La figure traditionnelle du Diable, monstre composite et tentateur, a brusquement disparu de l’univers pictural pour prendre visage humain. Par cette ultime métamorphose, le Démon s’est sécularisé, jusqu’à disparaître en tant que tel. Daniel Arasse tire les fils de cette histoire, en amont et en aval.
Recensé : Daniel Arasse, Le Portrait du Diable. Archè, 2010, 128 p. et XXXII pages d’illustrations en couleurs. 14, 90 €.
Le ressentiment d’un grand artiste
Le travers aujourd’hui nommé « diabolisation », consistant à noircir jusqu’à l’atroce les supposés auteurs d’un mal, et de faire d’eux le Mal absolu, irrémissible, ce travers n’épargne pas les plus grands. Ayant à faire dans son Jugement Dernier le portrait de Minos, gardien des Enfers, Michel Ange lui donna les traits d’un cardinal qui avait eu le front de dénigrer son travail. Affublé d’oreilles d’âne (confusion avec Midas ? assimilation du mal à la bêtise ?), et sanglé d’un serpent lubrique, le cardinal eut beau pester et protester, le portrait demeura, et, telle la calomnie, demeure encore. Un tel procédé n’est cependant pas une audace sans précédent. Il est le résultat d’une histoire : celle que raconte l’historien d’art Daniel Arasse dans un petit essai pour la première fois édité en français – une simple conférence prononcée en 1989, mais ô combien riche et suggestive, et dont il aurait sans doute, à en croire le préfacier Thomas Golsenne, fait la matière d’un livre, sans sa disparition prématurée en 2003. Aussi doit-on saluer le très beau volume, orné d’une belle illustration et remarquablement mis en page, que proposent les jeunes éditions Archê. Comme dans ses grands ouvrages, Arasse y conjugue l’érudition et la finesse psychologique, le goût du détail et la vision panoramique, et rapporte l’évolution de l’esthétique à celle des sentiments philosophiques et religieux qui la régulent. Quelques pages suffisent à brosser tout un pan de l’histoire de l’art, qu’il rapporte à la question du mal et à l’évolution de sa thérapie, depuis les mnémotechniques médiévales jusqu’à l’anthropométrie moderne en passant par les exorcismes de l’âge classique.
Sachons donc que la diabolisation de l’homme n’est pas toujours allée de soi : l’ancienne théologie opposait certes le bien et le mal absolus, mais pas chez l’homme… tout au plus l’homme pouvait-il succomber aux tentations du Malin, mais il conservait le pouvoir de résister par les invocations et obsécrations d’usage. C’est pourquoi la peinture donnait au démon des signes caractéristiques et inhumains : cornes, pattes de bouc etc. À partir de la fin du XVe siècle, époque où la chasse aux sorcières se met en place, on admet que le Diable puisse non plus seulement tenter, mais prendre possession des individus : il faut alors les exorciser. Mais la diabolisation de l’homme – l’assimilation de l’homme, ou du moins de certains hommes, au Diable lui-même – marque assurément une étape supplémentaire.
Celle-ci est liée, selon Daniel Arasse, à la difficulté que représente, pour le peintre chargé de la représenter, le phénomène de l’exorcisme : comment figurer le passage du corps possédé à sa délivrance ? L’ancienne peinture pouvait avoir recours aux retables en plusieurs parties, accompagnés de prédelles. Mais la nouvelle peinture qui éclot à la Renaissance a renoncé à ce procédé jugé désormais naïf.
De la memoria à l’historia
Traducteur français de l’ouvrage de Frances Yates, L’art de la mémoire, Daniel Arasse prend pour base de sa réflexion le passage, au XIVe siècle, d’un art de la memoria à un art de l’historia. Dans l’imagerie médiévale traditionnelle, le Diable est représenté sous la forme d’un être composite ; il n’a pas à être vraisemblable puisque, précisément il incarne le mélange des genres, la transgression des ordres, la confusion de l’homme et de la bête ; d’où son caractère essentiellement inhumain : « le diable monstrueux, immédiatement identifiable en peinture, rappelle paradoxalement qu’on ne le reconnaît pas dans la réalité ; si le spectateur de la peinture ne peut manquer d’identifier l’être diabolique pour ce qu’il est, le personnage de l’historia peinte n’y parvient pas et, pour cela même, il succombe à la tentation, au piège que lui tend le Malin » (p. 65). Le seul affect que doit susciter une telle représentation est la terreur, l’horreur ; cet affect doit être associé à la remémoration d’une leçon finalement optimiste : « quelque terrible que soit le Démon, tout chrétien peut le vaincre. Non pas en imitant l’exemple (miraculeux) du Christ, mais celui des Saints qui, par leur foi et leurs prières, mettent toujours le démon en fuite. » Si l’homme peut dans tous les cas résister au tentateur, c’est dans la mesure où celui-ci demeure toujours extérieur ; car il est l’Autre de Dieu et de l’homme, l’Ennemi, celui qui s’est séparé de la communauté des élus (p. 70).
