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Essai International

Dossier / Trump contre les Nations unies

Fauteuil vide à Genève
Le retrait des États-Unis de l’OMS et du CDH


par Auriane Guilbaud & Mélanie Albaret , le 10 juin
avec le soutien de GRAM



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Que reste-t-il du multilatéralisme si l’un des principaux architectes décide de s’en aller ? L’annonce par les États-Unis de leur retrait de l’OMS et du CDH révèle les fractures de la gouvernance mondiale et fragilise l’avenir des organisations internationales.

Le 20 janvier 2025, quelques heures à peine après son investiture en tant que Président des États-Unis, pour son deuxième mandat, Donald Trump signait un décret présidentiel (executive order) ordonnant le retrait des États-Unis de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Quelques jours plus tard, le 4 février 2025, un autre décret annonçait que les États-Unis ne participeraient plus au Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies (CDH). Les États-Unis sont coutumiers des critiques virulentes à l’encontre des instances multilatérales, et se sont déjà retirés ou ont suspendu leur participation auprès de plusieurs Organisations internationales. La première Administration Trump avait déjà engagé le retrait des États-Unis du CDH en 2018 et de l’OMS en 2020, avant que l’élection de Joe Biden vienne marquer un réengagement explicite auprès de ces deux organisations en 2021.

Les organisations internationales (OI) sont habituées à s’adapter en permanence, que ce soit en réaction à des crises de leur environnement externe (pandémie, guerre…) ou suite à des contestations ou défections de certains de leurs États membres ou d’acteurs de la société civile [1]. Les retraits étasuniens de ces deux institutions en 2025, s’ils ne sont pas surprenants, interviennent toutefois dans un contexte de sabordage massif et systématique par l’Administration Trump du multilatéralisme tel qu’il s’est construit après la Seconde Guerre mondiale et des institutions nationales étasuniennes.

Dans ces circonstances, quelles sont les conséquences du retrait des États-Unis sur l’OMS et le CDH ? Que veut dire en pratique se retirer d’une OI, et comment cela varie-t-il selon le type d’OI ? Quelles sont les marges de manœuvre et possibilité d’adaptation de ces OI ?

Un même message politique malgré des différences

Les différents retraits des États-Unis des organisations internationales sont souvent traités de manière identique, notamment par les médias. Pourtant, comme le soulignent les exemples de l’OMS et du CDH, ils ne sont pas strictement similaires et n’engendrent pas tout à fait les mêmes effets.

Tout d’abord, l’OMS et le CDH, si elles sont toutes les deux des institutions onusiennes, n’occupent pas la même place dans l’écosystème des Nations unies. L’OMS, créée en 1948, est l’agence des Nations Unies chargée d’être l’autorité directrice et coordinatrice en matière de santé internationale. C’est une OI intergouvernementale qui compte 193 membres sans les États-Unis. Siégeant à Genève, elle dispose de six bureaux régionaux. Elle est dite à vocation universelle, c’est-à-dire qu’elle réunit États développés comme en développement sur le principe « un État, une voix ». Cela lui donne de la légitimité pour jouer un rôle de facilitateur de coopération globale, chaque État ayant la possibilité de s’exprimer et d’interagir en son sein, même si cela n’efface pas les différences en termes de puissance. Son mandat est large : elle a pour but « d’amener tous les peuples au niveau de santé le plus élevé possible » , comme le stipule sa Constitution. Elle intervient dans de très nombreux domaines : surveillance des maladies infectieuses, coordination de la réponse internationale en cas d’épidémie, lutte contre le tabac, contre le paludisme, actions en faveur de la santé mentale, pour une couverture de santé universelle, etc. L’OMS est une organisation avant tout normative (et non pas principalement opérationnelle, sur le terrain, où elle peut être présente, mais en appui à d’autres acteurs même si cette dimension s’est accrue ces dernières années [2]), c’est-à-dire qu’elle établit, grâce à ses capacités d’expertise, des normes, qui sont le plus souvent des recommandations que les États, souverains, doivent ensuite mettre en œuvre. Elle peut également jouer un rôle d’assistance technique par l’intermédiaire de ses bureaux-pays pour les gouvernements qui le souhaitent. Les États-Unis étaient jusqu’en 2025 un acteur central au sein de l’OMS, de par leur puissance économique et financière, leurs capacités d’expertise scientifique (par exemple ils hébergent environ 10% des centres collaborateurs de l’OMS, localisés notamment au sein d’universités, d’instituts de recherche), et leur force diplomatique.

