L’histoire de la gestion politique des épidémies infectieuses est longue et permet d’éclairer la situation actuelle. La peur de la contagion propre à une épidémie peut réinstaurer la « logique antiscientifique de la souillure », comme l’a brillamment montré Susan Sontag [1] (1989 : 44), et générer des métaphores guerrières qui stigmatisent les personnes atteintes ou celles estimées « à risque ». Michel Foucault avait dégagé deux modèles de gestion des épidémies, avec deux épidémies-paradigme. La première, la lèpre, basée sur une logique d’éloignement et d’enfermement des malades, définit le modèle juridico-légal (séparation, définition de l’interdit et de l’exclu). La seconde, la peste, voit apparaître à la fin du XVIIe siècle le modèle disciplinaire, qui se base sur le quadrillage, l’individualisation et la surveillance. Alors que le lépreux est anonymisé « dans une masse qu’il importe peu de différencier » et exclu de la Cité, le pestiféré est identifié, surveillé par l’État et a l’interdiction de sortir de son lieu de résidence : « Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, […] où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts – tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. » Si le but avoué du confinement est de contenir l’épidémie, Foucault souligne que la quarantaine permet aussi l’utopie d’une société disciplinaire : « La ville en danger de peste, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée : on oppose l’ordre absolu pour combattre le désordre de la maladie. »
Si la lecture de ces lignes ne peut que faire écho à l’épidémie actuelle de la COVID-19, qui a déclenché le premier confinement globalisé de l’histoire contemporaine, la gestion politique actuelle échappe toutefois aux catégories foucaldiennes. Il nous faudra pourtant encore du recul pour saisir les effets de ces décisions politiques (et leurs suites). En attendant, il nous semble intéressant de revenir sur les enseignements de la dernière épidémie globale, celle du VIH/sida. Afin de contrer la peur liée à l’épidémie et la stigmatisation des malades, un nouveau modèle de gestion politique a émergé, axé non seulement sur des objectifs de santé publique mais aussi, et de façon imbriquée, sur des objectifs de droits humains. Bien que l’épidémie ou la pandémie de la COVID-19 ne soit pas comparable à celle du VIH/sida, leurs points communs et différences ont déjà fait l’objet de divers examens. Pour contribuer à cette réflexion émergente, nous voulons ici dégager les principales leçons de la lutte contre le VIH/sida, afin non seulement de mieux comprendre les politiques promues aujourd’hui face au coronavirus, mais également et plus généralement de penser comment améliorer à l’avenir notre réponse collective aux pandémies.
Sida et corona : même combat ?
Revenons rapidement sur deux différences majeures entre ces épidémies et les réactions sociales qu’elles ont entraînées. En premier lieu, la temporalité des réactions scientifiques et politiques a été radicalement différente. Le virus SARS-CoV-2, apparu vraisemblablement en décembre 2019 à Wuhan, a rapidement été identifié et séquencé (dès fin janvier 2020) permettant la mise en place rapide des techniques de dépistages, là où il a fallu près de 6 ans pour que le VIH soit identifié en 1985, au terme d’épiques controverses scientifiques, et que les techniques de dépistage soient mises au point ensuite. Quant aux premières campagnes médiatiques, elles datent (en Belgique comme en France) de 1986. Par contraste, les réactions politiques face à la COVID-19 ont été (relativement) rapides, puisque dès le mois de mars, les gouvernements décident d’un confinement généralisé, excepté pour les « métiers essentiels ».
