Recensé : Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, traduit par Ophelia Deroy, préface et annexes de Jean-Jacques Rosat. Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2009, 193 p.
Exceptés quelques coups d’éclats symboliques qui, telle l’affaire Sokal, dénonçaient en pratique une option épistémologique dont les arguments restaient largement à l’abri d’une critique rigoureuse, aucune réfutation systématique du relativisme n’avait été proposée jusqu’ici. C’est cette lacune que propose de combler Paul Boghossian, philosophe de la connaissance, du langage et de l’esprit, qui a occupé la chaire de philosophie de l’université de New York de 1994 à 2004 et dont les travaux s’inscrivent clairement dans la lignée de ceux de Frege. Dans un ouvrage récemment paru en français, La Peur du savoir, Paul Boghossian se demande si l’on peut trouver, du côté des tenants du relativisme, des arguments nous conduisant à la remise en question des concepts de vérité, de réalité et de connaissance, tels qu’ils sont utilisés par la science. Comme le rappelle Jean-Jacques Rosat dans une éclairante préface, ce n’est donc pas le constructivisme en tant que tel qui est pris pour objet, mais le constructivisme dans ce qu’il a de plus de radical. Reprenant la distinction opérée par Bernard Williams, il montre que le constructivisme sociologique, découlant d’un souci de véracité, c’est-à-dire de la volonté d’atteindre les motivations et les intérêts réels qui se cachent derrière certaines « vérités », gagne sans peine l’assentiment de l’auteur. C’est la défiance à l’égard de la vérité elle-même qui lui pose question. Car, contrairement au scepticisme, ce n’est pas la possibilité d’accès à la vérité mais le concept même de vérité qui est mis en doute par le relativisme généralisé. Ce dernier prétend montrer non seulement que l’activité scientifique est une construction sociale mais que ses résultats peuvent être soumis à une analyse en termes de construction sociale. Ce que cherche à prouver Paul Boghossian, c’est que « cette extension à la vérité, à la connaissance et à la science en tant que telles d’une défiance initialement tournée vers ce qui a trop longtemps passé pour vérité [n’est pas] fondée logiquement et philosophiquement » (p. XII) [1]. Pour cela, il propose de déduire du vaste corpus constructiviste une série d’arguments qui seront reconstruits avant de voir leur validité testée. C’est que le relativisme ne repose pas sur une architecture argumentative explicite. La charge de l’argumentation en sa faveur revient donc à l’accusation. C’est cette tâche que s’attribue l’auteur, qui en distingue trois variantes tour à tour discutées.
Faits, justification et raison
La première version identifiée par Paul Boghossian est le constructivisme des faits (chap. 3 et 4). Pour ses partisans, les faits n’existent pas en tant que tels. Ils dépendent du langage au moyen duquel ils sont exprimés, ce qui peut signifier deux choses différentes : soit qu’ils sont produits par nos descriptions (on a affaire dans ce cas à une variante de l’idéalisme radical de George Berkeley) ; soit qu’ils ne peuvent être distingués de leur description (une affirmation sur un fait n’est pas vraie en soi, mais en relation à l’ensemble des concepts et théories au moyen desquels le fait est décrit : c’est le relativisme généralisé). Paul Boghossian en propose un exemple évocateur, celui de l’origine du peuplement de l’Amérique. Alors que les scientifiques pensent que les premiers Indiens sont arrivés en Amérique par le détroit de Béring, les tribus indiennes pensent, elles, qu’ils sont magiquement sortis de terre. Pour le relativiste accompli, on est ici en présence de deux théories incommensurables, chacune produisant les faits et concepts qui vont lui servir à répondre à la question posée. Écartant le contre-argument classiquement opposé au relativisme (celui de l’auto-réfutation), dont il juge qu’il serait aisé pour un relativiste de venir à bout, Paul Boghossian développe un contre-argument original : « Un relativisme cohérent ne peut être que local […]. Rendre relatif un énoncé qui était absolu, c’est en effet le mettre en relation avec un nouvel énoncé qui, lui, est nécessairement absolu […]. Ainsi, l’opération de relativisation suppose, par définition, l’existence d’une classe d’énoncés non-relatifs » (p. XIV). Dans le cas de l’origine du peuplement indien, le relativiste admet fatalement des faits de niveau supérieur, posés comme des absolus. Par exemple, c’est pour lui un fait qu’il existe deux théories concurrentes. Et même si ce fait-là était relativisé, d’autres prendraient sa place. Il faut donc renoncer au constructivisme général des faits.
