Histoire du masculin et histoire des hommes, ce livre collectif montre que, si la masculinité nazie « idéale » s’opposait à celle des Juifs et des homosexuels, elle était elle-même questionnée et morcelée, dans la sphère privée comme à la guerre.
Histoire du masculin et histoire des hommes, ce livre collectif montre que, si la masculinité nazie « idéale » s’opposait à celle des Juifs et des homosexuels, elle était elle-même questionnée et morcelée, dans la sphère privée comme à la guerre.
L’ouvrage d’Elissa Mailänder et de Patrick Farges est à la fois une histoire du masculin et une histoire des hommes sous le nazisme. Ils ne cherchent en aucun cas à écrire une histoire de « la » virilité, mais plutôt une histoire relationnelle du genre pendant la période du nazisme.
Le titre, « marcher au pas », évoque la Gleichschaltung, le terme intraduisible de « mise au pas » que l’on apprend aux étudiants pour leur expliquer que le nazisme était un système où toutes les sphères du social étaient sous contrôle. Or la réalité était évidemment plus complexe et il existait des flottements, nombreux, dans l’application de la doctrine. Cette école de virilité qu’a cherché à être le nazisme n’a pas toujours fonctionné comme prévu : trébucher et marcher au pas sont les deux faces d’une même domination.
Le thème de la domination traverse tout le livre, celle des hommes sur les femmes, des hommes sur d’autres hommes, la domination sociale et raciale. L’ouvrage est fondé sur une approche intersectionnelle de ces dominations et confirme, si cela était nécessaire, la fécondité de cette approche. Même les hommes opprimés ne le sont pas toujours dans tous les aspects de leur identité sociale : sous le nazisme aussi, privilèges et oppression allaient parfois ensemble.
Depuis l’Antiquité, sur le modèle du citoyen-soldat grec, l’idéal viril s’est construit dans et par la guerre, la masculinité devant en quelque sorte être belliqueuse pour exister. L’État nazi était fondé quant à lui sur un idéal de masculinité hégémonique réservé aux hommes de la « communauté raciale du peuple » (Volksgemeinschaft) : ils exerçaient un contrôle sur les femmes, sur les autres hommes (« non allemands »), mais aussi un contrôle sur eux-mêmes, leurs corps, leurs peurs. Pour « être un homme », il fallait respecter une discipline stricte, célébrer la camaraderie, être prêt à mourir pour le nazisme, sacrifier constamment le moi sur l’autel du nous. C’est un élément qui ressort très clairement du livre : le racisme exclut, mais il inclut aussi.
Plusieurs contributions analysent le passage à l’acte, pour montrer comment la violence s’instaure. Le lecteur se retrouve au cœur des récits de vie de plusieurs hommes, grâce à des témoignages oraux ou à des traces écrites, laissées volontairement ou non. « Walter le sanglant », un SS qui incarnait l’idéal nazi de la dureté masculine, fier de n’avoir aucune compassion ni aucune pitié, a accordé un entretien à Thomas Kühne des décennies après, autour d’un café et d’un gâteau.
De même, en analysant les « surhommes » membres d’un corps d’élite (la Légion Condor), Stefanie Schüler-Springorum montre que l’Espagne a servi de terrain de jeu et d’expérimentations à la fois militaires et sexuelles. Grâce aux témoignages écrits qu’ils ont laissés, elle décrit l’arrogance, l’autosuffisance de ces hommes.
À cette masculinité idéale selon les nazis s’opposaient les « parias », en raison soit de leur appartenance « raciale », soit d’une sexualité « déviante ». Les Juifs ne pouvaient pas s’approprier la dimension martiale de la masculinité nazie et, de ce fait, leur virilité était mise en doute. Ils ont riposté par différents moyens : le sport, le sionisme, et même en s’appropriant certains éléments du discours nazi sur la masculinité. Patrick Farges montre que la culture sioniste a emprunté au répertoire culturel du nationalisme allemand, pour les valeurs militaristes et virilistes, presque comme une « forme ultime d’assimilation » (p. 71).
Sans surprise, dans cet ouvrage fondé sur l’histoire du quotidien, les corps sont un objet d’étude central. On sait, notamment depuis Foucault, que les relations de pouvoir s’exercent sur, à travers et au moyen des corps : elles prennent consistance, circulent à travers eux. L’ouvrage étudie les conséquences, sur les corps des hommes, des procédures d’intériorisation des idées nazies, la façon dont les relations de pouvoir sous le nazisme ont investi les corps.