Le CDH, créé en 2006 par l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU), remplace la Commission des droits de l’homme des Nations unies établie en 1946 par le Conseil économique et social (ECOSOC). Contrairement à l’OMS, le CDH n’est pas une agence autonome, mais un « organe subsidiaire » de l’AGNU, statut maintenu lors du réexamen du fonctionnement du CDH en 2011. Il a pour mission d’assurer et de promouvoir « l’exercice effectif et universel de tous les droits de l’homme – civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, y compris le droit au développement ». Il est composé de 47 États membres élus par l’AGNU pour un mandat de 3 ans, selon une répartition géographique qualifiée d’équitable. Les États membres des Nations unies qui ne sont pas élus au CDH, sont membres observateurs et ont la possibilité de participer à ses travaux. Il est souvent critiqué pour sa partialité, sa politisation et ses doubles standards : des acteurs dénoncent régulièrement le fait que le Conseil des droits de l’homme serait prompt à ne guère discuter les situations de violations de droits humains dans des Etats puissants. [3] Lorsqu’ils s’y engagent, les États-Unis représentent un acteur influent au CDH, du fait de leurs contributions volontaires au budget du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) qui les placent dans les tout premiers rangs, et de leur capacité diplomatique qui favorise la (ré)affirmation des droits humains particulièrement civils et politiques.

Cette très brève présentation permet de montrer que les executive orders pré-cités ne signifient pas exactement la même chose du point de vue institutionnel et juridique. Les États-Unis ont adhéré à l’OMS par une résolution conjointe du Congrès, et leur retrait pourrait devoir être approuvé de la même manière et non unilatéralement par le seul président – à l’heure actuelle les Républicains contrôlant les deux chambres du Congrès, cela pourrait ne pas poser problème. Cette résolution d’adhésion stipule également que les États-Unis, avant que le retrait ne soit officiel, doivent donner un préavis d’un an et s’acquitter de leurs obligations financières en cours (ce qu’ils n’ont pas fait au 28 avril 2025). Mais en pratique, la fin de la relation est déjà enclenchée : les Centers for Diseases Control and Prevention (CDC) ont reçu l’ordre de mettre fin à leur collaboration avec l’OMS (interdiction pour les employés de participer aux réunions ou même d’échanger par e-mail avec l’OMS). Le décret présidentiel ordonne également que les États-Unis cessent de participer à la phase finale des négociations pour un traité de lutte contre les pandémies et à celles qui sont engagées pour réformer le règlement sanitaire international (qui lui aussi sert à organiser la coopération internationale pour lutter contre les épidémies). L’Accord pour la lutte contre les pandémies est ainsi conclu à l’OMS le 16 avril 2025 sans la participation des États-Unis.

La portée de la non-participation des États-Unis au CDH n’est pas strictement identique. En effet, il s’agit moins d’un retrait institutionnel, juridiquement sanctionné, que d’un « retrait d’intention », une déclaration d’une non-participation au CDH qui envoie le signal politique et financier d’une volonté de ne pas coopérer. En effet, les États-Unis, en 2025, n’étaient pas un membre élu au CDH. Ils étaient, comme tous les autres États membres des Nations unies membres observateurs au CDH. Comme l’a indiqué le porte-parole, Pascal Sim, « un État observateur du Conseil ne peut pas se retirer d’un organe intergouvernemental dont il ne fait plus partie » [4]. En ce sens, l’executive order de février 2025 n’est pas similaire au retrait des États-Unis du CDH en juin 2018, lorsqu’ils étaient membres du CDH. Dès lors, cette décision produit à court terme moins d’effets directement visibles du retrait étasunien du CDH.

Dans les deux cas, ces deux executive orders envoient un même message politique. La rapidité de l’annonce du retrait étasunien de l’OMS et de la non-participation au CDH est symbolique : faire table rase des décisions de l’Administration Biden, rappeler les fondamentaux du trumpisme et réaffirmer ses décisions de désengagements de 2018 et de 2020 vis-à-vis du CDH et de l’OMS.