La seconde version décrite n’est pas, contrairement à la première, métaphysique, en ce sens qu’elle ne porte plus sur les relations entre les faits et le discours, mais épistémologique, se concentrant sur les modalités d’administration de la preuve. C’est le constructivisme de la justification (chap. 5 à 7). Ce qui est ici en question, c’est le processus de connaissance en ce qu’il établit des liens entre faits de manière à constituer un véritable système épistémique. L’auteur en donne différents exemples. Celui des fossiles d’abord. Pour qu’une simple pierre se trouve transformée en fossile, avec tout ce que cela implique, il faut qu’elle puisse s’inscrire dans un système épistémique général qui en fasse une donnée empirique pertinente pour la compréhension de l’évolution de la vie sur terre. Il faut donc disposer de principes épistémiques adaptés à cette vision des choses. Un autre exemple est celui de la dispute opposant Galilée au Cardinal Bellarmin au sujet de la configuration des astres. Dans le système épistémique proposé par Galilée, la véracité d’une proposition se démontre par une expérience empirique. Par exemple, l’hypothèse de l’héliocentrisme peut être confirmée par un simple coup d’œil jeté dans une lunette astronomique. Le problème est que ce qui vaut pour Galilée comme norme épistémique ne vaudrait en rien pour le Cardinal. Celui-ci aurait beau regarder dans la lunette, il n’y verrait aucune preuve de quoi que ce soit, seule comptant pour lui la fidélité aux Écritures. Nous serions ici face à deux systèmes de justification parfaitement incommensurables. À l’appui de cette vision, le relativiste arguera qu’il est impossible de justifier un énoncé si l’on se trouve confronté à un système épistémique radicalement étranger.
Mais un tel système existe-t-il ou ne s’agit-il que d’un cas limite purement théorique ? Paul Boghossian fait remarquer qu’une société ayant recours à des procédés logiques radicalement différents n’existe probablement pas. Comme Galilée, Bellarmin se fiait à ses yeux en matière de connaissance. Seul le ciel constituait une exception notable. Exception qui, suite à un débat au cours duquel les partisans de Galilée l’ont emporté en mobilisant des arguments valables dans les deux camps, a fini par être remise en question. Par ailleurs, il montre que le constructivisme de la justification est incapable d’offrir une épistémologie cohérente. En effet, si les principes de justification « doivent être compris comme des propositions (c’est-à-dire comme des énoncés susceptibles d’être vrais ou faux), le constructivisme de la justification doit les tenir pour faux puisque aucun fait, selon lui, ne leur correspond. Mais si tous les principes de n’importe quel système épistémique sont faux, pourquoi y recourir pour justifier des croyances ? » (p. XIX).
La troisième version étudiée est le constructivisme de l’explication rationnelle (chap. 8) selon lequel les croyances sont en dernière instance motivées par des facteurs extrascientifiques ou extra-rationnels (intérêts, désirs, passions, etc.). Face à cet ultime argument, l’auteur se demande si, alors que personne ne pense à mettre en question l’influence de facteurs externes dans le processus de production de la science, ce constat doit fatalement nous conduire à abandonner le concept de vérité. La question étant plutôt pour lui, comme pour Jacques Bouveresse, de savoir à quelles conditions peut être atteinte une vérité transhistorique malgré l’extrême variabilité des situations et des intérêts, nous invitant ainsi à distinguer entre contextes de découverte et de justification.
Trois exemples : Foucault, Latour, Stengers
Une fois explicitées et discutées les trois versions du constructivisme par Paul Boghossian, Jean-Jacques Rosat en propose trois cas exemplaires dans de précieuses annexes qui tentent de tester l’argumentation de l’auteur sur le cas français : « Les interlocuteurs de Paul Boghossian étant principalement des philosophes américains, on a jugé utile de proposer en annexe, à partir de ses arguments, quelques réflexions sur le constructivisme selon Michel Foucault, Bruno Latour et Isabelle Stengers » (p. VIII). Ces annexes ont pour mérite, d’une part, de montrer que la reconstruction des arguments relativistes proposée par Paul Boghossian n’entre pas en contradiction avec la réalité (on retrouve bien de tels arguments dans les textes produits par les penseurs relativistes), d’autre part de donner à voir à travers des exemples concrets comment peuvent fonctionner et se combiner les différentes versions du relativisme discutées par l’auteur.
