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Recension Philosophie

La vérité a-t-elle une histoire ?

À propos de : Pascal Engel, Foucault et les normes du savoir, Eliott éditions


par Thomas Boccon-Gibod , le 20 mars


La généalogie élaborée par Foucault porte-t-elle sur le désir de dire vrai, ou sur la notion même de vérité ? En maintenant l’ambiguïté, le philosophe aurait négligé, selon P. Engel, cette source essentielle de l’émancipation que sont les normes du savoir.

Pascal Engel propose une critique de la conception foucaldienne de la vérité, ainsi que de ses usages par certains de ses successeurs [1]. Il s’inscrit ainsi dans les pas de Jacques Bouveresse, à qui il dédie son livre, et qui a fait paraître en 2016 Nietzsche contre Foucault, dans lequel il entendait montrer que Foucault se montrait moins conséquent que Nietzsche lui-même dans son rapport à la notion de vérité, et partant moins respectueux de celle-ci [2]. Cependant, cette critique se présente aussi comme l’ensemble des raisons pour lesquelles l’auteur lui-même s’est éloigné de Foucault après en avoir été un disciple fervent [3]. Ainsi, bien que ce ne soit pas son but affiché, son livre peut se lire à la fois comme un regard rétrospectif sur son propre parcours philosophique, et comme un témoignage de la manière dont celui-ci s’est dessiné selon sa propre conception du rapport correct à la vérité. Si les critiques sont vives, le ton est mesuré et sans acrimonie, ouvrant l’espace pour une discussion dépassionnée.

P. Engel n’entend pas mener une exégèse de l’œuvre de Foucault ; il ne s’agit pas d’une monographie visant à en exposer la structure ni la genèse, mais d’un examen critique des thèses identifiables chez Foucault quant à la notion de vérité. Ces thèses paraissent inséparables de la critique de celui-ci à l’égard des normes, dans la mesure où, pour Foucault, l’étude de la normativité serait une condition nécessaire à l’émancipation individuelle. Engel, en relevant (p. 25) l’omniprésence des normes dans la pensée contemporaine, entend donc, en définitive, éclairer le débat sur le rapport entre liberté et critique de la normativité. Pour ce faire, il développe une conception de la normativité fondamentale de la pensée. La théorie des normes du savoir doit donc être opposée aux confusions que commet selon lui Foucault sur la notion de vérité, afin de servir de base à une autre conception de l’émancipation, dans laquelle le rapport au savoir occupe une place irréductible. Pour autant, une telle conception alternative n’implique pas que l’on doive considérer l’œuvre de Foucault comme nulle et non avenue, mais plutôt qu’on doive à la fois la clarifier et en réévaluer la portée philosophique, du moins pour certaines de ses propositions majeures.

Vérité ou volonté de vérité ?

Selon Engel, Foucault est, dans le meilleur des cas, ambigu quant à la question de savoir si l’objet de son étude est la vérité elle-même ou la volonté dont elle fait l’objet. Or si l’on peut faire une histoire du désir de vérité, peut-il en aller de même pour la vérité ? En outre, peut-on critiquer le désir de vérité au nom d’un critère ou d’une norme radicalement étrangère à la vérité elle-même : peut-on critiquer le désir de vérité sans critiquer la vérité ? Selon Engel, Foucault ne parvient en réalité qu’à formuler un « contextualisme radical » (p. 79), qui paraît impliquer une conception purement conventionnaliste, et donc intenable, de la vérité. Impossible sur le plan épistémique, la position de Foucault se révélerait tout aussi difficile sur le plan éthique : il passerait ainsi constamment « du désir de vérité à la vérité du désir » (p. 80) ; autrement dit, dans ses enquêtes, il ne parlerait jamais de la vérité, mais seulement du désir de vérité, comme si on pouvait, ce faisant, faire abstraction de la vérité elle-même.