En second lieu, les réactions sociales diffèrent du fait des spécificités des virus. Au départ pourtant, la même stigmatisation des personnes « étrangères » est à l’œuvre, cette fois à l’égard des personnes d’origine ou d’apparence chinoise ou asiatique ; la Chine étant même officiellement pointée du doigt par certains dirigeants (Trump notamment) comme responsable de la pandémie. Le virus est à nouveau appréhendé comme celui de l’Autre (de la même manière que le sida a été considéré comme importé par les Haïtiens aux États-Unis ou les Congolais en Belgique), alimentant les peurs et les fausses rumeurs, le racisme latent resurgissant de façon criante en période de crise. Cependant, les modes de transmission du coronavirus sont très différents de ceux du VIH/sida, puisqu’il est un aérosol bien plus infectieux, ne nécessitant pas de contact physique. Dès lors on l’a vu, le confinement, aussi généralisé soit-il, ne peut garantir de ne pas « attraper » le virus, ne serait-ce qu’en allant faire ses courses. En ce sens, le coronavirus met en évidence notre vulnérabilité, individuelle et collective et place l’ensemble de la population face au risque. Plus fondamentalement, il met également en danger cette donnée universelle qu’est notre capacité individuelle à respirer, et notre capacité collective à gérer nos malades et nos « aîné·es ». En ce sens, il modifie profondément non pas seulement nos rapports sexuels, mais l’ensemble de nos rapports sociaux (les rapports intergénérationnels en premier lieu) et de nos manières d’être au monde avec l’instauration des « gestes barrière ».
Malgré ces différences essentielles, ce sont les mêmes professionnel.les de santé qui se retrouvent en « première ligne », issu.es des services des maladies infectieuses. Au-delà de cette continuité sectorielle, ils et elles nous disent retrouver l’incertitude et la panique des « années sida ». Françoise Barré-Sinoussi évoque d’ailleurs le même emballement médiatique autour des fausses nouvelles et des promesses de vaccins rapides.
De plus, bien que la létalité du coronavirus soit bien plus faible, c’est le retour de la mort dans l’espace social, voire de « l’hécatombe » (terme utilisé dans les années 1980 face à la multiplication des décès), cette fois dans les maisons de repos (près de la moitié des décès du coronavirus en Belgique). À nouveau, les malades meurent seuls, sans accompagnement de leurs proches, qui ne peuvent de surcroît organiser ensuite ensemble les cérémonies de deuil. « C’est toute la dramaturgie de l’au revoir qui est complètement bouleversée », relève ainsi Vinciane Despret. Il nous faudra du temps pour évaluer les effets de cette profonde solitude face à la mort et à l’angoisse de la maladie, pour savoir si ces décisions relevaient d’une solidarité avec nos aîné.es ou d’une politique du tri des malades. Car en « situation de pénurie », il a parfois fallu « prioriser » les malades pour choisir qui soigner.
Afin que cette impréparation ne se reproduise pas, il nous faut réfléchir aux effets potentiels de la « crise du coronavirus » au regard des enseignements de la gestion politique de la lutte contre le VIH/sida.
Les 5 principaux enseignements de la lutte contre le VIH/sida
Peur des risques et incertitudes scientifiques
La notion de risque s’est une fois de plus imposée comme centrale dans les discussions épidémiologiques, médicales et politiques. Au-delà du rapport au risque de transmission stricto-sensu d’un virus, c’est notre nouvelle modernité dans son ensemble que certains auteurs tels Ulrich Beck ont qualifié de « société du risque » [2]. L’émergence de risques contemporains, qu’ils soient liés aux technologies (notamment nucléaires) et à la globalisation en général (accélérant notamment la circulation des virus), semble aller de pair avec une mise à distance du risque de mort, et la généralisation du fantasme du risque zéro. Plusieurs éléments sont à évoquer à ce sujet en lien avec la lutte contre les épidémies.
Premièrement, l’estimation des risques de transmission est complexe, la science n’étant pas toujours à même de les identifier ni de les quantifier avec certitude. Par exemple, les recherches comportementales en santé publique ont montré que même le préservatif ne garantit pas une élimination totale du risque de transmission du VIH (principalement pour des raisons de mauvaise utilisation). Rappelons-le, le risque 0 n’existe pas. De plus, les débats sur les risques réels de transmission selon les pratiques sexuelles (par contact bucco-génital par exemple) ou selon la mise sous traitement antirétroviral de la personne diagnostiquée ont fait l’objet de multiples controverses. La forte transmissibilité de la COVID-19 rend ces estimations encore plus complexes et les messages de prévention peu lisibles (par exemple concernant la distance physique minimale à adopter), d’autant que les déclarations politiques ont été pour le moins variables, notamment concernant le port du masque.
