Recensé : Laura Hobson Faure, Un « Plan Marshall juif ». La présence juive américaine en France après la Shoah, 1944-1954, Paris, Armand Colin, 2013, 320 pages, 25,90 €.
Dans Un « Plan Marshall juif », Laura Hobson Faure décrit l’ampleur de l’aide dispensée dans les années d’après-guerre par les Juifs américains aux Juifs français pour contribuer à la reconstruction d’une communauté affaiblie par les persécutions et les déportations et dont les principaux dirigeants n’étaient pas revenus des camps de la mort. Il s’agit là d’une étude passionnante, qui porte tant sur l’évolution du travail social en milieu juif en France qui, explique l’auteure, s’est professionnalisé sous l’influence de la présence américaine, que sur la contribution des organisations juives américaines (plus particulièrement du Joint — l’American Jewish Joint Distribution Committee) ou sur la (re)construction en France d’une communauté juive dans l’immédiat après-guerre.
Fondé sur une quantité importante d’archives non exploitées auparavant et de nombreux témoignages inédits, ce livre, issu d’une thèse et riche d’informations, est fort bien écrit et l’intérêt ne faiblit à aucun moment. Car l’auteure a su émailler ses analyses d’anecdotes choisies avec soin pour leur caractère représentatif. Ainsi lorsqu’elle relate l’arrivée à Chartres en 1944 de l’aumônier Isaac Klein, qui s’installa sur la place principale de la ville en dépliant un des quotidiens en yiddish qu’il avait apportés des États-Unis pour essayer d’attirer l’attention des Juifs de la ville. Son attente fut récompensée puisqu’une douzaine de familles finirent par sortir de leurs cachettes. De cette façon, écrit Hobson Faure, « s’établit une connexion à la fois réelle et symbolique entre la communauté juive américaine et les survivants de la Shoah » (p. 63).
Cet exemple ouvre un chapitre particulièrement novateur sur la rencontre entre les familles juives françaises et les soldats américains (chapitre 5). Il nous permet par ailleurs de dépasser une vision parisiano-centrée qui, compte tenu de la dispersion des Juifs dans l’ensemble du pays durant l’Occupation, ne rend compte que partiellement des tous premiers mois consécutifs à la Libération du territoire français. Si le livre de Laura Hobson Faure s’inscrit dans une série de recherches qui, depuis quelques années, étudient l’après Seconde Guerre mondiale, il a en effet le mérite d’ancrer ses développements dans les années de transition 1944-1947 trop souvent négligées. Il s’agit pourtant bien d’années formatrices ; en 1947 au terme de cette transition, les modes de fonctionnement des différents acteurs en jeu se sont figés. L’étude des cafouillages du départ (1944) est donc essentielle pour comprendre les aboutissements de l’arrivée (1947).
Une histoire déjà ancienne
L’aide des organisations juives américaines aux organisations juives en France n’était pas nouvelle et une histoire de cette aide fait ressortir le lien entre la Première Guerre mondiale et l’institutionnalisation, l’internationalisation et la centralisation de l’action de la philanthropie juive américaine à l’étranger. Le premier Joint, créé en novembre 1914 avait ainsi pour nom : le Joint Distribution Committee of the American Funds for Jewish War Sufferers et regroupait trois factions que tout séparait, l’origine sociale et l’idéologie autant que la rigueur de l’observance religieuse. Dès les lendemains de la Grande Guerre, le Joint s’associait à l’American Relief Administration (ARA) un organisme officiel d’assistance américaine mis en place par Herbert Hoover. Cette articulation entre une structure d’État et une organisation philanthropique juive marquait d’emblée la culture politique de l’organisation. C’est au regard de cette collaboration avec une structure étatique, de l’unification entre les différentes composantes de la judaïcité américaine et des résultats impressionnants des collectes ainsi réalisées lors de chaque crise internationale que le Joint jugera, critiquera et s’efforcera d’exercer son influence sur les organisations juives qu’il assistera en Europe et tout particulièrement en France durant les périodes de crise.
