Lorsque des ressources vitales viennent à manquer, à qui réserver en priorité celles qui sont disponibles ? Faute de réflexion collective sur les critères de priorisation, les médecins se retrouvent aujourd’hui à arbitrer entre les patients.
Dossier / Les visages de la pandémie
Lorsque des ressources vitales viennent à manquer, à qui réserver en priorité celles qui sont disponibles ? Faute de réflexion collective sur les critères de priorisation, les médecins se retrouvent aujourd’hui à arbitrer entre les patients.
L’épidémie de coronavirus réactualise de manière très aiguë la question de l’allocation des ressources médicales rares. À partir de la décision de confinement de la population, les témoignages des soignants se sont faits en quelques jours de plus en plus graves : « Il va falloir choisir » [1], témoignait un médecin dans la presse ; « il est possible que les praticiens sur-sollicités dans la durée soient amenés à faire des choix difficiles et des priorisations dans l’urgence » [2], écrivait une société savante. Ces litotes masquent une réalité difficile : il faut décider qui va vivre et qui va mourir parce que nos ressources médicales ne permettent pas de sauver tout le monde [3].
Cette question devient incontournable lorsqu’il n’y a plus assez de lits de réanimation ou de médicaments pour traiter tous les patients qui en auraient besoin. Dans un avis rendu le 13 mars 2020 [4], le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) anticipe de manière euphémisée cette situation : « pour les formes graves, il faut envisager l’éventualité que certains moyens techniques et humains deviennent limitants si la crise épidémique s’accroît de façon majeure ». Implicitement, le CCNE recommande dans cet avis de confier ces opérations de triage au corps médical puisqu’il souhaite que soient mises en place « des cellules de soutien éthique » pour aider les équipes médicales « dans leurs décisions difficiles de prise en charge en réanimation ». Le CCNE souligne bien que dans ce cas s’affrontent une logique médicale fondée sur les « besoins des patients » et une logique non-médicale s’enracinant dans « la justice au sens social ». Le CCNE ne prend pourtant pas position sur les critères non médicaux sinon pour les juger « toujours contestables » et pour rejeter explicitement une sélection des patients sur la base de leur « valeur économique présente ou future » ou de « leur utilité sociale ». En miroir de cet avis du CCNE, plusieurs sociétés savantes ont publié des recommandations [5] visant à orienter les décisions des équipes médicales. Celles-ci rappellent les critères médicaux de non-admission en réanimation pratiqués habituellement : « âge, comorbidités, état cognitif, fragilité, autonomie, état de nutrition », qui consistent comme pour toute intervention médicale à ne la pratiquer que si le rapport bénéfice/risque est satisfaisant. Les recommandations prônent également la prise en compte de « l’environnement social » du patient. Ce dernier critère, apparemment non médical, n’est pas défini. Comme celles du CCNE, ces recommandations rejettent en revanche explicitement toute prise en compte de l’utilité sociale dans la priorisation des patients.
Au-delà des décisions médicales individuelles, le CCNE recommande dans son avis que les décisions collectives d’allocation des ressources (organisation des soins, diffusion des moyens de prévention et de diagnostic) soient prises à travers la méthode délibérative, avec le soutien d’une « instance mixte auprès du ministre chargé de la santé, composé d’experts scientifiques de différentes disciplines […] et de membres de la société civile » dans la mesure où ces décisions « qui concernent toute la société et potentiellement ses valeurs fondamentales devraient, en amont, être éclairées par l’expression de l’opinion citoyenne ». Un conseil scientifique a effectivement vu le jour, mais il ne comprend pas de représentants des citoyens et la publicité de ses recommandations n’est pas assurée. Plus généralement, les décisions qui sont prises le sont sans que ni les règles d’allocation ni les organes de décision puissent être clairement identifiés. Devant la pénurie de masques, se sont multipliés les circuits d’attribution (État via Santé Publique France et les pharmacies d’officine, hôpitaux, collectivités locales). Chaque détenteur de stock s’est doté de ses propres critères de diffusion. La plupart du temps, l’attribution des masques a visiblement ciblé en priorité les soignants, puis les professions en contact avec le public comme le met par exemple en lumière la commande d’un million de masques par la région Centre Val-de-Loire « destinés aux professionnels de santé, de l’aide à domicile et de la chaîne alimentaire et à tous ceux pour lesquels ils sont indispensables ». À ce sujet, une controverse publique s’est installée sur la priorité implicite accordée aux médecins du secteur public, comme en témoigne le communiqué de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs, recommandant « une équité de traitement entre les secteurs sanitaire, social et médico-social, ainsi que plus de transparence ». La controverse s’est amplifiée sur les critères d’allocation des tests puisqu’au-delà de la priorité donnée au corps médical, des tests ont été accordés à des décideurs politiques (députés, ministres), décision critiquée par le collectif de soignants C19 [6] qui s’est pourvu en justice contre le gouvernement. Au-delà de la controverse, l’analyse du processus d’attribution des masques et des tests montre le recours à des décisions bureaucratiques opaques dont on ne peut que deviner la logique sous-jacente a posteriori. S’agissant des masques et tests, il semble ainsi que soit à l’œuvre, soit un critère médical (priorité aux personnes les plus à risques) soit un critère d’utilité sociale (priorité aux personnes les plus à même de résoudre la crise), à rebours des recommandations du CCNE.