Or, nous avons déjà montré [3] que l’incertitude et les controverses scientifiques dans la lutte contre le VIH ont non seulement alimenté la peur et l’exclusion des personnes diagnostiquées, mais également ralenti les innovations thérapeutiques. Les protocoles scientifiques ont été progressivement mis en place pour garantir (idéalement) une médecine « evidence-based » basée sur la collaboration avant la concurrence. Le temps scientifique n’est pas le temps politique, même s’il s’accélère, comme le souligne Philippe Sansonetti. Il nous faudra analyser la controverse passionnée autour de l’hydroxychloroquine face à la COVID-19, dans la mesure où elle rend compte autant de la construction de la « vérité » scientifique, à travers les modalités des protocoles médicaux et l’utilisation récente des big data dans la recherche, que des liens de concurrence entre équipes de recherche, firmes pharmaceutiques et États. L’OMS en a d’ailleurs appelé récemment à contrer le « nationalisme vaccinal » qui exacerbe in fine la pandémie en donnant la priorité aux nationaux avant les personnes les plus à risque au niveau mondial. À nouveau, l’incertitude alimente les récits nationaux autant que les « fausses croyances », reproduisant dans les imaginaires l’idée d’un virus venant de l’extérieur et dans les dispositifs d’accès aux ressources les rapports postcoloniaux [4].
Deuxièmement, les études en sciences sociales [5] ont montré que les individus ne font pas seulement face à un risque d’infection ou de maladie, mais qu’ils doivent également gérer d’autres risques, ceux de pauvreté, d’exclusion ou de solitude par exemple, procédant ainsi à un arbitrage en fonction des situations. Ils peuvent « prendre des risques » en termes de santé, en agissant rationnellement, sans être des « irresponsables ». En outre, ils n’ont pas toujours les moyens de mettre en œuvre cet arbitrage, soit parce que les outils (le préservatif ou le masque) manquent ponctuellement ou structurellement, soit parce qu’ils ne sont pas en mesure de les utiliser (une personne pouvant avoir du mal à proposer le préservatif par exemple ou ayant une incapacité respiratoire rendant difficile le port du masque buccal), soit encore parce qu’ils ne disposent pas d’informations claires (et non-contradictoires) sur les moyens efficaces et disponibles pour diminuer les risques. De même, au niveau collectif les coûts sociaux du (re)confinement et de la « distanciation sociale », en termes économiques mais aussi psychologiques et affectifs, doivent s’appréhender au regard des bénéfices sanitaires. À l’instar d’Olivier Servais qui déclare : « nous sommes d’avis que le risque zéro est une chimère destructrice, et qu’il faut nous résoudre à accepter que le virus continue à circuler dans la société, de façon minime et calculée. »
Enfin, face à la multi-dimensionnalité des risques, les acteurs de la lutte contre le sida ont fait valoir l’importance d’une approche en termes de réduction des risques (RdR), qu’il y a lieu ici aussi de considérer. Pensée au départ dans le contexte de l’usage de drogues, du partage de seringues plus précisément, ce nouveau paradigme va transformer en profondeur la politique de lutte contre le sida à la fin des années 1990. Son efficacité pour les injecteurs ayant été rapidement démontrée au niveau épidémiologique (le pourcentage de ce groupe chute drastiquement dans les nouveaux diagnostics de VIH dès qu’une politique de RdR est menée), elle s’est ensuite élargie à la réduction des risques sexuels. Cette approche a permis de diversifier les instruments et d’aller au-delà de l’abstinence ou de l’usage du préservatif, afin que chacun·e puisse réduire les risques en fonction de ses possibilités réelles et de son contexte de vie (traitement préventif du VIH, retrait avant éjaculation, sero-sorting, séro-positioning, etc.). Autrement dit la politique de réduction des risques présuppose des informations, claires et non-discordantes, sur les risques réels de transmission, les outils pour les réduire, leur mise à disposition par les pouvoirs publics et la responsabilisation de toutes et tous.
