Éliane Viennot poursuit sa réflexion sur l’histoire des inégalités, des hiérarchies et des disqualifications qui ont frappé les femmes. Organiser légalement leur sujétion ne suffit pas ; il faut aussi la légitimer.
Éliane Viennot poursuit sa réflexion sur l’histoire des inégalités, des hiérarchies et des disqualifications qui ont frappé les femmes. Organiser légalement leur sujétion ne suffit pas ; il faut aussi la légitimer.
Avec son nouvel ouvrage L’âge d’or de l’ordre masculin, Éliane Viennot poursuit la recherche qu’elle a elle-même nommée « La France, les femmes et le pouvoir », soit une traversée de l’histoire de France à partir du Ve siècle sous un angle précis, celui de la domination masculine, en commençant – ce fut la première étape –, par « L’invention de la loi salique », ouvrage paru en 2006 et qui court du Ve au XVIe siècle.
Vinrent ensuite l’exploration des « résistances de la société » (2008), du règne d’Henri IV à la fin de l’Ancien Régime, puis en 2016 une troisième approche sous le titre « Et la modernité fut masculine », qui montrait comment, aux premières années de la Révolution marquées par des avancées en matière d’égalité des sexes, a bien vite succédé une « mise au pas » des femmes, lesquelles, pour reprendre la formule d’Olympe de Gouges, ne purent pas « monter à la tribune », mais en revanche à l’échafaud.
Le quatrième ouvrage commence là où le précédent s’était arrêté, en 1804, année de la proclamation du Premier Empire et du code Napoléon, pour s’achever en 1860. Pourquoi 1860 ? Parce qu’un an auparavant, en juin 1859, l’institutrice Julie-Victoire Daubié remporte le premier prix du concours de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon pour un essai sur La Femme pauvre au XIXe siècle. Et parce qu’un an après, en 1861, elle sera la première femme à s’inscrire au baccalauréat et à y être reçue.
Changement considérable et effet d’une lutte acharnée menée par des femmes qui, au long des décennies précédentes de leur siècle, durent affronter un « ordre masculin » chaque année davantage consolidé.
Le fil tiré par l’historienne prend le contrepied de ce qu’elle nomme une doxa et qu’elle attribue largement à « l’école de la République » (p. 7), selon laquelle l’époque contemporaine débuterait avec la Révolution française, la suite, c’est-à-dire la modernité, n’étant alors qu’une histoire de progrès sociaux et politiques. Pour les femmes aussi ? Non, pas pour les femmes, répond Éliane Viennot, quel que soit, au long des six décennies regardées, le régime en place, empire, monarchie, république. C’est qu’il s’agissait, décennie après décennie, de « contenir les femmes », de les « écarter des cercles du pouvoir », de « les rendre dépendantes des hommes, légalement, matériellement, sexuellement », de « les dénigrer sans discontinuer » (p. 345).
L’intérêt, immense, du travail ici conduit réside d’abord dans la mise en évidence de cette continuité, avec un détricotage, maille après maille, de la construction et de la légitimation de la domination masculine dans de multiples domaines.
Construction et légitimation qui, idéologiquement, reposent sur un intégrisme différentialiste qui justifie le séparatisme entre les femmes et les hommes. Mais la différence des sexes est sans cesse reconduite pour masquer le véritable enjeu, à savoir celui de la perpétuation d’un pouvoir masculin et du refus d’un partage de ce pouvoir, quel que soit son domaine de déclinaison et d’exercice : la famille, la politique, l’enseignement, la médecine, la littérature, la science, etc. Pouvoir du père, du mari, de l’empereur, du roi, du député, du professeur, du savant, de l’écrivain…
Acte décisif au début du siècle, l’organisation juridique de la domination des hommes et de la sujétion des femmes avec le Code civil promulgué en mars 1804, quelques semaines avant la proclamation de l’Empire. « Camisole juridique pour les femmes » (p. 46) aussi bien dans le domaine privé que public, il institutionnalise la toute-puissance du mari et du père.
Cette sujétion va se jouer aussi dans bien des aspects de la vie sociale et intellectuelle que Viennot parcourt, par exemple l’éducation. Si la première partie du XIXe siècle est riche « de progrès pour l’enseignement masculin », il n’en va pas de même, souligne-t-elle, pour les filles. Le « désinvestissement de l’État est total d’un régime à l’autre (p. 57), à l’exception des « maisons d’éducation de la Légion d’honneur » créées par Napoléon et destinées aux filles pauvres de ceux qui ont « mérité de l’Empire ». Sinon, l’éducation des filles, et encore d’un petit nombre d’entre elles, est laissée à des initiatives privées, majoritairement religieuses, jusqu’en 1836, où les communes sont invitées, mais sans obligation stricte, à ouvrir des écoles de filles. Et en 1860, c’est illégalement que Julie Daubié s’inscrira à l’examen qu’est le baccalauréat.
Sujétion aussi dans le domaine du travail, qui voit « la concentration des femmes dans les emplois déqualifiés du secteur social » (p. 61), celui de l’enseignement, où les femmes n’ont ni le statut, ni les salaires, ni la reconnaissance, ni la formation dont bénéficient leurs collègues masculins, ou encore celui de la garde des enfants en bas âge.
Sujétion dans le domaine de la politique : « deux empereurs, trois rois, un président de la République et la brochette d’hommes figurant le gouvernement provisoire de 1848 » (p. 25), mais le même horizon est bouché pour les femmes. La révolution de 1848 élargit la citoyenneté à tous les hommes, ce qui est un incontestable progrès, mais laisse les femmes en dehors du droit de vote et en dehors de l’universel, le suffrage ainsi qualifié n’étant que masculin. La fraternité porte bien son nom, étant en effet celle des frères.