La conclusion qui s’impose, à chaque fois, est que la masculinité est souvent fragile, contestée, mise à l’épreuve, traversée par des contradictions. Geoffrey Giles montre par exemple que l’interdiction de l’homosexualité tolérait des exceptions. Dans la Wehrmacht et la SS, des homosexuels ont participé à l’hégémonie masculine nazie ; l’« excuse » de la misère sexuelle a parfois été jugée recevable pour justifier des pratiques homosexuelles.
Par ailleurs, être homosexuel ne prémunissait pas contre le fait de participer à la violence. Au contraire, il fallait se faire passer pour l’archétype de l’hétérosexuel violent pour pouvoir vivre son homosexualité, ce que Farges et Mailänder nomment « altérisation » (p. 24) : la transgression et le conformisme ne s’opposent pas toujours.
La société nazie ne se définissait pas, comme on pourrait le penser, par des affiliations rigides, stables, binaires, mais au contraire souvent flottantes et toujours complexes. Geoffrey Giles explique que la question de savoir comment déterminer qui était un « vrai » homosexuel, c’est-à-dire dans l’idéologie nazie qui était « curable » et qui devait être euthanasié, a fait l’objet de nombreux tâtonnements.
La minutie obsessionnelle des enquêtes, le délire à l’œuvre, même à la toute fin, lorsque l’Allemagne était en pleine débâcle, montre combien cette question de la définition d’un homosexuel a donné du fil à retordre aux nazis, peut-être davantage que la définition d’un Juif.
Cette histoire non linéaire des masculinités sous le nazisme est inséparable – est-il nécessaire de le dire ? – de celles des féminités. Le mot « sexe » dérive du verbe latin secare, qui signifie séparer. L’autre sexe est central à bien des égards dans l’ouvrage, qui souligne à quel point la répartition des qualités assignées au masculin et au féminin est variable. De ce fait, le féminin est présent, au moins en filigrane, dans tous les chapitres, même ceux sur l’homosexualité masculine, la répression étant souvent basée sur le fait d’être « efféminé ». Les passages sur ce que signifie à l’époque « avoir l’air d’être homosexuel » sont particulièrement instructifs (p. 127 et suiv.).
Le masculin et le féminin dépendent toujours l’un de l’autre pour avoir un sens. Faire le genre (doing gender), c’était donner des preuves de sa masculinité ou de sa non-féminité, subir ou s’auto-imposer des choses dans ce but.
Mais tout cela était complexe. Christa Hämmerle étudie la correspondance d’un couple, Rudolf et Charlotte : Rudolf a fini par accepter le désir de Charlotte d’être artiste plutôt que femme au foyer, puis la présence d’un amant et la séparation, en se montrant progressiste et généreux, alors même que Hämmerle le décrit comme un « national-socialiste droit dans ses bottes » (p. 93) dont on aurait pu attendre une masculinité bien moins compréhensive.
D’autre part, l’idéal de dureté caractéristique de la masculinité militaire nazie n’excluait pas des liens de tendresse entre soldats, comme le montre Thomas Kühne. Il était possible, une fois que l’on satisfaisait à la norme, d’adopter des rôles « féminins » sans compromettre sa masculinité (pousser un landau, par exemple). Thomas Kühne parle de masculinité protéenne, en référence à Protée, divinité marine grecque qui veille sur la mer et peut changer de forme (p. 101).
L’étude de quelques cas emblématiques permet une plongée passionnante dans la rhétorique nazie du genre. Klaus Latzel et Franka Maubach ont retrouvé un contrat de mariage de novembre 1944 où les époux s’engagent à garantir le « bonheur sain de leur famille » et à avoir une progéniture « qui sacrifie sa force vitale avec dévouement et abnégation dans la lutte pour le pouvoir et l’honneur » (p. 181). Les époux confessent tous deux des « péchés originels » : père alcoolique pour lui, divorces au sein de sa famille pour elle. Il s’agit pour eux d’une « confession devant la communauté raciale du peuple tout entière » (p. 182), qui met en évidence la façon dont ce couple s’était totalement approprié la « loi sur la protection de la santé héréditaire du peuple allemand » de 1935.