À l’épreuve de la crise, il apparaît que notre modèle français se caractérise avant tout par le refus de recourir de manière explicite à des critères non médicaux d’attribution des ressources médicales rares, critères qui s’avèreraient pourtant nécessaires pour arbitrer entre deux malades avec un état médical équivalent. L’impossibilité de discuter sérieusement ce type de critères laisse le champ libre à des processus bureaucratiques et opaques de décision plutôt qu’à une approche transparente et délibérative. Ce tabou débouche aussi sur la délégation totale du jugement et de la décision au corps médical pour déterminer l’accès aux ressources engageant directement la vie et la mort comme la réanimation, et appliquer non plus seulement des critères cliniques mais également des critères non médicaux. Découlent de ces décisions implicites un ressentiment de plus en plus important contre les pouvoirs publics, comme en témoignent les actions judiciaires en cours, le désarroi moral des soignants et le risque d’une hostilité croissante des patients et de leurs familles à l’égard du corps médical à mesure que celui-ci devra assumer des décisions supposant de laisser mourir un patient.
Ces critères ont pourtant pu être débattus et mobilisés dans d’autres pays ou même pour d’autres cas de figure sur le sol français. Dans The Patient as Person, livre fondateur de la réflexion moderne en matière de bioéthique, l’éthicien américain Paul Ramsey rappelle qu’« en tout état de cause, à tout moment et en tout lieu, la profession médicale est confrontée au problème de devoir choisir qui doit vivre et qui doit mourir. Même si nous pensons que chaque nouveau traitement peut être rapidement dispensé à tous ceux qui en ont besoin, et de même pour le prochain remède coûteux qui suivra, etc., les ressources médicales restent rares à tout moment et en tout lieu, et le problème de la sélection des patients ne peut être évité » [7]. On ne peut que constater cette situation de pénurie permanente dans notre propre système de santé en observant des phénomènes aussi connus que la présence de déserts médicaux (répartition géographique non optimale des médecins entraînant des files d’attente), les délais d’accès à la greffe (insuffisance de greffons par rapport au nombre de demandeurs), le vote annuel d’une loi de financement de la Sécurité sociale (limitation démocratique du budget de l’Assurance maladie et donc des ressources de soins qui en découlent) ou les débats parfois virulents entre les pouvoirs publics et les associations de patients sur l’accès rapide à une molécule innovante (règles d’évaluation du service médical rendu des médicaments pouvant conduire à une éviction de certains traitements du marché français).
Cette nécessité de prendre en compte la pénurie dans le système de santé des pays développés a conduit à l’élaboration de critères non médicaux d’allocation des soins que nous proposons de décrire avec quelques exemples marquants avant de nous intéresser à la façon dont ces critères sont définis et appliqués. Nous nous appuyons pour cela notamment sur la typologie définie par la récente thèse de Joseph Johnson sur l’attribution des greffons aux insuffisants rénaux et présentons des exemples des critères suivants [8] : la maximisation du nombre total de vie sauvées à court terme, la maximisation du bien-être collectif, à savoir le nombre total d’années de vie gagnées en bonne santé, l’attribution des soins selon le mérite individuel, la priorité donnée à l’utilité sociale, le tirage au sort, et la priorité donnée à la jeunesse.
