Recensé : Ronald de Sousa, L’Amour : Une très brève introduction, trad. P. Hersant, Paris, Markus Haller, 2016, 223 p., 17 €.
Beaucoup de gens l’ignorent encore, mais la philosophie de l’amour est un champ de recherche en plein essor dans la philosophie anglo-saxonne, qui a atteint récemment une certaine autonomie. Il faut dire que les échos de ces recherches peinent encore à franchir les barrières françaises, bien qu’elles y parviennent parfois, notamment grâce à des essais comme le récent Philosopher ou faire l’amour de Ruwen Ogien. [1]
C’est pour cette raison que la traduction en français de l’ouvrage de Ronald de Sousa, grand spécialiste de la philosophie des émotions, constitue une opportunité inespérée de se familiariser avec cette philosophie de l’amour. Et cela d’autant plus que le titre de l’ouvrage, L’Amour : Une très brève introduction, ne ment pas : le livre constitue une véritable introduction, destinée avant tout au grand public motivé plus qu’au spécialiste en philosophie. Cela ne signifie pas que l’auteur s’y limite à des considérations simplistes sur l’amour, mais qu’au contraire, dans un souci d’élever son lecteur, il prend le temps de lui expliquer ce que font exactement les philosophes, comment fonctionne une analyse conceptuelle, ou ce que signifient les termes techniques utilisés en philosophie des émotions.
Une philosophie de l’amour est-elle possible ?
L’ouvrage se divise en six chapitres, aux titres aussi brefs qu’évocateurs : « Mystères », « Perspectives », « Désirs », « Raisons », « Sciences » et « Utopie ». Les deux premiers chapitres prennent le temps de poser le décor, en indiquant le type d’amour sur lequel l’ouvrage va se concentrer (l’amour érotique) et en pointant du doigt les différentes difficultés que semblent poser au philosophe la nature souvent contradictoire de l’amour. Le premier et le deuxième chapitres relèvent ainsi un certain nombre de paradoxes qu’une approche satisfaisante du phénomène amoureux se doit d’aborder. Comme : y a-t-il une limite à ce qu’on peut aimer ? Si non, est-ce parce que l’amour est subjectif ? Et si l’amour est subjectif, cela signifie-t-il qu’il n’y a ni bonnes ni mauvaises raisons d’aimer quelqu’un ? D’ailleurs, l’amour ne nous rend-il pas aveugles à toute raison ? Et ne constitue-t-il pas dès lors une sorte d’aliénation ou d’esclavage ? Mais est-ce que cela ne contredit pas l’idée que le véritable amour est celui qui s’offre librement ?
Mais c’est le deuxième chapitre qui introduit l’un des points méthodologiques fondamentaux de l’ouvrage : la difficulté d’adopter un point de vue neutre et objectif au sujet de l’amour. Se lançant dans un résumé et un commentaire accéléré du Banquet de Platon, R. de Sousa oppose la diversité des discours des protagonistes pour montrer comment, dès l’Antiquité, le phénomène amoureux pouvait faire l’objet d’interprétations variées et contradictoires. Mais le survol historique, loin d’être un simple exercice d’érudition, permet surtout à R. de Sousa de tirer une leçon simple mais cruciale : les discours sur l’amour (y compris les nôtres) sont souvent biaisés par des normes morales qui nous conduisent à considérer certaines formes d’amour comme plus « naturelles » ou plus « authentiques ». Ainsi, pour Socrate et ses camarades de beuverie, « certaines normes semblent aller de soi : la supériorité de l’amour entre un homme et un adolescent ; la relative médiocrité de l’amour qu’on éprouve pour une femme » (p. 58). Cette affirmation peut nous paraître ridicule (ou même choquante) aujourd’hui, mais elle devrait aussi nous conduire à prendre du recul sur nos idées reçues. [2]
C’est ainsi que, tout le long de l’ouvrage, R. de Sousa se plaît à traquer les fausses « évidences » qui peuvent biaiser les approches supposées « rationnelles » du phénomène amoureux. L’une de ses cibles de choix est ainsi la psychologie évolutionniste, qu’il accuse de vouloir souvent « naturaliser » ce qui n’est qu’une situation sociale contingente (ce qui ne le conduit pas pour autant à rejeter cette discipline en bloc). Ainsi, contre l’idée, répandue en psychologie évolutionniste, que la jalousie des hommes est naturellement différente de celles des femmes (les hommes veulent avant tout s’assurer de la paternité de leur progéniture, les femmes veulent avant tout maintenir la coopération parentale, R. de Sousa fait valoir des études sociologiques montrant que cette différence, bien réelle, tend pourtant à s’atténuer à mesure que s’accroît l’égalité socio-économique entre les sexes.