Parmi ces crises, l’accession au pouvoir de Hitler en Allemagne et l’arrivée en France de milliers de réfugiés juifs jouèrent un rôle particulier. Jusqu’alors, le Joint était particulièrement actif dans l’est de l’Europe depuis de Berlin. Le 1er avril 1933, à l’image de nombreuses organisations juives ou politiques, le Joint transférait son siège à Paris. Cette même année, 37 000 Juifs quittaient l’Allemagne ; plus de 57% d’entre eux gagnaient la France. À la fin 1938, il y avait en France environ 60 000 réfugiés juifs originaires d’Europe de l’est et d’Europe centrale. Les premières divergences apparurent alors entre les dirigeants du judaïsme français qui, fidèles à une attitude traditionnelle, calquaient leur position sur les pouvoirs publics que la crise économique et la xénophobie croissante de la population inquiétaient, et l’organisation américaine prête, elle, à intervenir auprès de ces mêmes pouvoirs publics pour organiser l’accueil des réfugiés juifs.
Ainsi le Dr Bernard Kahn, directeur des opérations européennes du Joint entre 1924 et 1938, ne compta pas ses efforts pour influencer la politique des institutions juives de France. Il conditionna par exemple la contribution de son organisation au financement de l’assistance aux réfugiés (de 20 à 50 % de son coût selon les années) à un engagement du gouvernement français de ne pas fermer les frontières et d’autoriser l’accès au marché du travail de ces réfugiés ; ainsi qu’à l’adoption d’une politique claire d’intégration à long terme par les comités juifs. C’est sous sa pression qu’un nouveau Comité (le Comité d’assistance aux réfugiés ou CAR), plus ouvert à l’accueil des réfugiés que ses moutures précédentes, put voir le jour en juin 1936. En 1939, c’est à hauteur de 90 % de son budget que le CAR fut financé par le Joint qui s’était imposé comme un interlocuteur incontournable des organisations juives françaises.
Durant les premiers mois de l’Occupation, jusqu’à la rupture des relations diplomatiques entre les États-Unis et Vichy lorsque les forces armées allemandes franchirent la ligne de démarcation et occupèrent la zone sud, le Joint renforça ses liens avec d’autres organisations américaines d’assistance (le YMCA et les Quakers) en même temps qu’avec les organisations juives. Son siège avait été transféré à Marseille (doublé d’un bureau à Lisbonne) et placé sous la direction du Dr Joseph Schwartz, adjoint de Morris Troper, le directeur des affaires européennes, ainsi que de deux responsables pour la France (Herbert Katzki et Jules — Dika — Jefroykin). À l’instar de ces organisations chrétiennes et des organisations juives françaises regroupées au sein d’une structure de coordination (le Comité de Nîmes), le Joint se pencha tout particulièrement sur le sort des internés de zone sud - ils étaient 40 000 dont 28 000 Juifs en décembre 1940.
À partir de l’été 1942 et plus encore après l’automne, lorsque le bureau de Marseille ferma ses portes sur injonction des autorités américaines, c’est Dika Jefroykin, secondé par Maurice Brener et piloté de Lisbonne par Joseph Schwartz, qui reprit les rênes de l’organisation. Sous la houlette de ces derniers et avec l’aide à partir de 1943 de Marc Jarblum réfugié en Suisse, le Joint, grâce à un accord de leasing qui autorisait une collecte de fonds auprès des Juifs de France qui seraient remboursés par l’organisation américaine à la fin de la guerre, grâce également à des fonds transférés clandestinement de Suisse par Saly Mayer, consacra une partie de plus en plus importante de son budget au financement d’opérations clandestines de sauvetage. Le Joint finança ainsi quelque 60 % des frais engagés par le sauvetage des Juifs.