Mais la vérité, pour Engel, ne se laisse pas oublier si facilement. Il propose alors, en s’appuyant sur le livre de Bernard Williams Vérité et véracité, une alternative en bonne et due forme à la généalogie foucaldienne des discours vrais. Pour Engel lisant Williams, dire la vérité constitue formellement une assertion, c’est-à-dire un acte de langage dans lequel l’agent croit nécessairement que ce qu’il dit est vrai. Or, en pratique, on ne peut pas se passer des assertions, c’est-à-dire de l’implication nécessaire de la croyance et de la vérité. Par conséquent, les attitudes à l’égard de la vérité que décrit Foucault ne relèvent pas du tout de l’assertion, mais seulement de ce qu’on peut appeler des « vertus de vérité » (p. 95-96) – parmi lesquelles on peut trouver l’intention de dire le vrai (sincérité) ou la personnalisation du rapport au vrai (authenticité).

C’est à cette condition seulement, pour Engel, qu’on peut comprendre ce que fait Foucault : non pas une histoire de la vérité, mais des vertus de vérité. L’ambition de l’œuvre de Foucault (une histoire des « partages du vrai et du faux ») en est diminuée d’autant. En outre, cela laisse entier le problème, non traité par Foucault, de la valeur éthique de la croyance au vrai en tant que vrai.

Les normes du vrai en tant que tel

Pour Engel, l’histoire que raconte Foucault est celle d’un oubli de la dimension spirituelle de notre rapport au vrai. La modernité philosophique, avec Descartes et Locke, inaugurerait une époque où la vérité n’aurait plus, en tant que telle, d’implication pratique sur le sujet lui-même. Comme Foucault le dit notamment dans L’herméneutique du sujet, la vérité ne se dévoilerait plus que de manière purement objective, et l’histoire des rapports subjectifs à la vérité antérieurs à la coupure moderne permettrait justement de faire valoir aujourd’hui une dimension spirituelle de la vérité. Engel conteste cette thèse qui est selon lui une autre version du thème wébérien du désenchantement du monde. Il le fait au nom d’une valeur absolue et anhistorique de la norme de vérité.

Pour le montrer, Engel développe ce qu’il nomme une autre généalogie des vertus de vérité – une histoire des valeurs que nous prêtons à la vérité, qui n’est pas critique, mais au contraire élogieuse : une « généalogie positive » donc. Concrètement, il s’agit d’une relecture de l’histoire de la philosophie moderne, depuis Locke et Kant jusqu’au pragmatisme contemporain, en passant par le néo-kantisme. Pour lui, la question du rapport entre les normes cognitives, qui guident l’effort de connaître, et les normes éthiques, s’est en effet posée « sous la forme d’une réflexion sur les normes constitutives de la pensée » (p. 142). Une telle généalogie contraste, de fait, assez fortement avec les amples récits foucaldiens, dans lesquels l’histoire de la philosophie se trouvait enchâssée dans celle des idées et des pratiques.

Cela permet à Engel de contester les fondements de plusieurs recherches en sciences sociales qui se sont développées sur la base des hypothèses de Foucault, et qui pour lui font l’amalgame entre les savoirs d’une part, et leurs effets sociaux ou pratiques de l’autre (p. 147, 162). Il fait de Foucault le premier responsable de ces amalgames, et le promoteur d’une véritable « anti-épistémologie ». Contre ces travaux, et contre Foucault, Engel soutient qu’on ne peut pas réduire le vrai à un effet de volonté qui serait, ou purement arbitraire, ou lié à une fonction sociale mal élucidée (p. 176-178).

La dimension éthique du vrai

Ce qui montre l’irréductibilité du vrai aux attitudes éthiques dont il fait l’objet (c’est-à-dire aux relations que l’on peut avoir à son égard), c’est en définitive, pour Engel, que la vérité a elle-même une dimension éthique, et que cette dimension n’est pas dépendante du contexte historique. Certes, Foucault, dans ses derniers travaux, a voulu faire l’étude de la dimension éthique du rapport au vrai. C’est l’objet, en particulier, de ses analyses de la notion antique de parrhêsia, qu’il définit comme le courage de dire la vérité. Mais Engel lui reproche de ne pas se donner la peine de définir la vérité, c’est-à-dire de donner un critère de la vérité qui vienne certifier la croyance qu’a l’individu de dire vrai – un critère qui serait donc externe à sa propre croyance.