Tout change lorsque l’émotion prend le pas sur la mémoire et l’édification. Alberti, en 1435, dans son De Pictura, énonce la nouvelle donne en affirmant que le peintre doit représenter une historia, c’est-à-dire une composition de figures engagées dans une action et organisée selon les principes de la rhétorique classique : dès lors, commente Arasse, « il ne s’agit plus de faire croire, par la mémoire, à ce qu’il faut croire mais de faire croire, par la persuasion et la ‘vraisemblance’ de l’image, à la réalité de l’historia représentée. » (p. 76-77) La foi, autrement dit, se déplace de l’avertissement appelé par la représentation, à la représentation elle-même. Le spectateur doit croire directement à ce qu’il voit, non à ce que sa vision appelle dans sa mémoire. La vérité ne dépend plus du magistère de l’Église, elle s’épuise dans la seule impression produite sur le spectateur : il n’y a plus à rapporter l’impression produite par l’image à un canon, on peut se contenter de son apparence propre ; est vrai ce qui est ressenti comme tel. L’image n’est plus associée à une leçon morale, mais au seul affect – et si cet affect est celui d’une horreur ou d’une haine envers l’homme en proie au démon, c’est le dernier mot de l’artiste ! Le sentiment produit par l’artiste l’emporte sur la réflexion doctrinale : ainsi peut s’expliquer l’extraordinaire insolence de Michel Ange, assez sûr de son pouvoir et de son impunité pour diaboliser de son pinceau le cardinal qui a eu le front de s’opposer à lui.
Dès lors, l’image fantastique du diable est vouée à disparaître - au grand dam des théologiens qui non sans raison protestent contre cette confusion de l’humain et du diabolique. Ainsi, la Cène de Léonard de Vinci non seulement évacue les diablotins traditionnels, mais encore intègre Judas au groupe au lieu de le détacher visiblement, comme on le faisait auparavant. La figure composite du démon devient désuète ; on connaît trop bien son origine païenne, et la monstruosité renvoie désormais plutôt aux caprices de la Nature qu’à une transgression contre-nature. Si elle se maintient dans la peinture, c’est à titre de curiosité ou de fantaisie illustrant la puissance de l’artiste, non comme symbole. Au lieu de faire horreur au spectateur, dit Arasse, elle fait désormais honneur à l’artiste qui l’a imaginée. Que devient alors le diabolique ? Il doit faire l’objet d’une nouvelle forme de représentation, très anthropomorphisée ; Arasse en voit la première manifestation flagrante dans les fresques de Luca Signorelli à Orvieto. Dans ces fresques, la distance tend à s’amoindrir, sinon à s’effacer, entre la représentation du diable et celle de l’homme ; les démons ne se signalent plus que par une décoloration exsangue. La figure du diable cesse alors de porter le mythe de l’ange révolté pour devenir coextensif à l’humain – le diabolique est « une dimension de l’humain même. »
L’envers de la perfection
Cette nouvelle esthétique est inséparable de la nouvelle forme de religiosité qui triomphe autour de l’imitation de Jésus-Christ. L’homme divin qu’est le Christ est représenté comme parfaitement beau, microcosme créé à l’image de Dieu ; dès lors, toute déformation de l’idéal est un défaut, et la laideur un signe de mal, de péché. C’est donc au moment où les peintres établissent en l’homme le lieu de la perfection – jusqu’alors réservée à Dieu – que le diable, tout naturellement, vient y élire également domicile. Il n’est plus le tentateur dont on peut se délivrer ; il est l’homme lui-même, pour autant qu’il cède à ses bas instincts ; il est, plus exactement, l’autre homme, l’homme altéré et défiguré par le choix volontaire du mal. La diabolisation de l’homme – de certains hommes du moins – est fonction d’une idéalisation de l’homme : plus on imagine l’homme parfait, plus on range parmi les figures diaboliques tous ceux qui ne s’y conforment pas – voire empêchent d’accéder à la perfection. L’autre absolu qu’était le diable devient ainsi l’autre homme, l’envers de la perfection fantasmée par les artistes et philosophes de la Renaissance. Citant à l’appui un texte peu connu de Léonard de Vinci, Daniel Arasse met en lumière le pessimisme des hommes de la Renaissance qui, précisément parce qu’ils ont projeté la perfection en l’homme (et non plus en Dieu), en sont venus à lui attribuer également tout ce qui fait obstacle à cette perfection – au point d’en appeler à sa disparition. Comme si le culte de la perfection humaine, corps et âme, ne pouvait que s’accompagner d’une diabolisation parallèle de l’homme ; prouesse que jamais le bon vieux diable à corps de bête n’aurait su accomplir. C’est précisément au moment où le diable cesse de paraître en tant que tel qu’il triomphe – c’est là sa meilleure ruse, selon le mot de Baudelaire.