Responsabilisation versus criminalisation des comportements
La responsabilisation suppose de faire confiance aux individus et en leur capacité de faire des choix éclairés et rationnels en fonction de leur situation, plutôt que d’imposer des comportements supposés adéquats et de sanctionner celles et ceux qui ne s’y conforment pas. Face à la COVID-19, la Belgique, comme la France, l’Italie et environ 80 pays dans le monde ont choisi d’imposer un confinement, puis des déconfinements progressifs selon les secteurs, et d’en sanctionner les violations. Ainsi, les comportements estimés transgressifs ont fait l’objet d’une condamnation morale, de dénonciations, voire d’amendes et de condamnations pénales, surtout dans les « quartiers populaires », nous y reviendrons. Lors des premières étapes de déconfinement, les consignes se sont complexifiées et même les mieux informés n’ont pas réussi pas toujours à savoir quand, où et avec qui ils pouvaient converser en face-à-face. Les consignes autour du port du masque (où, quand et à qui faut-il l’imposer ? quel type de masque ? comment le porter correctement ? etc.) sont à cet égard significatives ; certains pays comme le Qatar n’hésitent plus à infliger 3 ans de prison à toute personne sans masque dans l’espace public.
La lutte contre le sida a au contraire montré que la criminalisation des comportements dits à risque n’assure pas leur évitement et tend plutôt à entraver les comportements préventifs. La criminalisation de l’exposition au risque de transmission du VIH, qui émerge en Belgique à partir de 2011 [6] (et dans la plupart des pays au milieu des années 2000) remet en effet en cause la co-responsabilité des partenaires sexuels face au risque, paradigme qui avait définit la politique de lutte contre le sida. Désormais, seules les personnes diagnostiquées séropositives sont censées prendre en charge la prévention et protéger leur·s partenaire·s. Si elles manquent à cette injonction, elles peuvent être condamnées et incarcérées pour cela. La criminalisation fait en outre régner un sentiment de fausse sécurité dans la population, les séronégatif·ves pouvant estimer que c’est à l’Autre de dire et de protéger ; alors que l’épidémie continue principalement à se propager en raison des personnes qui ne connaissent pas leur statut et se supposent séronégatives.
La criminalisation de la transmission du VIH s’est également avérée délétère sur le plan de la justice sociale, notamment en condamnant des comportements non-intentionnels et non-risqués, renforçant les inégalités sociales de santé en visant des individus vulnérables. En Belgique, un travailleur du sexe sans-papier a ainsi été condamné à 18 mois de détention en 2017 pour avoir accepté un rapport sexuel avec un client sans préservatif (alors que le VIH n’a pas été transmis) ; sans que les rapports de force induits par la prostitution soient pris en compte. De nombreuses recherches montrent par ailleurs que les hommes racisés sont plus à même d’être poursuivis puis condamnés par la justice [7].
Concernant la criminalisation du risque de transmission de la COVID-19, le HIV Justice Network a recensé des centaines de cas dans le monde, principalement des condamnations pour des crachats ou le fait de tousser sur des agents des forces de l’ordre. Que ce risque de transmission soit volontaire ou non, il n’a pas été estimé scientifiquement et a rarement donné lieu, dans les faits, à une transmission effective du coronavirus. En outre, la criminalisation touche également au non-respect des règles de (dé)confinement (non port ou « mauvais » port du masque, insuffisance de distanciation sociale, rupture de la « bulle », etc.). Avec plus de 92.000 infractions enregistrées aux arrêtés COVID-19 en Belgique en août, « en moyenne, un Belge sur 100 serait donc devenu un délinquant » ? Et certain·es sont aussi plus vulnérables à ce risque de criminalisation, notamment les jeunes les plus précaires et les corps racialisés comme non-blancs. La surveillance de certaines zones et les violences policières racistes, dont la dénonciation arrive à son paroxysme avec la mort de George Floyd, déclenchent des manifestations à travers le monde et le contexte états-unien ne doit pas faire oublier les pratiques locales, et singulièrement la mort du jeune Adil le 10 avril à Bruxelles suite à une course-poursuite avec la police pour non-respect des règles de distanciation. La criminalisation des comportements ne fait ainsi qu’accentuer les inégalités sociales et raciales, sans prendre en compte les dimensions structurelles qui alimentent l’épidémie (manque de tests de dépistage, sous-financement de l’hôpital public et de la recherche, etc.). Comme souligné par Michael Seltzer, « The enemy is the virus, not the patient, nor any group of people » (L’ennemi est le virus, pas le patient ni un groupe de personnes).