La maximisation du nombre total de vie sauvées à court terme est un critère très ancien issu de la médecine de guerre ou de catastrophe. Il consiste à donner la priorité aux malades non plus seulement en fonction de leurs besoins de santé, mais également en fonction du caractère facile, rapide et certain des opérations nécessaires au sauvetage des victimes. Cette logique, issue de la chirurgie des champs de bataille, conduit à ne pas traiter les patients complexes car le temps imparti pour les soigner empêcherait de s’occuper des patients plus sûrement sauvables. Cette approche est par exemple décrite dans la recommandation 2018 de la Société Française de Médecine d’Urgence sur la gestion des tueries de masse qui crée une catégorie d’« urgence en attente » (similaire à la notion d’urgence dépassée) dont le niveau de besoin médical est similaire aux autres patients en urgence absolue, mais dont le pronostic vital est très incertain et dont les soins complexes qui en découlent ne seront dispensés que lorsque les autres urgences auront été évacuées du terrain de la tuerie [9].
La maximisation du bien-être collectif, approché par le nombre total d’années de vie gagnées en bonne santé, est un critère très fréquemment utilisé dans le calcul économique en santé et dans les décisions collectives de remboursement des soins. Il s’agit d’identifier, pour chaque traitement et chaque type de patients, le coût par année de vie gagnée en bonne santé, c’est-à-dire d’une part le coût de la prise en charge, d’autre part l’espérance de vie additionnelle générée par le traitement pondéré par la qualité de vie du patient (QALY : Quality Adjusted Life Years) [10]. Des années de vie alitées ou avec une insuffisance respiratoire valent moins dans le calcul du ratio que des années de vie gagnées avec une santé parfaite. Au Royaume-Uni, tout remboursement d’une stratégie de soins est conditionné au fait d’avoir un coût par QALY satisfaisant, ce qui a pu amener par exemple à ne pas rembourser la dialyse après 70 ans dans la mesure où son coût était largement supérieur à celui des soins palliatifs tout en menant à un faible gain d’espérance de vie avec une qualité dégradée. L’application de ce principe doit être universelle pour en tirer les bénéfices attendus pour la société. En effet, toute entorse à la règle conduit à budget constant à financer des soins trop peu efficients pour certains patients au détriment d’autres patients, et d’autres soins qui auraient amené à augmenter le nombre total d’années de vie gagnées en bonne santé. Cela a conduit le National Health Service anglais à rejeter en 2008 toute application d’une « règle de sauvetage » (Rule of rescue) [11] qui veut que l’on fasse le maximum pour sauver un patient, quel qu’en soit le coût. La hiérarchisation des soins selon le ratio coût par QALY, règle impersonnelle, s’applique donc à l’ensemble du système de santé anglais et à l’ensemble des patients, empêchant toute décision contraire du corps médical.
L’attribution prioritaire d’un traitement selon le mérite individuel trouve également de nombreuses applications à l’étranger. C’est ainsi qu’afin de favoriser le don d’organes, l’accès à une greffe rénale en Israël est donné en priorité aux patients qui auraient été donneurs dans le passé ou qui appartiennent à la famille proche d’un donneur. De la même façon, les traitements innovants contre l’hépatite C ont d’abord été réservés en Suisse aux patients ne consommant pas de drogues (les usagers de drogue ayant tendance à se réinfecter) ainsi qu’aux patients n’ayant pas subi un premier échec de traitement (la non-adhésion au protocole étant la principale cause d’échec). Il s’agissait très clairement de limiter l’accès aux traitements aux patients méritants qui en feraient le meilleur usage. De manière plus générale, on peut considérer que le système de santé américain s’est construit également sur la notion de mérite puisque la protection de la santé a d’abord été accordée aux anciens combattants ainsi qu’aux veuves et orphelins de guerre, au motif qu’ils avaient mérité de la patrie [12].