Bruno Latour incarnerait parfaitement le constructivisme des faits. Jean-Jacques Rosat en discute un texte assez ancien, dans lequel le sociologue affirme par exemple que le bacille de Koch ne peut être tenu responsable de la mort de Ramsès II, contrairement à ce qu’affirment les scientifiques ayant expertisé en 1976 la momie du Pharaon. Et pour cause : le bacille n’existait pas au deuxième millénaire avant J.-C. dans la mesure où il n’avait pas encore été découvert. Jean-Jacques Rosat de rétorquer que les instruments de la médecine moderne, loin de le faire exister, ne font qu’identifier un bacille qui était déjà là. Avec Isabelle Stengers, c’est la pertinence de la méthode expérimentale qui est mise en doute, puisqu’elle ne s’appuierait aucunement sur des faits positifs indépendants des savants. Ce sont ces derniers qui, maîtres du processus, s’auto-attribueraient le droit de parler au nom de la nature dont ils deviennent ainsi les « ventriloques ». Le dispositif du savant, véritable « faitiche » (pour reprendre le jeu de mots qu’elle emprunte à Bruno Latour) révèle en réalité la nature magique de la pensée scientifique. Jean-Jacques Rosat d’affirmer en retour que « pour prétendre que ce sont les faits qui sont construits et pas seulement le langage dans lequel nous les décrivons, il faut croire que le langage est tout et décide de tout – ce qui pourrait bien être une forme occidentale et contemporaine de la pensée magique » (p. 171). La pensée de Michel Foucault, enfin, combine constructivisme de la justification et de l’explication rationnelle. La vérité ne désigne pas, selon lui, une adéquation entre faits et énoncés, mais un ensemble de procédures et de normes soutenu par un dispositif de pouvoir constituant un régime épistémique. L’adoption de telle ou telle « vérité » dépendrait donc non pas de motifs rationnels mais d’intérêts de toutes sortes. Or une telle position, affirme Jean-Jacques Rosat, a pour défaut de ne pas tenir compte de la distinction nécessaire entre ce qui est vrai et ce qui tenu pour vrai.
Reste donc à identifier les raisons du succès de l’option relativiste. « Pourquoi cette peur du savoir ? », s’interroge Paul Boghossian (p. 162). Le relativisme séduirait pour deux raisons, l’une n’étant – selon Jean-Jacques Rosat – « qu’apparemment bonne » et l’autre « foncièrement mauvaise » (p. XXV). La première concerne les droits des dominés : ceux-ci seraient mieux garantis par une approche semblant donner même statut à toutes les visions du monde. Cependant, comme le souligne Paul Boghossian, « si les puissants ne peuvent plus critiquer les opprimés parce que les catégories épistémiques fondamentales sont inévitablement liées à des perspectives particulières, il s’ensuit également que les opprimés ne peuvent plus critiquer les puissants. Voilà qui menace d’avoir des conséquences profondément conservatrices » (p. 162). La seconde raison, plus inavouable, c’est que l’option relativiste « donne du pouvoir » (p. 162), notamment au sein de l’univers académique. Son premier effet serait de rabaisser l’ensemble des connaissances disponibles, permettant ainsi au penseur relativiste de s’attribuer un point de vue supérieur. L’ouvrage de Paul Boghossian a donc pour vertu de valider les indéniables acquis du constructivisme (il « révèle les contingences de certaines pratiques sociales qui ont pu être considérées à tort comme fondées en nature », p. 161) tout en critiquant ses excès (« il s’égare quand il aspire à devenir une théorie générale de la vérité ou de la connaissance », p. 161). Outre le fond, le texte se signale par un style sobre et clair, typique de la philosophie analytique anglo-saxonne.
Un relativisme construit ?