Des critiques récurrentes dans un contexte inédit

En 2020, en pleine pandémie de Covid-19, la première Administration Trump avait reproché à l’OMS d’être trop complaisante avec la Chine où sont apparus les premiers cas et d’avoir manqué d’efficacité et de transparence dans sa gestion de la pandémie de Covid-19. Ces attaques brutales relèvent certes d’une stratégie pour faire diversion face à la gestion très contestée de la pandémie de Covid-19 aux États-Unis tout en poursuivant la confrontation stratégique avec la Chine [5]. Elles s’inscrivent aussi dans la continuité des critiques déjà exprimées par une frange des Républicains depuis l’ère Reagan (voir l’article de Bayet et al. dans ce dossier) : l’OMS est jugée trop « politisée », c’est-à-dire favorable aux intérêts des pays en développement (par exemple lorsqu’elle établit une liste de médicaments essentiels à laquelle s’oppose l’industrie pharmaceutique) ou trop égalitaire du fait du principe « un État, une voix » décorrélant le vote de la contribution financière, ce qui conduit les États-Unis à privilégier les contributions financières volontaires fléchées vers des programmes qui les intéressent, au sein du budget de l’OMS. Mais surtout, les critiques de 2020 entrent en cohérence avec la vision trumpienne des relations internationales, fondée sur l’approche transactionnelle, le rapport de force, et le rejet du multilatéralisme.

La relation des États-Unis au CDH est tout aussi ambivalente et complexe. Elle est largement dépendante des alternances politiques : les administrations démocrates se révélant plus coopératives avec le CDH (même si leur engagement n’est pas dénué de critiques) que les administrations républicaines plus promptes à s’en tenir éloignées. Dès 2006, l’administration Bush a montré sa réticence envers cette institution en demandant un vote sur le projet de résolution créant le CDH et en se prononçant contre [6]. Ils ont ensuite mis en scène un refus de s’investir dans cette institution en ne cherchant pas à en devenir membre. En outre, en juin 2008, Condoleezza Rice décide que les États-Unis ne s’engageront au CDH que lorsque leur intérêt national sera en jeu. C’est seulement en 2009, au tout début de la présidence de B. Obama, que les États-Unis candidatent pour la première fois pour un siège au CDH qu’ils occupent finalement pour deux mandats du 19 juin 2009 au 31 décembre 2015.

La séquence suivante souligne combien le CDH est devenu un enjeu et donc un marqueur symbolique du rapport à la coopération multilatérale sur les droits humains des administrations démocrates et républicaines. Les États-Unis sont élus au CDH, le 28 octobre 2016, soit quelques jours seulement avant l’élection présidentielle, pour un mandat débutant le 1er janvier 2017 et devant se terminer le 31 décembre 2019. Lorsque Trump est investi en janvier 2017, son pays vient donc à peine de devenir membre du CDH. Quelques mois plus tard, en juin 2018, Nikki Haley, alors représentante des États-Unis auprès des Nations unies, annonce que les États-Unis quittent le Conseil des droits de l’homme reprenant des critiques déjà énoncées : le Conseil serait hypocrite et partial, défendrait des États qui violent les droits humains, et serait hostile à Israël. La sortie des États-Unis du CDH s’accompagne cependant d’une activité en coulisse pour maintenir malgré tout une influence étasunienne au CDH sur des sujets jugés significatifs, [7] bien que le siège de membre observateur reste inoccupé lors des sessions officielles. Le retour des États-Unis comme membre du CDH a lieu en 2022 (et jusqu’au 31 décembre 2024), alors qu’une administration démocrate est à nouveau au pouvoir suite à l’élection de Joe Biden.

Peu étonnants en raison de ces précédents, les retraits de 2025 du CDH et de l’OMS s’inscrivent en revanche dans un double contexte singulier qui leur confère une spécificité. D’une part, le contexte international est marqué par le désengagement de tout un ensemble d’acteurs du multilatéralisme (notamment de la part de gouvernements populistes et illibéraux). D’autre part, l’administration Trump saborde les déterminants nationaux de la coopération multilatérale en remettant en cause l’état de droit et la science et en détruisant les institutions étatiques. Ainsi, dans le domaine de la santé, le Secrétaire d’État à la Santé, Robert F. Kennedy, est connu pour son scepticisme vaccinal ; ordre a été donné de supprimer des sites web des CDC certaines données médicales sur la grippe aviaire [8] (une épidémie est en cours aux États-Unis, qui est surveillée notamment par l’OMS) ; des coupes budgétaires et des licenciements massifs touchent les instances de santé publique et de recherche médicale (les CDC, le NIH (National Institutes of Health), la FDA (Food and Drug Agency)). Dans le domaine des droits de l’homme, l’Administration Trump se caractérise par le non-respect de l’institution judiciaire, pierre angulaire de la défense des droits humains, l’expulsion de migrants illégaux bafouant leurs droits, les attaques systématiques contre les politiques de « diversité, équité, inclusion », l’affaiblissement d’organisations à l’instar du State Department où la diminution drastique des personnels chargés des droits humains est enclenchée [9]. Enfin, la suspension de l’aide étasunienne au développement et le démantèlement de l’agence qui en était chargée, l’USAID, entraînent la fin de programmes sanitaires et de soutien au respect des droits de l’homme financés par ce biais, une perte d’expertise globale, et une désorganisation des chaînes de coopération. Ainsi, au-delà des seuls retraits étasuniens de l’OMS et du CDH, c’est la santé mondiale et la promotion des droits humains en général qui se trouvent affaiblies.