L’allocation prioritaire d’une ressource médicale selon l’utilité sociale est un autre critère majeur appliqué à l’étranger. L’exemple canonique est celui du God Committee [13], comité composé de non-experts issus de la société civile et chargé de décider de l’accès à la dialyse à Seattle dans les années 1960 alors que cette technique venait d’émerger. Entraient en ligne de compte dans la décision de cette commission le fait pour le candidat d’avoir une famille à sa charge et sa contribution économique et sociale au bien-être collectif de la communauté... Comme on l’a dit plus haut, les décisions françaises en matière d’attribution de masques et de tests, bien que non explicites, peuvent être interprétées comme relevant du critère d’utilité sociale critères.
Le principe de l’attribution des ressources par tirage au sort est théoriquement celui qui garantit une égalité absolue entre patients. Il est en général associé à des critères médicaux et ne s’applique qu’entre patients ayant une espérance de vie comparable. Un premier essai de mise en application a eu lieu en France lors de l’arrivée sur le marché des anti-protéases contre le VIH [14]. Face à l’annonce d’un très faible nombre de doses disponibles, le Conseil national du Sida avait à l’époque recommandé le tirage au sort des patients éligibles au traitement parmi la population la plus malade. L’usage d’un tirage au sort informatique avait alors été justifié par la volonté d’éviter « l’intervention consciente ou non de préférences et de pressions » et de décharger les « médecins de la responsabilité du choix » tout en garantissant l’« équité ». Ce critère n’a finalement pas été appliqué du fait de la pression des organisations de patients et de cliniciens qui ont conduit à l’arrivée d’un nombre suffisant de traitements sur le marché français. Il semble trouver une place importante dans la réflexion éthique américaine, puisque Paul Ramsey en fait le critère central de décision en situation de rareté médicale. Ses justifications s’articulent autour du fait que « la vie humaine a une valeur incommensurable » rendant inutile tout critère de hiérarchisation. Cette défense du tirage au sort s’appuie aussi sur une critique des autres critères fondés sur l’utilité ou le mérite, pour lesquels Ramsey considère qu’aucune mesure consensuelle n’est possible dans une société pluraliste. Cette préférence pour le tirage au sort se retrouve dans une prise de position d’éthiciens américains de premier plan au début de la crise qui reprennent les arguments de Ramsey en faveur de la loterie et y ajoutent l’argument de la rapidité d’exécution de ce critère adaptée aux situations d’urgence [15].
La priorité donnée à la jeunesse est une règle mise en avant par les travaux pionniers de John Harris [16]. Indépendamment de la mesure de l’espérance de vie calculée par les critères médicaux ou par les QALYs, cet auteur estime que chaque patient a droit à des « fair innings », terme issu du jeu de cricket qui désigne une manche, c’est-à-dire, dans le contexte médical, une durée de vie raisonnable lui permettant la réalisation de leurs projets. C’est ce type de raisonnement, qui conduit les États-Unis à affecter les vaccins contre la grippe prioritairement aux plus jeunes, alors qu’en France la vaccination est ciblée sur les plus malades et les plus âgés. En dehors des considérations médicales de maximisation de l’espérance de vie, c’est peut-être le principe qui a guidé le Collège Italien d’Anesthésie, d’Analgésie et de Réanimation dans leur recommandation qu’une limite d’âge soit fixée pour le recours aux soins intensifs, avant tout autre critère.
Cette liste de critères n’est évidemment pas exhaustive. Il est possible de lister rapidement d’autres exemples : la priorité donnée aux plus pauvres, aux plus handicapés ou au plus malades, l’application de la règle du premier arrivé, premier servi, ou la prise en compte du nombre de vies sauvées sur le long terme.
L’application de ces critères non médicaux est dans les faits toujours composite. Ces critères sont en général appliqués en seconde ligne après les critères médicaux. Ils sont parfois combinés entre eux. Une partie de la créativité éthique vise précisément à imaginer de nouveaux critères ou de nouveaux agencements de critères qui soient capables de recueillir un plus large consensus.
