Depuis l’émergence du concept de virus à la fin du XIXe siècle, le temps scientifique n’a cessé de s’accélérer pour rattraper l’urgence médicale. Il ne faut cependant pas confondre vitesse et précipitation.
Dossier / Les visages de la pandémie
Depuis l’émergence du concept de virus à la fin du XIXe siècle, le temps scientifique n’a cessé de s’accélérer pour rattraper l’urgence médicale. Il ne faut cependant pas confondre vitesse et précipitation.
« Les maladies infectieuses que nous observons ont-elles toujours existé ? En est-il, parmi elles, qui soient apparues au cours de l’histoire ? Peut-on supposer qu’il en paraîtra de nouvelles ? »
– Charles Nicolle, Le destin des maladies infectieuses (1933)
On entend que Covid-19 nous ramène un siècle en arrière, à la pandémie de grippe espagnole de 1918-19 qui laissa les autorités sanitaires et les populations désemparées car totalement désarmées, faute de traitement et bien entendu de vaccin. Faute aussi de connaissance de l’agent infectieux en cause et de facto des moyens de son diagnostic.
Sommes-nous aussi démunis qu’en 1919 ? La réponse est clairement non, et nous y reviendrons dans le chapitre suivant, « Vaccins Covid-19, rêve ou réalité ? ». En attendant, il est intéressant de faire un retour en arrière et de voir comment au cours du siècle écoulé, depuis la pandémie de grippe espagnole, s’est organisée la réponse aux maladies infectieuses émergentes, permettant en particulier de jauger ce « temps scientifique » nécessaire à la découverte et à la mise en place d’outils de contrôle efficaces. Ce retour en arrière permettra de relativiser nos espérances et nos impatiences d’une disponibilité rapide de ces outils de contrôle. « Avant la fin de l’année »…, déclare un président des États-Unis haut en couleur mais bas en réflexion et expertise dans ce domaine. Loin de prêter au pessimisme, cette réflexion souligne deux évidences : la première est que durant ce « temps scientifique » incontournable, dans lequel nous incluons le temps de la recherche fondamentale et le temps des études cliniques des traitements et vaccins candidats, la prévention est notre seule arme efficace de protection ; et nous disposons d’ores et déjà, avec les outils de diagnostic que la science nous fournit, d’une capacité exceptionnelle de renforcement des stratégies de prévention qui manqua cruellement lors de l’épidémie de grippe espagnole il y a un siècle.
La seconde est que le progrès scientifique incessant, dans les sciences tant fondamentales que cliniques, humaines et sociales, accélère le « temps scientifique ».
Depuis la fin du XIXe siècle, une course s’était engagée, Louis Pasteur et Robert Koch en tête, pour découvrir les agents microbiens responsables des maladies et il s’avéra vite que dans les domaines de la médecine humaine et vétérinaire, comme de la phytopathologie, toutes les maladies transmissibles n’étaient pas causées par des bactéries ou des champignons. Charles Chamberland, à l’Institut Pasteur, avait mis au point en 1884 des colonnes de porcelaine capables de retenir les micro-organismes de la taille des bactéries. Dans les mains de nombreux chercheurs de cette époque, cet outil permit de démontrer que le filtrat de ces « colonnes de Chamberland » conservait l’activité pathogène de l’extrait de tissu malade. En 1892, le botaniste russe Dimitri Ivanovski montra que la sève de plantes touchées par la maladie de la mosaïque du tabac, après filtration, conservait ses capacités pathogènes. L’hypothèse d’une toxine fut éliminée par des expériences impliquant des dilutions successives n’affectant pas la pathogénicité. En cette fin de siècle, un concept nouveau prenait forme et la multiplicité des qualificatifs en traduisait les inconnues, de Contagium vivum fluidum à « virus filtrant » ou « ultrafiltrant », en passant par les « infrabactéries » de Pasteur. Le terme de virus s’imposa néanmoins.
Le premier virus animal, celui de la fièvre aphteuse, fut découvert par Friedrich Löffler et Paul Frosch en Allemagne en 1897, vite suivi par la découverte en 1902 par l’équipe de Walter Reed aux USA, du premier virus humain, celui de la fièvre jaune. Ces chercheurs sont les pères fondateurs de la virologie, bien qu’ils n’aient pas vu le virus qui défiait les techniques d’observation de l’époque. Par « identification », on entend à ce stade que le filtrat conservait son pouvoir pathogène dans un modèle expérimental. Les plants de tabac pour la maladie de la mosaïque, les bovins, ovins et porcins pour la fièvre aphteuse et… l’homme pour la fièvre jaune, puisque Walter Reed expérimenta sur des volontaires humains, plus précisément sur des collaborateurs de son laboratoire.