Malgré des réactions immédiates des représentants de l’OMS et du CDH qui ont notamment visé à ne pas fermer la porte à la poursuite d’une coopération avec les États-Unis, on peut évoquer plusieurs conséquences à court et à long terme déjà avérées ou possibles du désengagement étasunien pour l’OMS et le CDH.

Les conséquences du retrait à court et long termes pour l’OMS et le CDH

Tout d’abord, le désengagement étasunien a des implications financières. À l’OMS, les États-Unis ne contribuent plus au budget de l’organisation alors qu’ils en étaient le 1er financeur (16% du budget en 2022-2023). En mars 2025 l’OMS annonce ainsi une diminution de son budget de 21% pour 2026-2027 et une réduction de son programme de travail, qui va au-delà des actions qui étaient financées principalement par des contributions volontaires des États-Unis (lutte contre la polio, urgences sanitaires, renforcement des services de santé…). Des coupes dans sa masse salariale sont également prévues (l’OMS emploie actuellement environ 9000 personnes) de même qu’une réduction du nombre de départements à l’OMS (de 74 à 36), et que la délocalisation de certaines activités dans les bureaux régionaux de l’organisation, où les coûts seraient moins élevés qu’à Genève. À la différence de ce qui s’était passé en 2020, les autres États membres n’interviennent pas pour compenser à hauteur – les pays européens, confrontés à des difficultés budgétaires coupent déjà par ailleurs dans leur aide publique au développement. Malgré tout, en mai 2025, les Etats membres de l’OMS ont augmenté de 20% le montant de leurs contributions fixes et la Chine a annoncé augmenter sa contribution totale à l’organisation à 500 millions de dollars sur les cinq prochaines années (soit environ le montant de la contribution étasunienne pour la seule année 2023). Si ces difficultés de financement ne sont pas nouvelles pour l’OMS, leur ampleur est indéniable. Cela devrait continuer à pousser l’organisation à diversifier ses sources de financement, y compris du côté du secteur privé [création d’une fondation OMS pour ce faire en 2020 ; la fondation Gates constitue le 2e contributeur au budget de l’OMS (12,7% en 2022-2023, juste devant l’Allemagne à 11%)] [10], ce qui pose question quant au statut et à la responsabilité d’une organisation intergouvernementale.

Au CDH , les conséquences financières sont également majeures, mais plus ambiguës. Les États-Unis ont annoncé que « le Secrétaire doit suspendre la part proportionnelle des États-Unis dans le montant total annuel du financement du CDH au titre du budget ordinaire des Nations unies ». La formulation est ambiguë, car le CDH n’a pas de budget propre. Le budget régulier des Nations unies participe au financement du Haut-Commissariat aux droits humains. Mais le budget alloué aux droits humains est très restreint et une majorité des activités onusiennes en matière de droits humains sont financées par des contributions volontaires (d’États, d’organisations régionales, d’autres organisations internationales). La volonté étasunienne de ne plus contribuer via le budget régulier au fonctionnement du CDH participe de logiques déjà connues : tension sur la bureaucratie onusienne [11], hausse de la précarité et de l’incertitude pour les personnels onusiens, menace sur la Genève internationale. Toutes ces dynamiques concourent à la perte d’autonomie des institutions internationales. Dans le même temps, le site du HCDH indique que les États-Unis ont réalisé une contribution volontaire en 2025 d’un montant de 550 000 dollars US [12]. Reste à savoir si cette contribution est révélatrice d’une ambivalence à l’égard des institutions onusiennes des droits humains faisant de l’annonce de la non-participation un signal politique qui ne s’inscrit pas complètement en ligne avec les pratiques effectives ; si elle est stratégique, la grande majorité des contributions volontaires étant fléchées ; ou si elle est intervenue avant l’arrivée au pouvoir officielle de D. Trump.