L’aide de l’après-guerre
Cependant, à aucun moment l’organisation américaine ne cessa de plaider pour une unification — ou tout au moins une coordination — des actions d’assistance. L’immédiat après-guerre, qui est au cœur de cet ouvrage — vit cette tendance s’accentuer encore davantage : la misère d’une communauté éclatée et décapitée exigeait un effort financier plus important que jamais et une fois l’ombre des persécutions éloignée, les divergences politiques et idéologiques entre les organisations juives ressurgirent avec plus de vigueur que jamais. Le Joint finança à concurrence de 27 millions de dollars la reconstruction de la judaïcité de France en l’espace d’une décennie, posant ses conditions, exerçant des pressions, ce qui ne manqua pas de faire grincer des dents les dirigeants juifs, dont l’action était tributaire de cette aide. On suit, grâce aux rapports rédigés par les dirigeants juifs français et les représentants américains, ou aux correspondances qu’ils échangeaient, ces relations tumultueuses. On regrette que l’auteure n’ait pas complété ces sources en consultant la presse juive — en yiddish ou en français — ce qui aurait élargi son propos et permis notamment de mieux comprendre la position des dirigeants juifs des différentes organisations côté français.
Ce qui ressort de cette étude cependant, c’est une différence très nette dans la conception de l’aide sociale. Les Juifs américains expliquaient la multiplication des organisations par des luttes d’influence liées à la volonté de se tailler « un empire », tandis que, dans la tradition de l’aide sociale telle qu’elle se pratiquait en Europe de l’est, les dirigeants des organisations juives en France ne pouvaient envisager cette aide sans son corollaire politique. Lisons ce commentaire d’Arthur Greenleigh (cité p. 120) qui, arrivé en France en décembre 1944, décrivait quatre mois plus tard la situation en ces termes : « Chaque organisation cherche constamment à s’étendre à de nouveaux secteurs d’activité... malgré l’existence préliminaire de trois ou quatre organisations dans chacun de ces secteurs, et malgré l’inutilité d’organismes supplémentaires. La cause en est souvent politique, [...] Et on s’attend à ce que nous payions la note ». C’est donc au nom de l’efficacité que le Joint plaidait pour la création d’une organisation unitaire. Or, pour les militants venus d’Europe de l’Est, le travail social était le complément indispensable du travail politique et le concept même d’une assistance non politique était considéré par eux comme un non-sens. Que le Jewish Labor Committe travaille avec le Bund était dans la nature des choses. La vision d’un avenir juif socialiste les rapprochait. Deux conceptions totalement différentes de l’aide sociale s’opposaient : l’approche politique qui prévalait parmi les militants Juifs originaires d’Europe de l’Est et l’approche professionnelle et prétendument neutre politiquement des Juifs américains.
Contextes : guerre froide, antisémitisme
Mais peut-on vraiment parler de neutralité politique côté américain ? L’idée même d’un « Plan Marshall juif » s’inscrivait dans un projet politique, au-delà de ses objectifs sociaux. Comme le Plan Marshall, il ne pouvait s’abstraire du contexte politique bien particulier de la guerre froide. Ainsi, pour pouvoir bénéficier des mannes financières dispensées par le Joint, les communistes juifs français créèrent la Commission centrale de l’Enfance : la généralité de cette appellation avait pour but d’en minorer les objectifs politiques — l’éducation des orphelins juifs dans les valeurs alors qualifiées de « progressistes » — sans y renoncer pour autant. Car Hobson Faure montre bien qu’un énorme pourcentage de l’aide dispensée était destiné aux enfants. Ces derniers représentaient l’avenir et leur éducation conditionnerait celui de la judaïcité de France. Or bundistes, communistes, sionistes ou militants communautaires avaient sur cet avenir des idées radicalement opposées.
L’un des développements les plus novateurs de ce livre concerne précisément le financement des communistes par le Joint de 1945 à 1953 (p. 205 et sq.). Dès les derniers mois de la guerre, si les communistes juifs étaient à la pointe du mouvement unitaire au sein des organisations juives clandestines — cela apparaît clairement dans les rapports internes de l’organisation en 1944 — c’est qu’ils voulaient obtenir une part significative du gâteau financier et se rendaient bien compte que les organisations juives qui s’étaient spécialisées dans le sauvetage avaient gagné en influence grâce à l’aide financière dispensée par le Joint. Ils avaient aussi l’intuition aussi qu’à la Libération, les moyens à la disposition de chacune des organisations seraient cruciaux pour se ménager une place centrale dans le jeu politique intra-communautaire. Il semblerait que, malgré ses réticences et une méfiance qui ne se désarma pas, le Joint ait joué le jeu en finançant largement les organisations sociales sous influence communiste, arguant de leur efficacité.