La philosophie de l’amour
R. de Sousa parvient-il à s’en tenir à ce programme ? Pour le savoir, il faut examiner les deux thèses principales que livre, selon lui, l’analyse conceptuelle. La première est que l’amour est un désir primitif, sans raison. La seconde est que l’amour ne saurait être évalué sur la base de raisons : il n’est ni rationnel, ni irrationnel, mais a-rationnel (au même titre que des sensations brutes comme la douleur, le plaisir, la faim ou la soif).
Refusant de réduire l’amour au statut d’émotions (parce que les émotions sont éphémères et n’existent que tant qu’elles sont ressenties consciemment, alors que l’amour peut durer toute une vie et n’a pas besoin d’être toujours présent à notre esprit pour exister), R. de Sousa préfère définir l’amour « comme un état d’esprit modelant et régissant nos pensées, nos désirs, nos émotions et nos comportements, qui tous reflètent l’importance qu’a pour nous l’être aimé » (p. 16). Et si la notion « d’état d’esprit » reste vague, R. de Sousa vient rapidement la préciser : l’amour est par nature un désir, qui vise un objet précis (l’être aimé).
Définir l’amour comme une sorte de désir soulève cependant la question de savoir s’il s’agit d’un désir avec raison (qui repose sur d’autres désirs antérieurs, comme votre désir d’aller au magasin découle de votre désir préalable d’acheter du lait) ou d’un désir sans raison (qui ne repose sur aucun autre désir antérieur, comme le soif ou la faim). Pour R. de Sousa, la réponse est simple, « dans la plupart des cas, l’amour est plutôt comparable à la soif : il vous donne des raisons d’agir dans tel ou tel sens, mais lui-même semble se passer de raisons. Il est sans raison. » (p. 90). Autrement dit, l’amour est une raison (il peut être utilisé pour justifier d’autre désirs ou certaines action), mais il ne dépend lui-même d’aucune raison antérieure.
Mais si l’amour est sans raison (au sens où il constitue un point de départ dans la chaîne des désirs), cela veut-il nécessairement dire qu’il est irrationnel ? La tradition a beau opposer les émotions à la raison, il n’empêche que nos réactions émotionnelles peuvent être justifiées par des raisons : si j’ai peur de ce chien, c’est parce qu’il est dangereux, et si je suis en colère contre la politique sociale du gouvernement, c’est parce qu’elle me semble injuste. C’est cela qui distingue les épisodes émotionnels normaux des cas pathologiques comme les phobies, dans lesquels nous ressentons une émotion alors même que nous avons des raisons de ne pas la ressentir (par exemple, si nous avons une peur bleue des souris, tout en sachant qu’elles sont inoffensives).
Qu’en est-il alors de l’amour ? Peut-on distinguer des cas justifiés et des cas injustifiés d’amour ? Peut-on donner des bonnes (ou des mauvaises) raisons d’aimer ? R. de Sousa en doute, et pour plusieurs raisons. La première raison est que cela soulève un paradoxe : si ce qui justifie que j’aime l’élu(e) de mon cœur, ce sont des raisons comme son intelligence, sa beauté, sa bonté morale ou encore la courbure de son dos, il en résulte que, pour être rationnel, je devrais aussi aimer toute personne présentant ces mêmes qualités. Si jamais vous vous aperceviez que l’objet de votre affection a un jumeau parfait qui possède toutes les qualités de l’original, et quelques perfections supplémentaires, il serait irrationnel de continuer à l’aimer. La deuxième raison est que donner ce type de raisons, qui ne font qu’énumérer les propriétés de l’être aimé, semble s’opposer à une des revendications les plus fondamentales de l’amour : le désir d’être aimé pour soi-même. En effet, on ne peut réduire l’identité fondamentale d’un individu à ses propriétés.
Sur la base de ces difficultés, et après avoir écarté d’autres réponses philosophiques (comme la thèse selon laquelle la principale raison d’aimer quelqu’un, c’est l’histoire qu’on partage avec lui), R. de Sousa conclut que « l’amour ne procède pas de la raison, de la vertu ou de la rationalité fondamentale kantienne. Il est avant tout le fruit du hasard » (p. 134).
