Au-delà de la légende noire qui l’entoure, l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, incarna à la fois la maternité et les vertus chrétiennes, non sans jouer un rôle politique et diplomatique.
Au-delà de la légende noire qui l’entoure, l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, incarna à la fois la maternité et les vertus chrétiennes, non sans jouer un rôle politique et diplomatique.
Cet ouvrage, qui entend dresser un portrait politique de l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, s’insère dans le renouvellement historiographique porté par l’histoire du genre. L’auteur, Maxime Michelet, qui signe ici son premier livre, rompt avec toute forme de convention et de misogynie pour réévaluer le rôle que cette première dame joua comme « femme de pouvoir ».
L’ouvrage s’ouvre sur un premier chapitre, excellent, consacré à la légende noire de l’impératrice, qui, comme toute femme ayant exercé un pouvoir, fit l’objet de multiples calomnies. Telle Marie-Antoinette, frivole et légère, qui plus est étrangère, Eugénie de Montijo serait une impératrice maudite, qui aurait, en outrepassant les frontières assignées à son genre, contribué à la ruine du régime.
L’auteur met ainsi en évidence toute la part de misogynie venue obscurcir le regard porté par les contemporains sur celle qui fut, en France, la dernière souveraine de l’histoire monarchique de France. L’effondrement du règne dans la débâcle de 1870 et l’entreprise de dénigrement qui suivit la chute de l’Empire relancèrent les critiques contre celle qui était femme, espagnole et catholique.
En 1907, dans sa biographie de l’impératrice, Frédéric Loliée écrit ces phrases particulièrement truculentes : « Mais, on le redira après nous : elle était femme ; elle éprouvait et ne raisonnait pas ; elle agissait et ne voyait pas où la conduiraient ses actes ou plutôt ses impulsions, et, avec elle, l’empereur et la France » (p. 36). On retrouve ici tous les stéréotypes genrés : émotives et impulsives, les femmes seraient étrangères à la raison.
Pour autant, la comtesse de Teba fut bien une femme de pouvoir, ce que Maxime Michelet démontre brillamment, en s’appuyant sur une vaste documentation, en particulier sur le fonds Napoléon des Archives Nationales, mais aussi sur de nombreux témoignages de contemporains. Son mariage avec Napoléon III en janvier 1853 la fit entrer dans l’histoire de France : loin d’être une simple saynète romantique – comme l’historiographie le laissait entendre –, cette union fut un événement politique et diplomatique de premier plan, qui venait clore une crise multiforme provoquée par la décision de restaurer la forme monarchique du pouvoir napoléonien (p. 56). Il fallait affirmer les caractéristiques singulières d’un régime à la fois fils de la monarchie traditionnelle et des acquis de la Révolution.
Comme toutes les souveraines qui l’avaient précédée, Eugénie de Montijo devait donner un héritier à la France. Le 16 mars 1856, elle accoucha d’un fils, baptisé trois mois plus tard dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Le cérémonial, savamment orchestré, mettait en scène le pouvoir impérial, incarné par Napoléon III et Eugénie, ainsi que la continuité de la dynastie.
La « consécration de la maternité » de l’impératrice se traduisit aussitôt en termes juridiques : le sénatus-consulte du 17 juillet 1856 posait les bases du gouvernement impérial durant la minorité du prince héritier. Un an et demi plus tard, le 1er février 1858, Eugénie était choisie comme possible régente par l’empereur. Sa légitimité s’appuyait sur deux dimensions, l’une maternelle (l’amour qu’une mère porte à son fils minimise tout risque d’usurpation) et l’autre matrimoniale (elle était « associée » au règne de son époux).
Eugénie expérimenta de manière pratique la réalité de ses fonctions en 1859, quand Napoléon III décida d’aller soutenir l’indépendance italienne en combattant l’Autriche. La régence qu’elle exerça pendant plus de deux mois était cependant strictement encadrée : ses actes, discutés en conseil, devaient être contresignés par les ministres compétents. Elle exerça à nouveau un pouvoir intérimaire pendant le second séjour de Napoléon III en Algérie, en 1865, et lorsqu’il prit en 1870 la commande de ses troupes lors de la guerre franco-prussienne. Elle se révéla alors une « femme d’État » par les mesures prises et l’action politique qu’elle déploya.
La régence était cependant exceptionnelle. Son pouvoir s’exerça aussi, de manière plus durable, dans d’autres domaines liés à la représentation, lors de cérémonies particulières, ou en animant l’une des cours les plus brillantes d’Europe. L’impératrice était revêtue d’une aura singulière qui faisait notamment d’elle l’attraction principale des voyages officiels. À titre d’exemple, à l’automne 1869, elle accomplit une des missions les plus triomphales de son règne en se rendant en Égypte, pour y présider aux célébrations de l’inauguration du canal de Suez.