Tel était à peu près l’état des connaissances en virologie lorsque survint, à la fin du premier conflit mondial, la pandémie de grippe espagnole. Pas tout à fait cependant, car durant ce conflit, Frederik Twort au Royaume Uni et Félix d’Hérelle à l’Institut Pasteur avaient découvert un principe filtrable issu de cultures bactériennes, qui causait la lyse, c’est-à-dire la destruction de ces bactéries et donnait lieu sur les cultures en boîte de Pétri à ce que d’Hérelle appelait des « plages blanches », c’est-à-dire à des plages de bactériolyse. Ce principe de virus de bactéries, le bactériophage, fut utilisé comme thérapeutique de la dysenterie bacillaire dans les hôpitaux militaire durant la Grande Guerre. Sur le plan scientifique, ces travaux introduisaient la notion d’une fonction de lyse cellulaire qui deviendrait un thème central des virus eucaryotes. La virologie cellulaire balbutiait donc, mais n’apportait pas de lumières à l’étiologie de la grippe espagnole, faisant écrire à George A. Soper en mai 1919 : “The most astonishing thing about the pandemic was the complete mystery which surrounded it. Nobody seemed to know what the disease was, where it came from or how to stop it” [1]. On soupçonna bien un virus, mais on ne disposait pas de modèle animal pour tester les filtrats de produits pathologiques humains. Par ailleurs, le décès survenait souvent au deuxième pic fébrile, dont les anatomopathologistes et microbiologistes étudiant les poumons des défunts montrèrent rapidement qu’il était dû à une infection bactérienne par staphylocoque, pneumocoque ou Haemophilus influenzae. Une théorie bactérienne de la grippe s’installait subrepticement.
Dans les années qui suivirent, on définit un virus comme un « agent responsable d’une maladie infectieuse, de nature particulaire et de taille comprise entre 0,01 et 0,3 micromètre » [2]. Rien de bien neuf, mais la pandémie de grippe espagnole avait donné un coup de fouet à la recherche et à partir de 1931, tout bascula. D’abord chez l’animal, Richard Schope aux USA démontra que la grippe porcine était d’origine virale, selon la définition ci-dessus, et non bactérienne. Puis chez l’homme. En 1933 au Royaume Uni, au Centre de Recherche de Mill Hill au nord de Londres, Patrick Laydlaw et son équipe, au cours d’une épidémie de grippe, parvinrent à transmettre la maladie au furet par voie aérienne grâce à un filtrat d’échantillon pathologique humain. Puis ils réussirent la transmission de furet à furet en utilisant des sécrétions naso-pharyngées filtrées.
Mieux, ils montrèrent que les furets convalescents étaient protégés contre une nouvelle inoculation. L’existence d’un modèle expérimental avait tout débloqué : un virus démontré et une perspective de vaccination. Des tentatives infructueuses avaient été faites durant la grippe espagnole, à la manière de Pasteur pour la rage, en inactivant des échantillons pathologiques. Tout s’emballa en 1935, lorsque Wilson Smith, dans le laboratoire de Laidlaw, parvint à cultiver le virus de la grippe humaine sur des embryons de poulet, permettant les premières mises au point de vaccins. Il manquait encore quelque chose pour ceux qui ne croient que ce qu’ils voient : la réalité physique de ces virus. Dans la même période, l’invention du microscope électronique offrit une résolution compatible avec la taille des particules virales ; par ailleurs, Wendell Stanley aux USA réussit en 1935 à obtenir sous forme de cristal le virus de la mosaïque du tabac, offrant ainsi la première structure d’un virus, avant de montrer sa double composition en protéines et acides ribonucléiques (ARN). Le virus était enfin né ! La grippe fut un moteur majeur de l’émergence de la virologie moderne. Cinq années glorieuses, une décennie après la pandémie de grippe espagnole. Il fallut cependant attendre 1944-45 pour que Jonas Salk, soutenu par l’Armée Américaine, mette au point à grande échelle la production d’un vaccin inactivé, c’est-à-dire composé de virus tués, pour le Corps Expéditionnaire américain en Europe.