Ainsi Léonard de Vinci, mais aussi Albert Dürer, étudient la monstruosité des visages diaboliques de l’homme à partir d’une représentation de l’homme parfait. Cette recherche, observe Arasse, « est intrinsèquement liée à l’idéal optimiste de la perfection humaine, manifestée en particulier dans les proportions du corps ; ce n’est pas un hasard si Dürer est, lui aussi, à la fois un spécialiste des proportions parfaites de ce corps et de la déformation systématique des visages dont il mène l’étude en faisant jouer les rapports numériques qui définissent la perfection ». En un saisissant raccourci qui ne manquera pas de heurter les historiens, Arasse rapproche cette étude physiognomonique de l’anthropométrie judiciaire qui se met en place à la fin du XIXe siècle – illustrée par le sinistre Atlas criminel du criminologue Lombroso. « Les séries de visages monstrueux, qui sont autant de visages de criminels, sont un avatar darwinien et scientiste de croyances anciennes et de la physiognomonie en tant qu’elle permettait d’identifier le tempérament mauvais dans les traits fixes du visage ». Les catalogues de faciès recueillis par Lombroso se situent dans la droite ligne des études de Léonard et de Dürer. « Contraint d’abandonner le royaume de la morale religieuse, le Diable se déplace dans celui de la morale sociale où il se manifeste comme anomalité humaine, criminel et monstre social, exorcisé par l’anthropométrie policière. »
Le procès de l’humanisme
On connaît le vers de Lucrèce : « L’enfer est dans la vie, là où vivent les sots. » L’enfer n’est que la représentation imagée et projetée après la mort de la vie menée dès à présent par les hommes possédés par leurs passions. La sécularisation de l’imaginaire religieux et de ses croquemitaines, accompagnée d’une réduction du mythe à sa teneur psychologique et symbolique – non pas pure superstition, mais représentation imagée des vices humains et de leur rétribution immanente – l’humanisme de la Renaissance le reprend à son compte et l’applique à son tour à l’imagerie chrétienne de l’Enfer. Mais que devient alors le Diable, le corrupteur sur lequel le christianisme avait sagement déporté la responsabilité première du péché ? Dire que les châtiments des Enfers ne sont que les conséquences immanentes des vices est une chose ; mais dire que le diable est immanent à l’homme, ou qu’il n’est pas autre chose que l’homme lui-même, dès lors qu’il se soustrait à son devoir, ou à sa nature, ou qu’il fait un mauvais usage de son libre arbitre, en est une autre. En pesant la vengeance de Michel Ange dans la balance de l’histoire, Daniel Arasse rend d’une certaine façon justice au malencontreux cardinal, ainsi qu’à Minos, dont on sait qu’il était spécialement chargé aux Enfers des victimes de fausses accusations. À travers l’histoire d’une évolution esthétique, Arasse instruit le procès de l’humanisme, qui fit entrer si bien le diable en l’homme que l’exorcisme lui-même – cette opération consistant à chasser le démon de la forme humaine – en devint peu à peu inconcevable, désuet, sans effet. Ainsi l’homme, pour s’être arrogé une perfection jusqu’alors attribuée à Dieu seul, transforma son semblable – son frère – en son Autre, l’Ennemi.
Ariel Suhamy, « Et le Diable se fit homme »,
La Vie des idées
, 26 juillet 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Et-le-Diable-se-fit-homme
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