contre-espionnage, et le « fichage » temporaire, destiné non au maintien de l’ordre, mais à l’usage des administrations puis des entreprises, des associations sportives, culturelles, qui cherchent à concentrer des données sur certains individus.

Photo dans l’exposition « Fichés ? » : Fiches signalétiques de filles soumises par maison close (années 1930 et 1940) - (Source).

La Vie des Idées : En comparant, sous cet angle, l’histoire de l’URSS et des pays socialistes avec l’histoire de la France, que peut-on dire des différences entre dictatures et démocraties ?

Sophie Cœuré : Il y a deux différences majeures. D’une part, les objectifs. Dans la France républicaine, les administrations spécialisées dans le renseignement intérieur ou extérieur surveillent des individus, en fonction de crimes ou d’infraction déjà commises (de la prostituée à l’assassin), ou parce qu’ils sont identifiés comme potentiellement dangereux pour l’ordre public et la sûreté du territoire. La surveillance peut être collective et viser, par exemple dans l’entre-deux-guerres, des partis politiques d’extrême gauche ou d’extrême droite, des militants anticolonialistes, des réfugiés italiens, allemands, espagnols, des espions soviétiques ou nazis, etc.

Carnet anthropométrique, 1936 - (Source)

Toutefois, la surveillance n’est jamais déterminée par la catégorisation a priori d’un groupe, mais par l’identification d’un péril précis, et elle peut donc être abandonnée à tout moment. La seule population à être surveillée systématiquement en France est celle des « nomades ». La loi de 1912 crée un « carnet anthropométrique » obligatoire dès 13 ans. En 1969, la loi est abrogée, mais les nomades, devenus « gens du voyage », ont continué à être soumis à un statut particulier : leur « titre de circulation » n’a été supprimé qu’en juin 2015.

En URSS, en revanche, pour des raisons qui tiennent à la fois au projet de construction d’une société communiste et à des raisons plus conjoncturelles liées à la guerre civile et à l’évolution stalinienne, les administrations de surveillance, comme la Tchéka créée dès décembre 1917, sont d’un type inédit [3]. Il s’agit d’épurer la société des éléments « contre-révolutionnaires ». Ceux-ci sont définis par leurs actes (réels ou fabriqués par l’accusation), mais aussi – et c’est là une différence essentielle – par leur appartenance a priori à une catégorie : enfants de nobles ou de popes, « koulaks » (paysans riches), « peuples punis » pendant la Seconde Guerre mondiale pour leur complicité potentielle avec l’Axe, comme les Tatars de Crimée.

Tous deviennent des cibles pour une surveillance qui, de fait, finit par viser tout le monde et recourir non seulement à des administrations spécialisées, mais aussi à des réseaux d’agents et de délateurs très étendus. Le paroxysme sera atteint par la Stasi en RDA.

La Vie des Idées : Et la deuxième différence ?

Sophie Cœuré : Il s’agit de l’encadrement légal et de la séparation des pouvoirs. La distinction essentielle entre décision administrative et décision judiciaire n’est pas respectée dans les États communistes, qui établissent des systèmes de surveillance permanents, échappant à la justice, comme le font aussi l’État nazi et plus tard les dictatures latino-américaines.

Dans les démocraties, il y a contrôle à la fois par la justice et par le Parlement, qui seul peut voter des lois généralisant la surveillance en cas de guerre ou d’état d’urgence, ou encore instaurer des juridictions d’exception. Mais l’histoire de l’Europe entre 1940 et 1944 montre bien comment des instruments de surveillance « ordinaire », tels que les fichiers, peuvent devenir très rapidement des outils d’identification, d’exclusion, de répression, voire de génocide. Claire Zalc l’a montré dans son travail récent sur les dénaturalisations sous Vichy [4].

La Vie des Idées  : Ces différences empêchent-elles de parler globalement d’une montée de la surveillance au XXe siècle ?

Sophie Cœuré : Sans oublier leurs différences de nature et d’échelle, on peut affirmer que le point commun entre démocraties et dictatures au XXe siècle est l’inflation de la surveillance. À la fin des années 1930, les administrations centrales françaises avaient accumulés 7 millions de fiches ! Tout ceci donne de très belles archives aux historiens, à condition de les lire avec précaution, car les erreurs sont nombreuses dans les dossiers de surveillance. Les archives des administrations héritières de la Tchéka (GPU-NKVD et KGB) étant fermées, on n’a hélas guère d’éléments de comparaison entre la France et l’Union soviétique.

Car le savoir ainsi produit est aussi un enjeu de pouvoir évident. Ainsi les Allemands se sont-ils emparés, en 1940, dans les premiers jours de l’Occupation, du fichier central de la Sûreté nationale, qui rassemblait environ 650 000 dossiers individuels et 2 millions de fiches nominatives. Il sera récupéré en 1945-1946 par les services soviétiques, qui le conservent au secret jusqu’à la chute de l’URSS. Ce « fonds de Moscou » est aujourd’hui conservé aux Archives nationales. L’interception du renseignement devient un enjeu-clé de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide. Elle le restera par la suite.

La Vie des Idées : Sommes-nous les héritiers de ces sociétés ou allons-nous vers une surveillance radicalement nouvelle ?

Sophie Cœuré : L’évolution des moyens de communication, comme l’apparition du téléphone, fait bien entendu évoluer la surveillance. Mais le principal tournant est celui de l’informatisation qui, à partir des années 1970, ouvre la voie à un changement d’échelle dans la collecte, le traitement et le stockage des données.

Depuis les années 1990, l’évolution des technologies (Internet, GPS, caméras de surveillance) donne aux États des potentialités accrues et les rend quasiment instantanées. Comme l’ont montré des affaires récentes impliquant la NSA américaine, le danger d’étendre indistinctement la surveillance, sans délimiter précisément et ponctuellement ses cibles, est d’autant plus grand que les menaces terroristes se font plus globales et plus complexes. Il s’agirait alors d’un changement de nature dans la surveillance de masse.

Julian Assage, WikiLeaks - Source

Il me semble toutefois qu’il ne faut pas fantasmer sur l’inflation « sécuritaire » (le terme apparaît au début des années 1980 et fait florès depuis) dans les démocraties, que ce soit aux États-Unis ou en Europe : les garde-fous légaux et parlementaires restent bel et bien présents. Connaître le précédent des totalitarismes et identifier leurs traces persistances, en Chine ou en Russie, permet de relativiser utilement. De plus, les années 1970 ont vu apparaître une nouvelle vigilance citoyenne, qui a contribué à de nouvelles lois d’encadrement (loi « Informatique et libertés » en France en 1978) et inventé de nouveaux types d’intervention, comme Wikileaks.

par Ivan Jablonka, le 12 janvier 2016

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « Aux origines de la surveillance de masse. Entretien avec Sophie Cœuré », La Vie des idées , 12 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-origines-de-la-surveillance-de-masse

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Notes

[1Voir Pierre Piazza, Du papier à la biométrie : identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.

[2Jean-Marc Berlière et Pierre Fournié (dir.), Fichés  ? Photographie et identification, 1850-1960, Paris, Perrin, 2011  ; et Exposition virtuelle sur le site Criminocorpus.

[3Voir Nicolas Werth, «  Un État contre son peuple  », in Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1998.

[4Claire Zalc, Des relations de pouvoir ordinaires : les dénaturalisations sous Vichy, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, 2015.

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