Quinze ans entre la pandémie de grippe espagnole et la découverte du virus grippal. Vingt-cinq ans avant la mise à disposition d’un vaccin et un bon demi-siècle avant l’apparition de médicaments antiviraux d’efficacité relative, comme la ribavirine puis l’oseltamivir. Il faut garder comme une référence ce « temps scientifique » de l’époque pionnière.
Plus près de nous, il fallut trois ans pour découvrir le VIH, virus responsable du SIDA, quinze ans pour disposer de trithérapies efficaces associant des molécules très innovantes, certaines, comme les anti-protéases, adaptées de recherches ayant débouché sur une approche pharmacologique nouvelle de l’hypertension artérielle. En revanche, malgré plus de trente ans de recherche intensive, on ne dispose toujours pas d’un vaccin contre le VIH. Il serait pourtant indispensable pour éradiquer la maladie, car le traitement seul, sous toutes ses formes, et malgré des efforts colossaux des partenaires publics et privés, reste difficile à assurer sur le long terme dans les régions à bas revenus et à systèmes sanitaires fragiles.
On peut néanmoins noter les progrès énormes dus à l’exceptionnelle mobilisation qui s’était effectuée dès le début des années 1980 dans le domaine de l’information et de l’éducation à la prévention et dans le domaine de la recherche clinique et fondamentale, raccourcissant les délais « historiques » de mise à disposition des outils du diagnostic et du traitement, même si les quinze ans sans traitement spécifique efficace parurent bien trop longs. Le SIDA est aussi un cas de difficulté extrême car la variabilité soutenue du VIH défie encore la mise au point d’un vaccin efficace. De plus, l’existence de « sanctuaires » viraux dans l’organisme des patients infectés, pour des raisons propres à ce rétrovirus capable d’entrer en dormance, voire de s’intégrer dans le génome de certaines populations cellulaires, défie la capacité d’éradication virale des trithérapies, nécessitant un traitement continu pour maintenir minimale la charge virale. Ces deux propriétés négatives ne sont heureusement pas partagées par d’autres virus émergents.
Soulignons aussi que le traitement, considéré comme un acte essentiellement individuel, présente aussi un intérêt collectif car, à l’instar d’un vaccin, il bloque la circulation du virus en diminuant la charge virale des patients infectés. Il bloque la transmission verticale mère-enfant ainsi que la transmission sexuelle. Atteindre un pourcentage important de traitement des sujets infectés dans une population donnée protège la collectivité, et l’on rejoint en quelque sorte un concept équivalent à celui de l’immunité collective offerte par un vaccin. Ceci s’entend bien entendu dans un contexte où les mesures de prévention sont largement suivies. La Santé Publique en matière d’élimination des maladies transmissibles est affaire d’approche globale.
Qu’en fut-il des hépatites ? Largement transmises par le sang (transfusion, accidents professionnels, toxicomanie par voie veineuse), éventuellement par voie sexuelle, l’hépatite B (virus ADN, famille des Hepadnavirus) et l’hépatite C (virus à ARN, famille des flavivirus), longtemps appelée « nonA/nonB », furent une plaie à partir des années 1960, 1970 et au-delà pour l’hépatite C. Toutes deux marquées par des formes chroniques, des fibroses, des cirrhoses hépatiques et débouchant éventuellement sur un carcinome hépato-cellulaire.
Après la découverte en 1963 par Baruch Blumberg aux NIH (National Institute of Health), USA, du virus de l’hépatite B (HBV), le diagnostic de l’hépatite B devint vite possible par la détection dans le sérum d’une protéine virale produite en excès, l’antigène HBs. Le contrôle de la maladie qui persiste encore dans certaines régions de la planète fut essentiellement assuré par la mise en place du diagnostic viral systématique en transfusion sanguine et la fourniture de seringues aux toxicomanes, mais le véritable changement survint avec la disponibilité de vaccins issus des progrès récents du génie génétique à partir de 1982, quasiment vingt ans après la découverte du virus.