Les représentants officiels du judaïsme français étaient plus proches de la conception américaine. Ce n’est pas un hasard si c’est Léon Meiss, un Israélite français qui, au moment de la Conférence constitutive du Fonds Social Juif Unifié (FSJU) en octobre 1949, insista (cité p. 160) sur la nécessité d’un effort uni pour aider les malheureux, tout en reconnaissant que cette approche « quelque peu révolutionnaire », imposait « de faire accepter par la société juive un système qui, s’il a fait ses preuves dans d’autres pays, [risque] de heurter nos habitudes ».
Cela dit, tout au long de cette période, ce sont des facteurs extérieurs qui ont toujours poussé les organisations juives à s’unir. Dès 1940, le Dr Joseph Schwartz avait incité à la création du Comité de Bienfaisance pour centraliser l’aide du Joint. Mais, à la fin de la guerre, quelques semaines avant la Libération, c’est la pression exercée par la Résistance française qui incita les organisations juives de la résistance à s’unir au sein d’un Comité Général de Défense, puis au sein du Comité représentatif des Israélites de France (le CRIF devenu le Comité Représentatif des Institutions juives de France). Les autorités françaises n’auraient pas compris en effet que les Juifs parlent à plusieurs voix.
Hobson Faure montre très bien le rôle qu’a joué le Joint dans la création de ce FSJU qui a bouleversé les méthodes de collecte de fonds en milieu juif en France. Elle fait revivre dans ce livre un personnage essentiel, dont le rôle est trop peu connu : Laura Margolis-Jarblum. D’avril 1941 à son incarcération par les Japonais, cette dernière s’était occupée des 20 000 Juifs d’Europe centrale réfugiés à Shanghai. En juin 1946, elle arrivait en France pour y représenter le Joint et contribua à la création du FSJU. Or Laura Margolis était devenue l’épouse de Marc Jarblum, un dirigeant sioniste, président de la Fédération des Sociétés juives de France. Jarblum jouait donc un rôle de tout premier plan au sein de la communauté juive. Hobson Faure n’aborde pas la question de l’influence que cette union a pu avoir (ou ne pas avoir) sur l’action de celle qui était alors la déléguée du Joint en France, nous laissant ainsi sur notre faim.
Une partie très instructive (la partie VI) est consacrée à l’école Paul Baerwald, une institution dont on ne savait pas grand-chose et qui était destinée à former en un an des travailleurs sociaux sur le modèle américain — apolitisme et professionnalisation — pour succéder à ceux ou plutôt celles que le travail de sauvetage, imposé par l’occupation et les persécutions, avait formé(e)s sur le terrain. Instrumental dans la création puis le fonctionnement de l’école, le Joint contribuait par ce biais également à la professionnalisation de l’aide sociale juive en France — une idée qui est au centre de l’ouvrage de Laura Hobson Faure.
Je suis surprise que la question de la lutte contre l’antisémitisme occupe si peu de place dans ce livre. Certes, l’action du Consistoire avec la création du Centre israélite d’Information ou le Centre d’Information et de Vigilance dirigé par Maurice Vanikoff sont évoqués, mais les noms de la LICA (Ligue Internationale contre l’Antisémitisme) et du MRAP (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix) ne sont pas mentionnés. Or si les opinions peuvent diverger sur l’ampleur de l’antisémitisme dans la France au sortir du conflit mondial, c’est là un sujet qui était pris très au sérieux par les institutions juives et qui inquiétait également les délégués en France des organisations juives américaines. Il me semble qu’il y aurait là un point à creuser. Le regard contemporain, et nécessairement extérieur, des représentants du Joint en France sur la façon dont les autorités publiques françaises, les journaux ou l’opinion percevaient et s’exprimaient sur l’holocauste des Juifs d’Europe en général et des Juifs de France en particulier serait aussi, me semble-t-il, à creuser pour ajouter des éléments d’analyse à la thèse — controversée — d’un silence général dans l’immédiat après-guerre. Ce n’était certes pas le propos central de l’ouvrage mais s’y référer aurait pu enrichir plus encore un livre qui apporte une contribution importante à la connaissance de la judaïcité française de cette période.