Deuxièmement, le désengagement étasunien a également des conséquences sur le rôle normatif de l’OMS et du CDH. Celui de l’OMS est fondé sur l’expertise scientifique que l’OMS externalise en s’appuyant sur les ressources de ses États membres. Elle souffre du retrait des États-Unis, qui en était un fournisseur important du fait de leur puissance académique et scientifique. Au-delà de la rupture des communications avec l’OMS, les attaques de l’Administration Trump contre la science et contre les universités et institutions de recherche américaines interrogent quant à une possible perte permanente d’expertise scientifique aux États-Unis, et, par ricochet, dans le reste du monde. L’OMS sert aussi à assurer la mise en commun de données scientifiques, afin que le monde entier en bénéficie. Ce partage constant d’informations est par exemple crucial en matière de prévention et de lutte contre les épidémies.

Au CDH, la remise en cause de principes comme le pluralisme politique, les discussions de plus en plus clivées sur les droits des femmes, la sensibilité de la thématique de la liberté d’association, les signes de fermeture à la participation de la société civile aux travaux du CDH constituent autant d’exemples d’une contestation au CDH [13]. Lorsque les États-Unis ont joué le jeu du CDH, ils se sont souvent impliqués dans la défense de ces principes et normes. La non-participation étasunienne favorise la mobilisation d’autres États et acteurs qui promeuvent d’autres agendas, à l’instar de la Chine très active dans la promotion d’une vision alternative des droits humains basée sur la défense de la souveraineté, la priorité donnée aux droits collectifs sur les droits individuels politiques et la dénonciation de l’universalité des droits humains.

Enfin, avec le désengagement des États-Unis, c’est aussi l’universalité des institutions internationales qui se trouve affaiblie. Le président argentin, Javier Milei, suivant l’exemple de Donald Trump, a annoncé le retrait de l’Argentine de l’OMS. La Russie et la Hongrie ont menacé de le faire. Au CDH, le gouvernement de Netanyahou a indiqué se retirer du CDH (duquel Israël n’était pas membre). Le Nicaragua a également procédé à une communication similaire fin février. Or, la coopération multilatérale, notamment en matière de santé où les interdépendances sont extrêmement fortes (“no-one is safe until everyone is safe”) et en matière de droits humains où le rôle de modèle et les effets d’entraînements sont cruciaux, a une plus forte valeur ajoutée quand elle est universelle.

La capacité de l’OMS et du CDH à établir des mécanismes et recommandations applicables par tous les États membres est également questionnée. Le CDH a mis en place un examen périodique universel (EPU) pour tous les États, au cours duquel est évaluée, par les autres États, la situation des droits humains. Depuis 2006, chaque État a fait l’objet de trois examens. Le quatrième cycle d’examen a commencé en 2022 et il était prévu que la situation des droits humains aux États-Unis soit appréciée en 2025. Qu’en sera-t-il ? Se pose également la question de l’attitude étasunienne envers les procédures spéciales qui sont mises en place par le CDH pour rendre compte de la situation des droits humains dans un pays ou sur une thématique spécifique (et notamment les rapporteurs spéciaux) : l’administration actuellement au pouvoir acceptera-t-elle les visites de ces experts ? Les éventuelles désaffections étasuniennes participent à la délégitimation de ces procédures et mécanismes et renforcent le rejet de la coopération internationale.

Elles nuisent également aux processus de diffusion informelle des normes. En effet, même si les États restent souverains dans l’application de celles-ci, la participation de tous les acteurs à la négociation d’une norme entraîne des mécanismes de diffusion, d’apprentissage, qui font qu’elle peut avoir un effet même si un gouvernement décide de ne pas l’appliquer officiellement. C’était d’ailleurs sur cet effet que misaient les négociations à l’OMS pour un traité de lutte contre les pandémies, dont la ratification par les États-Unis était, même avant leur retrait, très incertaine en raison d’une réticence historique à ratifier des accords internationaux vus comme une perte de souveraineté.

La défection d’un membre aussi important historiquement que les États-Unis a le potentiel de réduire l’intérêt des autres pays à être des membres actifs de ces institutions internationales, que ce soit en se retirant ou simplement en étant passif, en n’investissant plus (financièrement, politiquement) ces organisations.