À titre d’exemple, le tableau suivant montre comment ces critères peuvent être combinés et appliqués en pratique à la question difficile de l’accès à la réanimation :
Typologie | Critères | Application possible à l’accès à la réanimation dans le cadre de l’épidémie de coronavirus | Mise en œuvre pratique |
---|---|---|---|
0 - Critères médicaux | Rapport bénéfice/risque | Critère de priorisation n°1 laissé à l’évaluation individuelle des équipes de triage. | La mise en œuvre pratique de ces critères implique de se baser sur des scores de risque cliniques utilisés aujourd’hui en pratique courante pour la réanimation. |
1 - Critères utilitaristes | Sauver le plus de vie Maximiser le nombre de QALYs Maximiser le nombre d’années de vie |
Ces critères peuvent être retenus comme premiers critères non médicaux de priorisation si la décision collective est de maximiser le bénéfice pour la société au détriment de l’égalité de traitement de tous les citoyens. Au sein de ces critères utilitaristes, « Sauver le plus de vie » est plus égalitaire que maximiser le nombre de QALYs car toute vie est considérée comme équivalente. Comme les procédures de prise en charge des épidémies sont issues de la médecine de catastrophe, il est probable que ce critère soit plus facilement utilisé. | Ces critères impliquent de se baser sur des scores pronostics permettant, sur la base de l’expérience passée, de calculer le gain sociétal pour chaque patient traitable et de fixer un niveau pour accepter ou refuser un patient. |
2 - Critères de mérite | Utilité sociale | En situation d’épidémie, la prise en compte du mérite passé conduirait à soigner en priorité les personnes qui ont aidé à préparer la réponse à la crise (spécialistes de santé publique, chercheurs en immunologie, législateurs). La priorisation en fonction de l’utilité sociale est plus évidente dans la mesure où l’organisation de crise hiérarchise les professions indispensables à la lutte contre l’épidémie (soignants, décideurs politiques, forces de l’ordre, approvisionnement, industries de santé). Appliquée en urgence par les pouvoirs publics, cette règle pourrait souffrir de contestation car les décideurs en seraient les premiers bénéficiaires. | Le critère de mérite peut être difficile à appliquer en l’absence de certitude immédiate sur ce qui a réellement contribué à la lutte contre la pandémie. La hiérarchisation en fonction de l’utilité sociale impliquerait de prioriser les patients éligibles à la réanimation en fonction de l’utilité sociale de leur profession |
3 - Critères égalitaires | Tirage au sort Premier arrivé, premier servi |
Parmi les critères égalitaristes (tous les hommes se valent), le critère premier arrivé/premier servi peut être considéré comme délétère dans une situation où les soins doivent être réalisés en urgence. Appliqué de manière spontanée, ce critère introduit dans les faits des distorsions entre patients (coupe-files éventuels), entre services de réanimation et entre régions. Le critère de tirage au sort est au contraire celui qui traduit le mieux une conception égalitariste de la justice. Il peut également servir de critère de 3e rang après l’application d’un critère utilitariste ou méritocratique pour trancher entre deux patients produisant la même utilité ou ayant le même mérite |
Appliquer sérieusement le critère « premier arrivé, premier servi » suppose une liste nationale (type liste d’attente pour les greffes) et des capacités infinies de transfert des patients. La plupart des hôpitaux disposent d’un logiciel de randomisation qui permet de répartir des patients dans les essais cliniques entre bras interventionnel et placebo. La mise en œuvre du tirage au sort peut s’appuyer sur ce type de technologie et suppose d’identifier quotidiennement des groupes homogènes de patients au regard des autres critères envisagés et d’appliquer le tirage au sort dans le groupe éligible à la réanimation en fonction des places disponibles. |
4 - Critères de correction des inégalités | Fair innings Priorité aux plus malades Priorité aux plus pauvres |
Ces critères peuvent être appliqués en second rang ou en critère additionnel à des critères utilitaristes ou égalitaristes. Ils ont pour but d’égaliser les conditions. L’application de ce type de critères s’est souvent révélée non consensuelle en France comme en témoignent les controverses passées sur la discrimination positive (ZEP/REP, parcours Sciences Po) ou sur la mise sous conditions de ressources des prestations de la Sécurité sociale (allocations familiales, CMU). Ces critères rentrent en contradiction avec le caractère universel de la couverture des soins par l’Assurance maladie. | L’application de ces critères est parfaitement possible techniquement. Elle pourrait s’appuyer sur le quotient familial pour identifier les plus pauvres ou sur des scores cliniques pour identifier les plus malades. |
Quels que soient le ou les critères retenus, ils ne s’appliquent qu’aux situations de pénurie pour protéger les patients de choix arbitraires. La réflexion éthique est unanime sur le fait qu’il faut chercher à soigner tous les patients éligibles dès lors que cela redevient possible. Les critères limitants sont en général rapidement contestés. Ainsi, aux États-Unis, le critère établi par le God Committee a disparu au profit d’un accès à tous de la dialyse. L’accès aux traitements contre l’hépatite C en Suisse s’est progressivement généralisé à mesure que le prix des traitements baissait. Même au Royaume-Uni, où l’approche utilitariste des coûts par QALY est appliquée avec le plus de rigueur, le critère de maximisation du bien-être social est réintroduit dans la discussion récente des Social Value Judgements Principles du NHS avec le retour proposé de la Rule of Rescue et la reprise du concept plus vague de value for money [17].