Ce qui prouve qu’il s’agit d’une lacune, et plus profondément, d’un défaut dans la pensée de Foucault, c’est que cette analyse nous laisse démunis contre les pratiques, non pas de mensonge, mais bien de désintérêt pur et simple à l’égard de la vérité dont nous sommes aujourd’hui inondés, et qui relèvent de la « foutaise » (terme par lequel Engel traduit le concept, emprunté à Harry Frankfurt, de « bullshit »). Or l’indifférence à l’égard du vrai n’est pas, comme nous pouvons le constater, sans engendrer des effets de domination massifs. Le tort de Foucault est, non seulement de ne pas percevoir le problème, mais surtout de refuser d’utiliser la vérité comme une ressource pour lutter contre de tels effets de pouvoir, et empêchant concrètement ses lecteurs d’emprunter des voies essentielles vers la liberté.

La distinction que propose Engel entre la connaissance (ou croyance vraie) et le désir de connaissance le mène ainsi à une dévaluation de l’œuvre de Foucault, dont la portée se trouve restreinte à l’histoire des croyances plutôt qu’à l’histoire des connaissances en tant que telles. Paradoxalement, cependant, en se contentant de sauvegarder les invariants anhistoriques des normes de vérité, Engel laisse encore entier le domaine de l’histoire de nos rapports à la vérité – celui-là même que Foucault entendait explorer à travers l’histoire des rapports entre savoir et pouvoir. Engel nous dit que ces rapports ne peuvent être considérés comme étant l’histoire du savoir lui-même. Cependant, et comme Engel le note lui-même, Foucault, dans certains de ses textes, n’en disconvient pas : s’il y a un rapport entre le pouvoir et le savoir, c’est que l’un et l’autre sont distincts, et obéissent à des normes différentes. Engel préserve les normes du savoir et montre qu’on ne saurait les oublier sans de graves conséquences. Mais l’évaluation des rapports entre savoir et pouvoir peut-elle pour autant être faite intégralement sur la base des normes du savoir ?

Engel répondra peut-être que Foucault, prisonnier d’un contextualisme et d’un relativisme intégraux, n’a pas non plus cherché à mener une telle entreprise. Cela n’empêche pas de penser que, comme lui-même a su faire sa place à la dimension éthique des normes épistémiques, il faudrait alors compléter les travaux de Foucault par l’évaluation politique de l’histoire des rapports de pouvoir. Si Foucault était anti-épistémologue, il n’était pas moins anti-anthropologue, au sens où il déniait à tout savoir sur l’homme la possibilité de justifier des rapports sociaux, qu’il qualifiait pour cela de rapports de pouvoir. L’entreprise d’Engel, aussi critique soit-elle, n’en laisse ainsi pas moins, elle aussi, la place pour une philosophie, ou une anthropologie, des formes historiques de la justice. Mais, à l’exception de travaux directement inspirés de Foucault, la sociologie et l’anthropologie sont paradoxalement les grandes absentes de ce livre sur les normes. D’autres « généalogies positives » de nos propres valeurs pourraient ainsi être entreprises – comme certains s’y sont, à vrai dire, déjà essayés [4].

Pascal Engel, Foucault et les normes du savoir, Montreuil, Eliott éditions, collection « La part des choses », 2024, 284 p., 21 €.

par Thomas Boccon-Gibod, le 20 mars

Pour citer cet article :

Thomas Boccon-Gibod, « La vérité a-t-elle une histoire ? », La Vie des idées , 20 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Engel-Foucault-et-les-normes-du-savoir

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Notes

[1Je remercie Rémi Clot-Goudard pour ses remarques sur une version antérieure de ce texte (dont les imprécisions et les erreurs ne peuvent être imputées qu’à moi).

[2J. Bouveresse, Nietzsche contre Foucault, Paris, Agone, 2016.

[3Foucault et les normes du savoir, p. 43  ; voir aussi P. Engel, «  Michel Foucault, vérité, connaissance et éthique  », in P. Artières, J.-F. Bert, F. Gros et J. Revel (dir.), Foucault, L’Herne 95, 2011, p. 318-325.

[4R. Damien, Éloge de l’autorité. Généalogie d’une (dé)raison politique, Paris, Armand Colin, 2013  ; H. Joas, Comment la personne est devenue sacrée. Une nouvelle généalogie des droits de l’homme, tr. J.-M. Tétaz, Genève, Labor et Fides, 2016.

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