Le virus de l’hépatite C fut découvert en 1987 par Michael Houghton et son équipe de la firme Chiron. Un traitement initial fut assez rapidement mis en place par association de ribavirine et interféron-alpha, deux molécules préexistantes et repositionnées, nécessitant plusieurs mois d’administration, efficace à 75 %, mais assez mal tolérées en dépit d’une modification secondaire de l’interféron (pégylation). À partir de 2011, changement radical grâce à l’apparition d’antiviraux spécifiques (directly-acting antivirals, DAA), une combinaison de molécules bien tolérées et très actives, assurant un taux de guérison de 95 % après 12 à 24 semaines de traitement. Sous condition d’un large dépistage et du traitement des formes actives, la maladie a pu être contrôlée sans vaccin dans les pays qui ont pu assurer la combinaison diagnostic, traitement. Dans les pays à bas revenus, en particulier l’Égypte qui a la plus forte prévalence mondiale d’hépatites C, des partenariats public-privé (PPP) ont permis d’amener ces traitements onéreux à un coût plancher de 100 USD la cure. Bien que toute la population contaminée n’ait pas encore été dépistée et que tous les sujets contrôlés positifs n’aient pas été traités, la baisse massive du coût de la thérapeutique permet d’espérer un contrôle de la maladie. Cet exemple montre à quel point des traitements efficaces et rendus abordables peuvent se substituer aux vaccins, quand ces derniers ne sont pas disponibles. À noter néanmoins qu’en dépit d’une association thérapeutique initiale non optimale, il fallut attendre 14 ans à partir de la découverte du flavivirus causal pour bénéficier de combinaisons très efficaces. Même délai que pour le SIDA…
On voit donc que dans les trois cas, Sida, Hépatite B, Hépatite C, avec des solutions différentes, vaccin pour l’hépatite B, traitement pour le SIDA et l’hépatite C, le contrôle des émergences virales est possible, mais à échéance d’une quinzaine d’années. On avait heureusement pu anticiper et engager le contrôle grâce à la disponibilité de mesures de prévention relativement simples à mettre en œuvre, de tests diagnostics performants et d’un taux de reproduction relativement faible, en particulier pour les hépatites du fait de la nécessité d’un contact sanguin ou sexuel.
Après plusieurs clusters depuis l’épidémie initiale de fièvre hémorragique de 1976 en République Démocratique du Congo, alors Zaïre, le virus en cause fut assez rapidement identifié, comme le raconte Peter Piot dans son ouvrage [3]. Aucun de ces épisodes ne donna lieu à un projet mené à terme de développement thérapeutique ou vaccinal, probablement parce qu’en dépit du pronostic gravissime de la maladie une fois débutée, ces « clusters » survenant dans des zones forestières isolées ne semblaient pas menacer la santé globale. Il fallut l’épidémie d’Afrique de l’Ouest de 2014-15 (Guinée Conakry, Sierra Leone et Liberia), marquée par l’extension sur trois pays, l’attaque de zones urbaines comme Conakry, le nombre très élevé de patients (28646) et de décès (11323), soit un taux de létalité de 39,5 %, pour réveiller les gouvernements, les autorités sanitaires et le monde de la recherche thérapeutique et vaccinale. Ce d’autant qu’il y eut à déplorer quelques cas importés dans les pays du Nord…
Cette épidémie a marqué néanmoins un tournant dans la prise en charge des maladies émergentes avec l’intégration de plusieurs interventions : une campagne massive de diagnostic accompagnée de la création de nombreuses structures médicalisées, d’échelles différentes selon les situations locales, afin d’isoler patients et leurs contacts ; l’introduction effective d’études anthropologiques et sociologiques afin d’identifier des mécanismes et situations engendrant des contaminations. Ce fut le cas pour les cérémonies funéraires, les retours de patients à leur domicile : l’épidémiologie qualitative et interventionnelle se consolida à cette occasion. On essaya des médicaments repositionnés au cours d’études cliniques, sans grand succès cependant. Il n’existe toujours pas de médicament antiviral homologué contre le virus Ebola.
Certains candidats vaccins prometteurs dont la mise au point avait commencé vers 2005, mais qui n’avaient pas vu leurs programmes de développement dépasser le stade d’études prometteuses de protection chez le singe et d’études de phase 1 chez l’homme, virent soudain leur développement s’accélérer devant l’urgence épidémique [4]. Parmi ces trois candidats, le vaccin VSV-EBOV ou rVSV-ZEBOV tient la corde. C’est un vaccin développé par des chercheurs du Laboratoire National de Microbiologie du Canada, consistant en une forme recombinante atténuée du virus de la stomatite vésiculaire murine exprimant la glycoprotéine GP de la surface du virus Ebola, repris et finalement développé par le groupe Merck. Lors d’un essai clinique de phase III organisé et mené en un temps record en Guinée, en 2015, le vaccin a été administré à plus de 2 000 personnes et a prévenu avec succès la propagation du virus [5]. Ce vaccin fut utilisé dans la même région en 2017 à l’occasion d’un rebond et est en cours en République Démocratique du Congo avec de grandes difficultés dues à l’instabilité politique et sociale persistante.