La méthode employée dans l’ouvrage peut cependant être discutée. En effet, critiquer un argumentaire que l’on a soi-même constitué (selon des modalités qui ne sont à aucun moment explicitées) pose quelques problèmes. Par exemple, on peut se demander si, à trop vouloir reconstituer des arguments relativistes jamais énoncés tels quels dans la réalité, l’auteur ne finit pas par construire un front de lutte certes homogène mais en partie imaginaire. Par ailleurs, en qualifiant de relativistes ou de constructivistes des approches extrêmement variées − sous prétexte d’embrasser large pour mieux passer au crible l’ensemble des arguments relativistes −, l’auteur inclut peut-être dans la cible de sa critique des courants de pensée qui n’y ont pas leur place. Ainsi, certains ont souligné que l’on pouvait être « anti-factualiste » (c’est-à-dire contester l’existence de faits indépendants) sans pour autant être relativiste (Deroy, 2008). Dans le même ordre d’idées, on peut faire grief aux annexes proposées par Jean-Jacques Rosat d’interpréter certaines positions intellectuelles dans un sens relativiste alors que cela ne va pas de soi. C’est notamment le cas de sa lecture de la pensée Michel Foucault, que d’autres (on pense ici à Paul Veyne, 2008) qualifieraient plus volontiers de sceptique, se méfiant non pas de la vérité en général, mais des vérités générales, alors que d’autres encore verraient dans son œuvre une interrogation constante sur les conditions historiques et sociales d’apparition d’une vérité transhistorique. Sur le plan épistémologique, certains auteurs ont également souligné que l’on pouvait tout-à-fait « concevoir que la réalité aille de pair avec l’accessibilité épistémique, mais, s’il s’agit là aussi d’une thèse relativiste, toute philosophie anti-réaliste (au sens dumettien du terme [c’est-à-dire considérant qu’un énoncé n’est vrai que s’il est vérifiable et faux s’il est réfutable]) se voit placée dans l’obligation de se démarquer explicitement du relativisme » (Deroy, 2008). On peut par ailleurs reprocher au texte, malgré une véritable logique dans la construction de l’argumentation, d’affirmer certains points qui, sans être réellement étayés, ressemblent plus à des énoncés apodictiques qu’à de véritables arguments. C’est notamment le cas au niveau de la critique de l’inconsistance et de l’instabilité de l’épistémologie du constructivisme de la justification.
C’est pour toutes ces raisons que cet ouvrage semble, pour le moment, avoir plus agité le camp anti-relativiste, qui y reconnaît volontiers ses options théoriques, que les relativistes eux-mêmes, qui restent indifférents à la critique d’une argumentation qu’ils n’ont jamais revendiquée en tant que telle. La Peur du savoir n’en reste pas moins un ouvrage important qui contribuera certainement à clarifier le débat autour du constructivisme de la connaissance. Il s’agit par ailleurs d’un texte fondamental pour les sciences sociales et cela pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’il permet une meilleure maîtrise de leur épistémologie par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Ensuite, parce qu’il a une portée politique réelle – notamment en ce qui concerne les droits des dominés – qui ne peut laisser sociologues et historiens indifférents.
NDLR : cet article a été modifié le 12 février 2010. La précédente version attribuait les annexes de l’ouvrage à Paul Boghossian, alors qu’elles sont l’œuvre de Jean-Jacques Rosat. La rédaction remercie ce dernier d’avoir signalé ce point.
Aller plus loin
– La page web de Paul Boghossian : http://philosophy.fas.nyu.edu/object/paulboghossian.html.
– Paul Boghossian, « What the sokal hoax ought to teach us. The pernicious consequences and internal contradictions of “postmodernist” relativism », Times Literary Supplement, 13 décembre 1996, p. 14-15.
– Paul Boghossian, « Blind Reasoning », Aristotelian Society, Supplementary volume, 77, 1, 2003, p. 225–248.
– Paul Boghossian, Christopher Peacocke (dir.), New Essays on the a priori, Oxford, Oxford University Press, 2000.
– Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Seuil / Raison d’agir, coll. « Cours et travaux », 2000.
– Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1984.
– Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le Réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Paris, Hachette, 1998.
– Ophélia Deroy, « Des menaces postmodernistes au défi relativiste. À propos de Fear of Knowledge de Paul Boghossian », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2008, n° 12 :
(http://traces.revues.org/index220.html)
– Jean-Jacques Rosat, « Le constructivisme comme outil de pouvoir aux mains des intellectuels », Agone, 41/42, 2009, p. 245-261.
– Alain Sokal, Pseudo-science et post-modernisme, Paris, Odile Jacob, 2005.
– Alain Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Livre de Poche, 1999.
– Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque des idées », 2008.
– Crispin Wright, « Intuitionism, realism, relativism and rhubarb », in P. Greenough, M. Lynch, Truth and Realism, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 38-60.