L’attention aux plus vulnérables
L’émergence du VIH/sida génère au départ une « panique morale » [8], favorisant des mesures d’exclusion, de surveillance et de confinement : mise à l’écart des malades dans les hôpitaux, fermetures d’établissements gays au nom de la santé publique, regroupement dans les prisons belges des « Sida boys » confinés dans une même cellule, et même, appel à la création de « sidatoriums » lancé par Jean-Marie Le Pen en France. La peur face à l’épidémie, alimentée par les incertitudes quant à l’identification du (rétro)virus et de ses modes de transmission, justifie les réactions de rejet, voire de dégoût à l’égard des malades ou des potentiels malades [9]. La catégorisation des « groupes à risque » autour des « 5H » (Homosexuels, Héroïnomanes, Haïtiens aux États-Unis, Hooker pour prostituées et Hémophiles) participe de la stigmatisation des plus vulnérables. Les malades, au lieu de susciter de la compassion, sont alors au contraire la cible de discours moralisateurs et sont jugés responsables, si ce n’est coupables, de leur infection (à l’exception des hémophiles perçus comme des « victimes innocentes »).
Pour contrer cette dynamique, les mobilisations des personnes concernées et de la société civile furent inédites : elle ont profondément modifié le système de santé. Les professionnel.les se rendent également compte que stigmatiser des « groupes à risque » est contre-productif en termes de santé publique, puisque cela décourage le dépistage et le recours au système de soins, complique la divulgation de la séropositivité et renforce in fine les « comportements à risque ». Les politiques publiques, vont dès lors vers une généralisation du risque et les messages préventifs s’adressent désormais à l’ensemble de la population (« Nous sommes tous et toutes concerné·es »). François Delor, le fondateur de l’Observatoire du sida et des sexualités, alerte sur les limites de la construction d’un « virus républicain », faisant fi des personnes effectivement les plus vulnérables : « Le sida pour tous n’est plus le sida de personne » [10]. Il s’agit en effet de cibler les personnes les plus exposées au risque du VIH et de ses complications. L’attention publique va se centrer, à partir de catégories épidémiologiques, sur les « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes », les « migrant·es d’origine sub-saharienne », les travailleur·ses du sexe, les personnes détenues, etc. Au-delà de ces catégories (questionnables), il s’agit aujourd’hui, pour identifier les plus vulnérables, de saisir l’intersectionnalité ou l’imbrication des rapports de pouvoir et des discriminations, en articulant les données de santé, de sexualité, de genre, de classe et de race.
Un enseignement fondamental de la lutte contre le sida et des recherches sur l’intersectionnalité [11] est ainsi que la protection des plus vulnérables bénéficie à l’ensemble de la société. Envisager dès lors les inégalités sociales de santé comme un déterminant majeur de l’évolution de l’épidémie permet de rendre visibles les inégalités qui non seulement structurent l’épidémie mais l’alimentent, en rendant notamment plus difficile l’accès aux soins (y compris au dépistage) et aux informations.
À nouveau, la lutte contre la COVID-19 pourrait s’inspirer de cette attention aux plus vulnérables, au lieu de les pénaliser. Le coronavirus procure une certaine « illusion de l’égalité », nous rappelle Didier Fassin. Nous serions toutes et tous égaux face au risque de transmission et au risque de complication, voire au risque létal. Toutefois, les données disponibles montrent qu’il n’en est rien. En premier lieu, tout le monde s’accorde sur le fait que l’âge et les comorbidités sont des éléments déterminants. En second lieu, les inégalités sociales et raciales (quand les données sont disponibles, comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, le risque d’attraper et de décéder de la COVID sont 2 à 4 fois supérieures pour les minorités ethniques, et singulièrement les Afro-américains) sont prédominantes. On le voit à partir d’indices géographiques à Bruxelles avec le croissant pauvre (particulièrement Anderlecht, commune la plus touchée), en France avec la surmortalité en Seine-Saint-Denis. Enfin, les épidémies touchent certains groupes plus que d’autres ; notamment ceux qui vivent en rue ou dans des lieux clos, de la maison de retraite aux prisons en passant par les centres de détention pour étrangers. La rationalité médicale voudrait que ces potentiels « nids à virus » soient pris en compte dans la volonté étatique de « limiter les morts », même s’il semble pour l’instant délaissés. La récente Déclaration commune de l’ONUDC, de l’OMS, de l’ONUSIDA et du HCDH sur la COVID-19 dans les prisons et autres milieux fermés rappelle l’importance d’assurer l’accès aux soins et aux droits, de limiter au maximum la population carcérale et d’envisager des peines alternatives.