Organiser avec des constitutions, des lois, des règlements, des institutions la sujétion des femmes ne suffit pas. Il faut aussi la légitimer. Et nombreux sont ceux qui s’y mettent. L’on trouve dans l’ouvrage d’Éliane Viennot un recensement précis des diverses contributions, qu’elles émanent de juristes, médecins, anatomistes, linguistes, historiens, philosophes, écrivains, critiques littéraires, éditeurs, une « classe intellectuelle à la manœuvre » pour « justifier la répartition des rôles et des pouvoirs » (p. 131). L’axe de légitimation de cette répartition est la différence des sexes, une différence naturalisée, essentialisée, incontournable donc.
La femme, c’est le corps d’abord. Il faudrait même dire l’utérus d’abord : par leur sexe et par leur ventre, les femmes sont nées pour le mariage, pour la maternité, pour le « foyer domestique », pas pour « la vie publique » (sauf pour les prostituées), encore moins pour « un effort de l’esprit » (p. 90) par exemple celui que requiert la philosophie comme le souligne, parmi beaucoup d’autres, Eugène Lerminier, professeur au Collège de France. Ou encore sous la plume de Proudhon, pour qui chez la femme, il y a « au cerveau comme dans le ventre certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours » (p. 116).
La différence des sexes justifie les inégalités, les hiérarchies, les disqualifications. Impossible de tout détailler ici, mais arrêtons-nous un instant sur la principale cible visée : les « femmes de lettres ». « Les femmes les plus maltraitées dans les discours du XIXe siècle sont celles qui publient leurs écrits, quelque genre qu’elles pratiquent » (p. 84). Pourquoi ? Parce qu’elles osent s’aventurer sur un terrain que des hommes considèrent comme étant le leur et, surtout, qu’elles peuvent de surcroît y réussir.
Germaine de Staël, Félicité de Genlis, Louise Colet, Marie d’Agoult, George Sand sont les figures les plus connues. Mais il y en a bien d’autres, citées au fil des pages par Éliane Viennot, qui fait là un considérable travail de visibilité aussi bien des femmes qui sont parvenues à faire publier leurs écrits que des auteurs de textes misogynes, sexistes et antiféministes qui vont de la « vitupération des romancières » à la fabrication de la « bas-bleu », soit la femme qui écrit et qui par conséquent n’a jamais connu l’amour, selon Jules Janin, car « l’amour a eu peur de ces lèvres pincées qui vomissent incessamment les rimes des deux sexes ; l’amour a reculé devant ces affreux doigts tachés d’encre… » (p. 100)
Mais il n’y a pas hélas que les critiques d’un Jules Janin ou d’un Gustave Lanson. D’autres s’y emploient aussi, et l’on s’emplit de tristesse à devoir citer les noms de Balzac, de Lamartine, de Stendhal. Oui, Stendhal, qui dresse de si belles figures de femmes dans ses romans, mais qui n’est pas, selon Viennot, l’un des moins actifs dans l’entreprise.
Un peu de respiration cependant, avec le dernier chapitre du livre, celui qui se tourne du côté de celles qui résistent à « l’extraordinaire offensive menée au XIXe siècle contre l’éventualité de l’égalité des sexes, c’est-à-dire contre les femmes » (p. 263) : les féministes, encore peu nombreuses, mais néanmoins opiniâtres combattantes, écrivaines, institutrices, ouvrières, militantes politiques, qui affrontent mépris, opprobres, injures, violence des mots et des gestes, emprisonnement même parfois.
Mais elles sont là, de plus en plus décidées. Elles s’organisent, elles créent des clubs, tels l’Athénée des Dames, ou le Club de l’émancipation des femmes, ou encore le Club fraternel des lingères. Elles lancent des appels, créent des journaux pour se faire entendre, La femme libre, La tribune des femmes, Le journal des femmes, La Gazette des femmes, etc. Comment ne pas penser, en lisant ces pages, à la floraison de journaux et de revues que leurs descendantes créeront des décennies plus tard, dans les années 1970, ou à celles des blogs, sites, podcasts réalisés par les féministes actuelles !
Alors il faut citer les noms, outre ceux des écrivaines ci-dessus mentionnées, de ces inlassables militantes, Claire Démar, Jeanne Deroin, Flora Tristan, Eugénie Niboyet, Désirée Gay, Pauline Roland, Reine Guindorf, Suzanne Voilquin, Fanny Richomme. Toutes dénoncent le pouvoir donné aux hommes dans le mariage, l’exclusion des femmes de la citoyenneté, ou encore « la dévalorisation qu’entraîne l’étiquette femme auteur », à l’instar de la jeune sœur de Balzac, Laure de Surville (p. 284).
Mais toutes revendiquent d’abord et avant tout le développement de l’instruction des filles. Si les filles seront presque autant scolarisées au niveau primaire que les garçons au cours de Second Empire, il faudra encore attendre bien des années pour qu’il en soit de même aux niveaux secondaire et supérieur.
À celles et ceux qui se plaisent aujourd’hui à présenter la France comme une « patrie féminine » ou qui affirment que l’égalité entre les femmes et les hommes est une composante essentielle de l’identité française, on ne peut que conseiller la lecture de ce livre. Elle leur permettra de comprendre d’où nous venons et surtout pourquoi il a fallu tant d’années et de combats pour que l’égalité et la liberté des femmes soient conquises – une conquête encore inachevée.
par , le 3 mars 2021
Martine Storti, « Comment le pouvoir vint aux hommes », La Vie des idées , 3 mars 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Eliane-Viennot-L-age-d-or-de-l-ordre-masculin
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