La phase des études cliniques des vaccins comprend normalement une phase I, portant sur quelques dizaines de volontaires, une moitié recevant le vaccin, l’autre moitié un placebo. Cette phase est d’abord dédiée à déceler la survenue d’effets secondaire, en un mot d’évaluer une éventuelle toxicité, quelle qu’elle soit, qui remettrait immédiatement en cause le vaccin candidat étudié. Ce premier essai a été précédé d’une longue phase de soigneuse préparation et d’analyse de préparation du produit recevant sa qualification GMP, feu vert pour l’essai. À l’occasion de la phase 1, on recueille aussi les premières informations sur la qualité de la réponse immunitaire au candidat vaccin. L’ensemble, préparation-validation des lots GMP, essai clinique et analyse des données prend habituellement, si tout se passe bien, environ deux ans.
Puis vient la phase II qui va éventuellement porter sur plusieurs centaines de volontaires, visant à confirmer la bonne tolérance du vaccin candidat et de s’assurer de la qualité de la réponse immunitaire, en particulier de paramètres d’un niveau corrélé à ce qui est connu comme nécessaire pour assurer la protection en cas de contact avec la maladie, les « corrélats de protection » lorsqu’ils existent. Par exemple, un titre suffisant d’anticorps neutralisants. Cette phase II sera aussi dédiée à valider un adjuvant, c’est-à-dire un composé éventuellement associé à la préparation vaccinale pour stimuler la réponse immunitaire et à décider du nombre et titre des doses vaccinales à administrer pour obtenir une réponse immunitaire optimale. Cette phase nécessitera de ce fait de tester comparativement plusieurs conditions appelées « bras » de l’étude, d’où le nombre important de volontaires nécessaires et la durée, car les différents bras de l’étude ne peuvent pas toujours être menés concurremment. Ici encore, il faut compter deux à trois ans avec une analyse de données complexe et une discussion serrée, parfois longue, avec les autorités de régulation.
Si les données obtenues sont convaincantes, on passera alors à la phase III, phase d’efficacité réalisée en zone d’endémie, portant sur des milliers de sujets afin d’atteindre des chiffres significatifs permettant à l’issue de cette phase III de calculer un taux de protection vaccinale, de confirmer l’absence d’effets secondaires significatifs et de contrôler les corrélats de protection. Selon l’incidence de la maladie et les difficultés logistiques qui peuvent être importantes dans des régions défavorisées où les infrastructures locales rendent difficile l’accès aux populations concernées et l’administration des doses vaccinales, la durée de cette phase III pourra varier. Deux à quatre ans est une évaluation raisonnable.
En cas d’évidence de succès dans la protection viendra le temps de l’enregistrement, de l’autorisation de mise sur le marché et bien entendu de la production de lots de vaccins qui seront mis sur le marché avec nécessité pour les industriels producteurs d’investir dans le développement de structures dédiées à la production de masse de ce vaccin et son administration aux populations en attente.
On voit d’emblée que le temps nécessaire au mode classique de développement d’un vaccin – dans lequel nous n’avons pas même inclus le temps scientifique nécessaire à la recherche d’amont permettant la mise au point du vaccin candidat qui passera ensuite en développement – est très long, en moyenne huit à douze ans, ce qui est absolument incompatible avec le besoin urgent d’un vaccin contre une épidémie, voire une pandémie menaçante – sans parler des coûts énormes de ces études nécessitant une capacité d’investissement qui, dans un système capitaliste de production, dépend du marché et donc du profit attendu du produit qui doit au moins couvrir les investissements. C’est souvent l’absence de visibilité et de perspective de marché, taille insuffisante des populations requérant le vaccin, solvabilité des pays concernés, qui décidera de la poursuite du développement d’un candidat souvent conçu et poussé jusqu’en phase I sur la base de financements académiques, mais nécessitant à partir des phases II ou III un engagement industriel. Cela explique largement l’arrêt précoce de nombreuses tentatives de développement vaccinaux, en particulier en conditions d’émergence, où les mesures sanitaires de prévention immédiatement appliquées ont suffi à contrôler l’épidémie, comme au cours des épisodes antérieurs d’infection Ebola, SRAS et MERS, ou d’autres émergences récentes comme Zika ou Chikungunya où la prévention active de la transmission virale par des vecteurs arthropodes est privilégiée.