Des recherches et des statistiques précises sont en ce sens nécessaires afin d’évaluer qui a payé le plus lourd tribut à la pandémie et au confinement. La régularisation des sans-papiers, comme ce fut le cas au Portugal et en Irlande, de même que la réduction de la surpopulation carcérale, constituent aujourd’hui des mesures de santé publique. De même, nous savons que la « fermeture » (toute relative dans les faits) des frontières et les restrictions aux déplacements ne sont que des moyens symboliques d’empêcher le virus de circuler. En réalité, ils ne font qu’aggraver la situation dramatique des réfugié·es et demandeur·euses d’asile et réactiver « la frontière, la famille et les foins », pour reprendre la trilogie de David Paternotte.
L’implication des personnes concernées
La lutte contre le sida a également démontré l’importance de l’implication des malades et des militant·es dans la définition des politiques de santé publique et des protocoles médicaux. Les mobilisations associatives et militantes ont très tôt désigné différents publics en essayant de penser (sans toujours y arriver) leurs convergences et en mettant en avant la nécessité de la solidarité vis-à-vis des plus vulnérables. Le fondateur d’Aides en France, Daniel Defert, ancien compagnon de Foucault, exprime dès 1989 l’idée du « malade réformateur » [12], de la nécessité de contrebalancer la relation asymétrique médecin/patient et de prendre en compte l’expérience des personnes concernées. La figure du « patient-expert » émerge et toute une législation – née de ces revendications militantes - va permettre de garantir les droits des patient·es face à leur médecin (loi de 2002 en Belgique qui affirme le droit d’être informé sur son état de santé, le droit de consentir de manière éclairée à toute intervention, le droit au respect de sa vie privée et de son intimité, etc.).
Au-delà du cabinet médical, la lutte contre le sida va impulser l’idée d’une « démocratie sanitaire » basée sur l’implication des patient·es et plus largement des personnes concernées (non par le virus en tant que tel mais par le risque d’exposition au virus) dans les politiques. Le principe GIPA (acronyme anglo-saxon signifiant Pour une participation accrue des personnes séropositives) est reconnu dès 1994 par l’ONU et repose non seulement sur la reconnaissance de la contribution des personnes vivant avec le VIH (PVVIH), mais aussi et surtout la création d’espaces pouvant garantir leur participation active à tous les niveaux de la réponse à l’épidémie.
L’implication des personnes vivant avec le VIH a également donné lieu à l’émergence d’un nouveau concept, celui de « santé positive ». Selon le Global Network of People Living with HIV (GNP+) et l’ONUSIDA, la santé positive a pour objectifs d’améliorer la dignité, la qualité et la durée de vie des personnes vivant avec le VIH. L’idée est de considérer la santé dans sa globalité, de ne pas la résumer à « l’absence de maladie » et de développer une approche positive de la santé, qui tienne compte des droits sexuels et des droits humains en général. L’approche intersectorielle veut à la fois impliquer les patient·es et les personnes concernées, et développer un dialogue entre savoirs médicaux, savoirs des sciences sociales et savoirs expérientiels. Plusieurs autres leçons de l’épidémie du VIH s’articulent à ces nouvelles configurations, Gabriel Girard soulignant le fait que la gestion du coronavirus aurait pu se révéler une « opportunité de réinventer la santé communautaire » et de repenser la place des usager·ères dans nos systèmes de santé.