Eugénie incarna également la vertu, chrétienne mais aussi « royale » de charité, jouant le rôle de médiatrice « entre ceux qui souffrent et celui qui peut y porter remède », entre les déshérités et les puissants (p. 182). Elle déclina le « ministère de la bienfaisance » qu’elle exerça par diverses fondations et œuvres destinées aux hôpitaux et aux prisons, ainsi que par son action globale en faveur de l’enfance (les sociétés de Charité maternelle). Ces fonctions relèvent du rôle séculaire dévolu aux premières dames de France, ces « dames de cœur » qui jouèrent le rôle de « mère du peuple » par leurs redistributions.
Femme et souveraine de la Cité impériale, Eugénie incarna ainsi la dimension monarchique de l’Empire, ceci la distinguant de Napoléon III, à la fois monarque héréditaire et élu du peuple.
Avec sa mission de faire la dynastie en donnant un héritier au monarque et même de manière plus générale de faire dynastie en assurant que celle-ci se perpétue, l’impératrice Eugénie a occupé une place essentielle, si ce n’est la principale, dans ce grand acte manqué qu’est la construction d’une France monarchique dans la France issue de la Révolution (p. 52).
Son pouvoir fut aussi plus informel, une influence qu’elle exerça dans divers domaines, notamment diplomatique. Maxime Michelet s’interroge sur le rôle qu’elle joua dans l’expédition du Mexique. Il montre qu’elle fut l’un des éléments centraux qui constituent la genèse de cette « grande pensée du règne transformée en désastre diplomatique et militaire » (p. 218). Eugénie fut un membre efficient d’un courant diplomatique des années 1860-1862, favorable à une intervention en Amérique centrale et, par ces liens à la fois avec les exilés mexicains à Paris et avec l’empereur, elle fut l’une des interfaces les plus efficaces.
Amoureux de son modèle, Maxime Michelet cherche à montrer la figure d’exception que constitua Eugénie. Il faudrait peut-être se référer, davantage qu’il ne le fait, aux modèles antérieurs de « femmes de pouvoir », afin d’ancrer davantage la geste de l’impératrice dans la continuité – ou non – des souveraines qui l’avaient précédée.
Car si l’impératrice eut bien un rôle politique, il faut pourtant convenir qu’il fut circonscrit aux fonctions imposées à son genre : en France, une femme ne pouvait détenir l’auctoritas, à l’exception des périodes strictement limitées de la régence. Eugénie ne chercha pas à dépasser les attributions qui lui avaient été conférées (régence, représentation, intervention sociale), contrairement à d’autres souveraines (telles Blanche de Castille ou Catherine de Médicis), réputées avoir « un cœur d’homme » en un corps de femme (ces permutations de circonstance permettant de ne pas remettre en cause le paradigme de la supériorité masculine).
L’auteur le reconnaît d’ailleurs en conclusion : « Son inscription dans la Cité releva principalement du domaine de la représentation, et l’inscription active qui a pu être la sienne réside non dans ses opinions politiques, mais dans son intervention charitable ». L’historiographie lui octroya une puissance « fantasmée » (p. 301) utilisée par certains (on pense aux pamphlétaires) au titre d’élément du combat politique. D’une opinion favorable à l’expédition mexicaine, on en fit son instigatrice. D’une opinion défavorable à la libéralisation de l’Empire, on en fit l’âme des bonapartistes autoritaires.
À ce titre, l’ouvrage est particulièrement novateur : Maxime Michelet s’attache à dénouer tous les fils tissés par l’historiographie, s’écartant des clichés misogynes et xénophobes pour retracer le parcours d’une femme d’exception, proche de nous par cette singulière longévité qui lui fit traverser le XIXe siècle, de sa naissance en 1826 à sa mort en 1920. « Ayant écouté les récits de Stendhal au cours des premières années de sa vie, elle prendra le thé avec Jean Cocteau dans les années les plus avancées de sa vieillesse » (p. 16). Un siècle seulement nous sépare de la disparition de l’impératrice, survivante d’un siècle en train de mourir, « éclat fané d’une Europe à laquelle le premier conflit mondial a porté un coup définitif ».
par , le 25 mars 2021
Murielle Gaude-Ferragu, « Eugénie, première dame de France », La Vie des idées , 25 mars 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Maxime-Michelet-L-Imperatrice-Eugenie
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