L’utopie de l’amour
Si la méthode philosophique et l’analyse conceptuelle permettent d’atteindre, selon R. de Sousa, une meilleure compréhension de l’amour, elles sont néanmoins loin d’être suffisantes pour résoudre les « paradoxes de l’amour » déjà cités. C’est pourquoi l’ouvrage opère aussi un utile et riche travail de vulgarisation en brassant les matières les plus diverses : psychologie, neurosciences, sociologie, etc., propres à compléter l’analyse conceptuelle. De cette revue de la littérature « scientifique » sur l’amour, R. de Sousa tire deux leçons. La première est que les paradoxes de l’amour peuvent en grande partie être résolus si on prend conscience que l’amour érotique se décline en plusieurs variétés, chacune avec ses caractéristiques propres. Prenons par exemple deux truismes opposés : l’amour véritable peut durer toujours, ou l’amour « dure trois ans ». Selon R. de Sousa, cette contradiction apparente peut s’expliquer par la distinction faite par certains sociologues entre le sentiment (l’amour romantique et obsessionnel) et l’attachement (dans lequel les sentiments éveillés ont plus souvent à voir avec le réconfort et le calme qu’avec l’extase et l’obsession). L’idée selon laquelle l’amour peut durer toujours sera vraie si on parle de l’attachement, mais pas si on parle de l’amour passion.
La seconde leçon est que, même si l’amour est un phénomène qui possède des bases naturelles, il n’en reste pas moins contraint dans les faits par un certain nombre de « scénarios » culturellement construits qui déterminent ses manifestations (en rendant certaines formes de relations amoureuses plus saillantes et cognitivement accessibles) et les hiérarchisent (en faisant de certaines formes de relations amoureuses des formes plus « authentiques » que d’autres). Selon R. de Sousa, ce sont ces « scénarios » qui constituent la principale source des biais moraliste cités plus haut.
L’introduction de ces scénarios constitue un tournant crucial dans la logique de l’ouvrage, permettant le passage d’un registre neutre et théorique à un registre plus (voir très) enthousiaste et pratique. En effet, le dernier chapitre de l’ouvrage se referme sur une question de nature plus pratique : que devons-nous faire en matière d’amour ? On sent bien que R. de Sousa, qui refuse tout moralisme en matière d’amour aurait envie de répondre : aime, et fais ce que tu veux. Hélas, comme mentionné précédemment, il est aussi conscient des « scénarios » souvent inconscients qui guident et contraignent nos choix, alors même que nous avons l’impression de faire ce que nous voulons. C’est pourquoi R. de Sousa enjoint le lecteur à créer sa propre forme de vie amoureuse en se libérant des cadres préétablis et des idéologies contraignantes, et surtout à se méfier de tous les gourous du développement personnel qui, sous couvert de vouloir nous aider, nous imposent le plus souvent un modèle donné de l’amour : le « monogamisme », soit l’idée selon laquelle la relation monogame serait meilleure et plus authentique que les autres formes de relation amoureuse. Véritable système normatif, qui engendre plus de déception que de bonheur et permet aux « spécialistes » de la vie amoureuse et autres conseillers conjugaux de se nourrir de nos malheurs, R. de Sousa explique en quoi il est aujourd’hui l’obstacle majeur à une diversification de l’amour et pourquoi il faut absolument s’en libérer, même si c’est pour choisir encore une fois (mais volontairement) la monogamie. Le tout s’achève sur une défense envolée du polyamour et de son caractère subversif.
Cette conclusion pourra laisser dubitatifs et perplexes nombre de lecteurs. On peut voir pourtant comment elle découle en partie de l’approche théorique développée tout au long de l’ouvrage : si l’amour constitue un point de départ absolu et ne repose sur aucun désir préalable qui pourrait être critiqué, et si en plus il est impossible de mesurer la valeur d’une relation amoureuse à partir de raisons, alors il semble impossible de hiérarchiser les formes d’amour. Cela ne laisse alors qu’une possibilité : laisser chacun faire ce qu’il veut.
Mais ce point de vue anti-moraliste et neutre, selon lequel tout se vaut, est-il compatible avec l’attitude de R. de Sousa, qui semble attribuer une valeur particulière (et, en dernière instance, supérieure) aux formes d’amour nouvelles et transgressives ? Peut-être, dans la mesure où l’enthousiasme de R. de Sousa pour ces nouvelles formes d’amour semble moins relever du registre moral que du registre esthétique. S’extasiant devant la diversité potentielle des formes d’amour, il semble faire de cette « diversité » une fin en soi, dont la valeur ne dépend pas uniquement de la liberté qu’elle procure aux individus. Ainsi, selon lui, « la multiplicité des expériences possibles apparaît comme un cadeau que nous fait la nature elle-même – un don qu’il serait grossier de refuser » (p. 199).
On n’est pas obligé de partager l’esthétisme de R. de Sousa en matière d’amour. On peut même se demander si ce n’est pas cet esthétisme qui guide son approche théorique dans le reste de l’ouvrage, contre son exigence même de neutralité axiologique. Il n’en reste pas moins qu’on tient là un ouvrage passionnant et accessible qui, en plus de fournir une excellente introduction à la philosophie de l’amour, forcera le lecteur à s’interroger sur ses idées reçues.