La pandémie de la COVID a mis ces principes à rude épreuve. Des professionnel·les, tel Pascal Santi, ont dénoncé le fait que les associations d’usager·ères de la santé ont été les « grandes oubliées de la gestion de crise ». L’approche a été principalement verticale et médicalo-centrée. En Belgique, les groupes d’experts conseillant le politique n’ont inclu ni les personnes concernées, ni le secteur de promotion de la santé, ni les chercheur·ses en sciences sociales (ou très tardivement avec la nouvelle composition du Celeval). Fin août, un collectif d’une centaine de personnalités (dont de nombreux médecins) signe une carte blanche appelant à « la mise sur pied urgente de groupes de travail larges et multidisciplinaires qui puissent enfin proposer des mesures scientifiquement prouvées efficaces, proportionnées au regard des autres problèmes de société et de santé publique, sans effets collatéraux néfastes et dans le respect de l’état de droit, de la démocratie et des libertés individuelles. » Des efforts restent donc à faire afin de garantir un meilleur niveau de participation des citoyen·nes, et de celles et ceux les plus exposé·es au risque, dans la prise de décision liée à la prévention de cette pandémie. Vu la rapidité avec laquelle nos libertés individuelles et collectives ont été réduites, il faudra aussi que les sciences sociales et juridiques prennent leur place dans la réflexion afin de ne pas réduire cette dernière à des enjeux médico-techniques.
La mise en œuvre de la prévention combinée
Enfin, les stratégies disponibles doivent pouvoir se multiplier et combiner différentes approches, visant la prévention, le dépistage et le traitement, appelée dans la lutte contre le VIH la « prévention combinée ». Le dépistage est désormais la pierre angulaire de cette stratégie, dans la mesure où la connaissance de son statut sérologique permet d’abord aux personnes concernées d’être prises en charge adéquatement et, ensuite, d’adapter leurs pratiques et protéger leur·s partenaire·s. Ainsi, l’offre de dépistage anonyme et gratuit dans certains centres hospitaliers a été élargie par des dispositifs délocalisés et démédicalisés (officiellement autorisés en Belgique en 2018), à l’utilisation de tests rapides ou encore à la mise sur le marché des auto-tests. Par ailleurs, une politique de « traçage » du virus a été mise en place, les professionnel·les encourageant les personnes diagnostiquées à informer leur·s partenaire·s. Des procédures de notification des partenaires par le médecin ont été pensées afin de garantir l’anonymat de la personne-source et de ne pas devoir rompre le secret médical [13].
Cette politique s’articule d’un côté avec les objectifs de prévention et de l’autre, avec la prise en charge médicale, l’accès aux soins et au traitement, en tentant d’éliminer les barrières d’accès aux soins pour les plus vulnérables. Dans le même temps, des investissements ont lieu pour la recherche de vaccin, sans succès jusqu’à présent, et de traitements moins contraignants (la perspective d’une injection tous les 2 mois est aujourd’hui envisageable). La garantie d’accès de toutes et tous aux innovations thérapeutiques, notamment par le contrôle des prix et l’autorisation de génériques, est décisive pour « casser la chaîne » de l’épidémie, vu qu’il est désormais acquis qu’une personne sous traitement avec une charge virale indétectable ne transmet plus le VIH.
La Belgique attend toujours une politique de dépistage massif de la COVID-19 et, en fonction des évolutions technologiques des tests disponibles, un dépistage combiné VIH-COVID pourrait être envisageable. De même, le traçage doit être encadré par plusieurs principes, ceux liés au consentement des patient·es, à la garantie de l’anonymat et au droit à la vie privée, qui inclut l’état de santé. Au-delà de ces conditions, il faut s’interroger avec Emmanuel Lazega sur les risques liés à l’enrichissement des bases de données de traçage, notamment à leurs futures possibles utilisations dans un contexte où les entreprises commerciales de Big Relational Tech contrôlent le marché. Quant à la prise en charge des patient·es, elle ne devrait pas être limitée par le nombre de lits disponibles et de respirateurs. Une prise en charge de qualité doit pouvoir se baser sur un refinancement massif et structurel du secteur des soins. Le sous-financement des hôpitaux, comme des structures de prévention et de promotion de la santé, a montré lors de cette crise ses tragiques limites.
L’ensemble des enseignements, esquissés ici rapidement, devrait, en principe, être profitable à la lutte contre la COVID-19. Au-delà des enjeux médicaux, il est nécessaire de prendre en compte le caractère social de l’épidémie et ses effets psychologiques et économiques à long terme. La peur de l’Autre ne peut constituer une politique de santé publique. La lutte contre le VIH/sida nous enseigne ainsi la nécessité d’articuler les objectifs de santé et les objectifs de droits humains, de solidarité et de lutte contre les inégalités.