Conclusion

Pour l’instant, l’incertitude est très grande sur ce qu’il ressortira de cette « disruption majeure » de l’ordre coopératif mondial et des retraits étasuniens de l’OMS et du CDH, car cela dépendra aussi du réinvestissement futur (ou non) des États-Unis dans la santé mondiale et les droits humains, de la manière dont les autres États vont investir (ou non) l’OMS et le CDH, de la façon dont les institutions étasuniennes (scientifiques, judiciaires notamment), se maintiendront (ou non).

Différents modèles de coopération future sont également possibles, comme la création d’alliances bilatérales ou minilatérales, de clubs, de coalitions ad hoc, ou de nouvelles coordinations régionales. Ainsi, pour l’instant au moins, les États-Unis restent parties prenantes du système interaméricain des droits de l’homme et membres de l’Organisation Panaméricaine de la Santé (PAHO) qui joue aussi le rôle de bureau régional de l’OMS pour la région des Amériques (AMRO). Des canaux formels et informels de coopération pourraient ainsi tout de même se développer avec l’OMS et le CDH, même si rien de tout cela n’est équivalent à une participation institutionnalisée à ces institutions. Toutefois, les OI disposent de capacités de résilience. Elles ont l’habitude de procéder à des réarrangements organisationnels (comme la fusion de départements), des adaptations normatives (comme l’amendements de règles, ou l’adoption de nouveaux traités), des ajustements dans leurs relations extérieures (par exemple en nouant des relations avec de nouveaux acteurs) [14]. Cela leur permet d’organiser leur survie. Le cas du CDH et de l’OMS a montré l’importance des caractéristiques juridiques et institutionnelles des OI dans la manière dont elles sont affectées par le retrait étasunien ; elles joueront également un rôle dans la manière dont ces organisations peuvent persister.

par Auriane Guilbaud & Mélanie Albaret, le 10 juin

Pour citer cet article :

Auriane Guilbaud & Mélanie Albaret, « Fauteuil vide à Genève . Le retrait des États-Unis de l’OMS et du CDH », La Vie des idées , 10 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Fauteuil-vide-a-Geneve

Nota bene :

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Notes

[1Guilbaud, A., Petiteville, F., & Ramel, F. (Eds.). (2023). Crisis of multilateralism  ? Challenges and resilience. Palgrave MacMillan. Albaret, M. (2025), «  Contestation within International Organizations  », In M. Louis & B. Reinalda (Eds.), Routledge Handbook of International Organization, Routledge, p. 466-478

[2Notamment dans le domaine de la réponse aux urgences sanitaires.

[3Freedman Rosa et Houghton Ruth, «  Two steps forward, one step back : Politicisation of the Human Rights Council”, Human rights Law Review, vol. 17, n° 4, Déc 2017, p. 753-769

[4Propos rapporté dans The Washington Post, 5 février 2025, «  What is the Human Rights Council, from which Trump has withdrawn  ?”

[5Guilbaud, A. (2020). L’Organisation mondiale de la santé et la Covid-19. Etudes. Revue de culture contemporaine, (4273), 7-20.

[6La résolution créant le CDH a été adoptée avec 170 voix en faveur du projet, 3 abstentions (Belarus, Iran, Venezuela) et 4 votes contre (Etats-Unis, Israël, Iles Marshall, Palau).

[7Limon M. (2018, 9 novembre), “Is the US flirting with the HRC  ?”. https://www.universal-rights.org/is-the-us-flirting-with-the-human-rights-council/

[8Mandavilli, A., & Anthes, E. (2025, 6 février C.D.C. Posts, Then Deletes, Data on Bird Flu Spread Between Cats and People, The New York Times.

[10World Health Organization. (n.d.). Contributors – Programme Budget 2022–2023. https://open.who.int/2022-23/contributors/contributor

[11Le mémo proposant une réorganisation des Nations unies est l’exemple le plus récent de ce que les contraintes budgétaires font à la bureaucratie onusienne.

[13Albaret, M. (2020) «  Négocier et contester au Conseil des droits de l’homme des Nations unies  », Négociations, n° 2, p. 79-93

[14Guilbaud, A. (2024). Managing non-human threats : From pandemics to biodiversity. In M. Louis & B. Reinalda (Eds.), Routledge Handbook of International Organization, Routledge, pp. 535-547.

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