Mais revenons sur le nouveau paradigme de vaccination vers lequel nous a engagés Ebola. Les trois candidats vaccins avaient été validés au préalable dans des modèles animaux, en particulier chez le singe depuis 2005 et par des études de phase I chez l’homme, avant que débute en 2014 l’épidémie en Afrique de l’Ouest, dont l’intensité justifiait de passer à une phase active. Les décisions furent prises au niveau de l’OMS, après de longues discussions impliquant une forte dimension éthique, de fusionner phase II et III pour une étude interventionnelle de VSV-EBOV dont le groupe Merck prit la licence et organisa le développement. Cette étude portant sur une zone où l’endémie était particulièrement intense, on pouvait ainsi conjuguer sur un échantillon de 2000 sujets le recueil des informations de sécurité et d’immunogénicité exigées d’une phase II et les données nécessaires au calcul du taux de protection du vaccin qu’offre une phase III. Ce fut une première, car cette étude réalisée alors que la maladie était encore active a permis de préciser les conditions optimales d’utilisation future du vaccin tout en participant activement au contrôle de la maladie, puisque le taux de protection offert est proche de 100 %.
Les questions éthiques majeures qui se sont posées, et se reposeront à l’avenir si ce paradigme se confirme, concernent la réalisation d’études cliniques chez des sujets fragilisés par la maladie et par le contexte épidémique, en extrême précarité, et donc sous une pression ne leur permettant pas nécessairement de faire valoir objectivement leur libre arbitre par rapport à une demande de consentement éclairé. Les mêmes questions se sont d’ailleurs posées dans le contexte de cette épidémie pour les études thérapeutiques visant au repositionnement de molécules antivirales. Nous devrions envisager ces questions dès maintenant, alors que se profilent des sujets similaires concernant le développement accéléré d’un vaccin Covid-19, si nous ne voulons pas essuyer un échec dans l’acceptation de cette vaccination par les populations empêchant d’atteindre l’immunité collective qui sera nécessaire à l’élimination de la maladie, voire à l’éradication du virus.
La nécessité de réduire le « temps scientifique » afin d’améliorer la réactivité de la réponse aux crises sanitaires émergentes est une réalité. La crise du Covid-19 ne fait qu’illustrer cette nécessité et en parallèle permet de trouver des solutions et de développer de nouveaux paradigmes d’intervention. Les efforts dans ce domaine sont considérables. Il ne faut néanmoins pas confondre vitesse et précipitation. La vitesse est indispensable dans les limites de ce que le progrès scientifique correctement utilisé peut offrir. La précipitation, surtout lorsqu’elle est mue par des motivations extrascientifiques, peut être délétère et finalement contre-productive. L’accélération du « temps scientifique » ne peut se concevoir que dans le cadre éthique qui régit la pratique de toutes les formes de l’exercice de la science. Nous verrons dans le chapitre suivant ce qu’il en est du « temps scientifique » et du contrôle de Covid-19.
par , le 26 mai 2020
Philippe Sansonetti, « Vaccins : à la recherche du temps scientifique . Covid-19, chronique d’une émergence annoncée, chapitre 4 », La Vie des idées , 26 mai 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vaccins-a-la-recherche-du-temps-scientifique
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[1] George A. Soper. The lessons of a pandemic. Science, May 1919.
[2] Christelle Rigal, Contribution à l’étude de la recherche médicale[PDF] [archive] : autour des travaux de Jean Bernard et de ses collaborateurs sur la leucémie aiguë, 1940-1970, Université Paris 7 - Denis Diderot, 2003.
[3] Peter Piot, Une course contre la montre. Mes combats contre les virus mortels, Sida et Ebola. Éditions Odile Jacob 2015.
[4] Bahar Gholipour, « Ebola Vaccines : Here’s a Look at the 3 Front-Runners », sur LiveScience, 8 janvier 2015.
[5] “An Ebola vaccine : first results and promising opportunities”, 31 juillet 2015.