En plus de la protection des patients contre l’arbitraire, la réflexion éthique insiste sur le fait que l’édiction de critères non médicaux protège les soignants d’une trop lourde responsabilité. Dans une tribune déjà citée, Emanuel, Philips et Persad insistent ainsi sur le fait que « l’absence de consignes claires de la part des pouvoirs publics et des sociétés savantes » sur les critères de choix non médicaux, « l’absence de protection légale des soignants », laisse « les décisions [de vie et de mort] aux cliniciens de première ligne, les forçant à faire des choix bien intentionnés, mais ponctuels, sous une pression extrême » [18]. Dans un entretien au Quotidien du Médecin, Emmanuel Hirsch, Directeur de l’Espace de Réflexion Éthique de la région Île-de-France tient des propos proches : « Ces décisions doivent être assumées par le politique. Les héros, les soignants, ne peuvent être seuls. D’autant que leurs choix ont des conséquences sociales. Ils les endosseront, plus facilement si les arbitrages qu’ils prennent sont sous-tendus par une position politique » [19]. Se dessine ainsi un partage des responsabilités : aux médecins, le soin de maîtriser la balance bénéfice/risque de leurs actions auprès des patients, y compris en favorisant l’innovation médicale. Aux pouvoirs publics et donc à la collectivité nationale de décider avec quelles règles universelles elle entend faire face aux inévitables situations de pénurie.
L’analyse des exemples étrangers montre que cette implication de la collectivité nationale se fait au travers de processus délibératifs et transparents. De ce point de vue, l’organisation du débat au Royaume-Uni permet d’identifier la séquence de décision la plus complète. D’abord, le Parlement définit les grands principes d’allocation des ressources. Il s’est prononcé la dernière fois en 2012 lors du Health and Social Care Act qui réaffirmait le principe coût-efficacité comme critère de jugement central du système de santé anglais. Le reste du corpus législatif enrichit les critères de jugement à prendre en compte (lutte contre les inégalités, non-discrimination…). Ensuite, ces principes sont discutés et affinés autour d’un document d’orientation appelé le Social Value Judgement principles [20], dont la rédaction mobilise l’ensemble des parties prenantes du monde de la santé (sociétés savantes, représentants des patients, structures de soins, organisations caritatives, représentants du monde académique, industrie des produits de santé). Participe notamment aux travaux de rédaction du rapport un jury citoyen de 30 personnes [21]. Depuis 2005, ce rapport sur les critères d’allocation des ressources a été mis à jour trois fois. L’ensemble des travaux fait l’objet de la publicité des points de vue et des débats. Ces critères s’imposent ensuite aux décideurs politiques et aux soignants. Ce modèle n’est finalement pas si éloigné de l’approche qui a été retenue pour la préparation de la loi de bioéthique de 2019 : États Généraux, panel de citoyens, rapport du CCNE préliminaire au débat parlementaire. Il est simplement dommage que les questions de triage n’aient pas été abordées dans ce cadre.
Du fait de l’épidémie de COVID 19, on peut déjà constater que l’opacité sur les critères d’allocation des ressources médicales et sur leurs modalités d’application alimente la défiance des citoyens vis-à-vis des pouvoirs publics et risque de générer une hostilité croissante vis-à-vis des soignants. L’observation de quelques exemples étrangers montre que de multiples critères d’allocation sont envisageables, que vraisemblablement d’autres sont encore à imaginer dans le cadre d’un réel processus délibératif mobilisant la société autour d’un travail ambitieux de définition de logiques de priorisation des soins qui correspondent à son socle de valeurs fondamentales.