Ils étaient guidés dans leurs choix par l’angoisse d’être racialement inaptes, surtout l’époux : jusqu’à ce qu’il dispose des documents définitifs attestant la pureté de son sang, il préférait éviter les relations intimes et prendre une douche froide, afin de « regarder fièrement la patrie en face » (p. 194). Ce zèle montre que le nazisme allait de pair avec tout un système de privilèges et de gratifications pour les hommes aryens, mais aussi avec l’oppression et la peur incessante d’être exclu. Cette angoisse profonde concernait aussi les hommes qui étaient ancrés dans les valeurs nazies. Le mariage n’était plus du tout un espace privé, un refuge ; il était, dans leur conception, un service rendu au peuple (Volk).
Dans le même ordre d’idées, le cas d’un professeur d’université de Kiel au mode de vie ouvertement bigame, analysé par Elissa Mailänder, a divisé les personnes qu’il a côtoyées, car il opérait une impossible synthèse entre deux pôles irréconciliables : la promotion du géniteur efficace et la question de la moralité. L’obsession nazie pour la procréation a permis de qualifier sa « paternité prodigieuse » de contribution au Volk (p. 207), mais les villageois de son entourage étaient choqués (p. 213). Et ces débats ne se sont pas arrêtés avec la défaite de l’Allemagne nazie, comme le montre son procès en 1949, dans une période de retour au conservatisme sexuel.
Les ouvrages sur les masculinités ont souvent quelque chose de tautologique : le comportement des hommes y est parfois réifié dans un concept de masculinité qui devient, dans une démonstration circulaire, l’explication et l’excuse du comportement des hommes.
Ce n’est pas le cas ici. Les auteurs montrent dans toute leur finesse les processus de négociation des masculinités et des féminités au quotidien. La masculinité nazie avait une couleur : elle était systématiquement racialisée. Mais elle s’est aussi incarnée de bien des façons différentes, en fonction de déterminants sociaux ou liés à l’orientation sexuelle. La guerre a pu dans certains cas constituer une école de virilité : l’entre-soi masculin et la proximité du péril ont renforcé le sentiment d’appartenance à une communauté d’hommes.
Ainsi, la violence produit du genre (p. 17), mais l’inverse est vrai aussi : le genre produit de la violence, et comprendre le lien entre cette violence et la façon dont le masculin était fabriqué au quotidien est l’un des enjeux de cet ouvrage, qui confirme que le concept très essentialiste de masculinité (au singulier) doit être questionné. Même sous le nazisme, l’histoire des masculinités doit s’écrire au pluriel. Plusieurs contributions mettent également en évidence le fait que, sous le nazisme, la sexualité n’était pas un « simple acte corporel » (l’est-elle d’ailleurs jamais ?), mais un acte culturel ayant trait à la condition de l’homme en temps de guerre.
On ne peut que souhaiter que cet ouvrage soit traduit rapidement, mais c’est une bonne chose qu’il soit publié en France. En effet, la réception des études critiques sur les masculinités aux États-Unis a été nettement plus tardive en France qu’en Allemagne. Farges et Mailänder plaident pour une « plus forte implication du débat historique français dans les Critical Men’s Studies » (p. 15), car ce sont surtout les sciences sociales qui ont utilisé ces nouveaux outils critiques dans la recherche française.
On pourrait éventuellement regretter qu’il n’y ait pas de contribution sur la façon dont s’exprime ou se met en scène la masculinité dans l’« art » nazi, par exemple la peinture, la littérature ou même la danse. De même, la paternité et la filiation sont finalement peu étudiées dans cet ouvrage, sauf sous l’angle de la valorisation des « bons géniteurs » et des précautions précédant la procréation afin de respecter les lois eugénistes. Il aurait été passionnant d’étudier comment les pères parlaient du masculin à leurs fils et à leurs filles sous le nazisme, si des sources écrites existent (lettres adressées à des enfants par leur père pendant la guerre par exemple).
Enfin, on peut se demander s’il n’aurait pas été possible d’aborder davantage la question des masculinités sous l’angle des difficultés face aux blessures de guerre, au handicap, peut-être aussi au vieillissement, la façon dont les configurations de genre s’expriment dans le domaine de la maladie, du corps diminué qui, de ce fait, ne peut plus être une arme. Vivement le second tome !
par , le 30 décembre 2022
Élisa Goudin, « Être homme sous le nazisme », La Vie des idées , 30 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Farges-Mailander-Marcher-au-pas-et-trebucher
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.