Pendant l’épidémie, il est probable que définir collectivement ces critères au moment où chacun connait déjà des proches malades, à l’hôpital ou décédés, ne permettrait pas une décision sereine. Pour autant, il est nécessaire, pour protéger les patients de l’arbitraire et les équipes de soins d’une mise en responsabilité excessive, que les pouvoirs publics énoncent, même au cœur de la crise des critères de triage, même imparfaits, et qu’ils assurent les soignants d’une protection légale suffisante, limitant leur responsabilité à l’évaluation individuelle de la balance bénéfice-risque.
par , le 8 avril 2020
Daniel Szeftel, « Les règles du choix. Les ressources médicales en situation de pénurie », La Vie des idées , 8 avril 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-regles-du-choix
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[1] « Coronavirus : ‘Il va falloir choisir’ entre les malades, admettent des soignants », Le Parisien, 18 mars 2020
[2] Mission COREB, Enjeux éthiques de l’accès aux soins de réanimation et autres soins critiques en contexte de pandémie Covid-19, 16/03/2020
[3] Cette problématique est largement discutée au travers d’exemples qui vont bien au-delà du monde de la santé dans le livre de Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, Albin Michel, 2015.
[4] CCNE, La contribution du CCNE à la lutte contre COVID-19 : Enjeux éthiques face à une pandémie, 13/03/2013.
[5] Mission COREB, Enjeux éthiques de l’accès aux soins de réanimation et autres soins critiques en contexte de pandémie Covid-19, 16/03/2020.
[6] « Covid-19 : les libéraux de santé furieux du ‘rationnement’ des masques, un collectif de médecins porte plainte contre Buzyn et Philippe », Le Quotidien du médecin, 18 mars 2020.
[7] RAMSEY, P., JONSEN, A. R., & MAY, W. F.(2002), The patient as person : explorations in medical ethics. Yale University Press, p. 243-244.
[8] JOHNSON, Joseph, et al. What should be the role of social value in organ allocation decisions ?. 2019. Thèse de doctorat. Keele University.
[9] CESAREO, E., RAUX, M., SOULAT, L., et al., « Recommandations de bonne pratique clinique concernant la prise en charge médicale des victimes d’une ‘tuerie de masse’ ». Annales françaises de médecine d’urgence, 2018, vol. 8, no 6, p. 401-421
[10] MACKILLOP, Eleanor et SHEARD, Sally. « Quantifying life : understanding the history of quality-adjusted life-years (QALYs) », Social Science & Medicine, 2018, vol. 211, p. 359-366.
[11] NATIONAL INSTITUTE FOR HEALTH AND CLINICAL EXCELLENCE (GREAT BRITAIN). Social value judgements : principles for the development of NICE guidance. National Institute for Health and Clinical Excellence, 2008
[12] SKOCPOL, Theda. Protecting soldiers and mothers. Harvard University Press, 1995.
[13] SHANA Alexander, « They Decide Who Lives, Who Dies », Life, 9 novembre1962, p. 102.
[14] DALGALARRONDO, Sébastien et URFALINO, Philippe. « Choix tragique, controverse et décision publique : Le cas du tirage au sort des malades du sida », Revue française de sociologie, 2000, p. 119-157.
[15] EZEKIEL J., EMANUEL et al., « How the Coronavirus May Force Doctors to Decide Who Can Live and Who Dies », The New York Times, 12 mars 2020.
[16] HARRIS, John. The value of life : an introduction to medical ethics. Routledge, 2006.
[17] LITTLEJOHNS, Peter, CHALKIDOU, Kalipso, CULYER, Anthony J., et al. « National Institute for Health and Care Excellence, social values and healthcare priority setting ». Journal of the Royal Society of Medicine, 2019, vol. 112, no 5, p. 173-179.
[18] Ezekiel J. Emanuel et al., op. cit.
[19] Emmanuel Hirsch, « Face au Covid-19, les soignants ne peuvent endosser seuls des choix vitaux », Quotidien du Médecin, 19 mars 2020.
[20] National Institute for Health and Clinical Excellence (2005), Social value judgements : principles for the development of NICE guidance
[21] LITTLEJOHNS, Peter et RAWLINS, Michael (2009). Social value judgements : implementing the citizen’s council reports. Patients, the public and priorities in health care, p. 109-124