Grandir dans la même fratrie ne garantit pas toujours des trajectoires convergentes comme le rappellent celles des frères Atonga.
Grandir dans la même fratrie ne garantit pas toujours des trajectoires convergentes comme le rappellent celles des frères Atonga.
Écrit à deux mains, Petit frère vient renouveler un genre éditorial que l’on croyait éteint : celui des collaborations entre une sociologue et un jeune « de cité » qui en constitue justement l’objet.
Annick Madec et Stéphane Méterfi avaient inauguré ce genre en 1998 avec La cité, c’est dans la tête ; cinq ans plus tard, Véronique Le Goaziou et Yazid Kherfi (2003) publiaient Repris de justesse ; enfin Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou décrivaient le passage du hip-hop au trafic en passant par les bandes, avant la rédemption, dans J’étais un chef de bande (2008).
Seize ans plus tard paraît donc Petit frère. Tout commence avec une volonté de déstigmatisation à la suite des attentats djihadistes de 2015. Isabelle Coutant entend « contrer les stéréotypes ambiants qui assimilaient jeunes de cité convertis à l’islam et tentation djihadiste » (p. 8), et en retournant sur l’un de ses terrains de thèse (Coutant, 2003), elle retrouve Wilfried Atonga. La sociologue raconte sa première rencontre avec Wilfried en 2001 : « Il était impressionnant sous tous les aspects. Il faisait plus d’un mètre quatre-vingt-dix, un grand noir tout musclé, baraqué, chaîne en or, survêtement blanc, lunettes Cartier. Et, euh, il avait la tchatche quoi ! »
Quatorze ans plus tard, elle enregistre un nouvel entretien avec Wilfried, pour un documentaire avec Medhi Ahoudig. C’est durant ce tournage que Wilfried est assassiné.
Yvon, son frère, refuse la spirale des représailles. Alors que l’assassin court toujours, il appelle au calme. C’est une décision forte, assumée et tenue jusqu’à aujourd’hui.
Quand Yvon aperçoit Isabelle au procès de l’assassin, il se dit qu’elle mérite sa confiance, qu’elle n’abandonne pas les Atonga. Il lui propose un projet de livre et lui fixe un « cahier des charges » très précis. Il ne veut pas d’une écriture « trop scientifique », mais un livre accessible aux « jeunes des cités ». Yvon ne veut pas se comparer à son frère, mais continuer le travail engagé par celui-ci avec Isabelle Coutant. Wilfried se trouve ainsi au cœur d’un livre qui participe au deuil d’Yvon. La relation entre Isabelle et Yvon présente une dimension thérapeutique dont la sociologue avoue ne pas avoir géré les tenants et les aboutissants.
La compréhension des « destinées familiales » est néanmoins devenue l’un des enjeux du livre, comme elle l’explique : « Une question nous était commune, même si nous ne la formulions pas encore ainsi : comment expliquer la divergence des trajectoires entre les deux frères ? Elle taraudait Yvon qui avait besoin d’une réponse, sans doute pour se dégager de sa culpabilité » (p. 12-13).
Le sentiment de culpabilité d’Yvon Atonga rappelle celui de l’Américain John Edgar Wideman (1999), décrit dans un célèbre roman autobiographique : Suis-je le gardien de mon frère ? Celui-ci raconte la vie dans le ghetto afro-américain de Homewood à Pittsburgh, la réussite universitaire de John Edgar dans les années 1950 et l’incarcération pour meurtre de son frère dans les années 1970. Suis-je gardien de mon frère ?, question biblique entre Abel et Caïn, est par ailleurs une réplique culte de l’un des films préférés d’Yvon Atonga : New Jack City (1991).
Avec sa bande des « Black Boys », Yvon Atonga était en effet fasciné par la grande Amérique, ses ghettos et gangs afro-américains : « On voyait comment se tenait un mec de rue, comment il parlait, comment il buvait de l’alcool, comment il utilisait son arme. Son attitude, on l’imitait » (p. 54).
Yvon et Wilfried Atonga baignaient dans cette culture afro-américaine du ghetto même si Yvon ne ressentait pas de racisme en France, par exemple au lycée : « Il y avait une très bonne ambiance dans ce lycée, pas de différence, pas de racisme, toutes ces choses-là, pas de discriminations, j’ai pas du tout ressenti ça » (p. 72).
La délinquance et la criminalité existaient dans l’imaginaire afro-américain de Wilfried et Yvon, mais aussi « en bas de chez eux », dans les rues de leur cité HLM, et jusqu’à leur foyer familial lorsque des policiers frappaient à la porte pour une perquisition, bien avant qu’eux-mêmes s’engagent sur le « mauvais chemin ».
La famille réside à Villiers-le-Bel. Wilfried et Yvon grandissent dans un quartier de logements sociaux et une famille congolaise polygame (2 épouses, 9 enfants). Durant les années 1980, ils jouent dehors après l’école : « On commence à apprendre la vie de quartier, petit à petit. On apprend à vivre dehors parce qu’on est nombreux à la maison » (p. 24).
Durant leur adolescence (années 1990), ils s’impliquent dans « les embrouilles de quartier » : « il faut descendre, frapper l’ennemi pour lui montrer qu’il ne faut pas qu’il nous manque de respect » (p. 26).
Yvon s’initie également au rap, dans le sillage du célèbre groupe Ärsenik. Il s’arrête rapidement après une « embrouille avec un gars de la prod », mais cette tentative artistique en dit long sur la différence du rapport à l’écriture entre les deux frères.
Yvon aurait pu mal tourner comme ses copains « tombés » pour braquage. De la chance, il en faut, des prises de conscience aussi. Son voyage au Congo lui ouvre les yeux : voilà ce qu’est la vraie misère, voilà ce que son père a fui… Yvon remercie aussi les emplois-jeunes du gouvernement Jospin, puis l’opportunité de rentrer en CDI à la SNCF (en 2003 à l’âge de 26 ans) et le préfet qui répond à sa sollicitation en se portant garant de sa bonne moralité alors qu’une enquête en cours risque de compromettre son recrutement.
La vie conjugale l’a définitivement sorti de la rue, même si cela n’a pas toujours été simple, entre les repères polygames et machistes d’Yvon d’un côté, et les attentes féministes de Carine, la méfiance de la mère de celle-ci (« On est des Antillais, on ne sort pas avec des Africains », p. 97), il a fallu des concessions.
Son nouveau rôle de père, ainsi que le déménagement dans un pavillon et donc l’éloignement de la cité, participent à l’apaisement d’une jeunesse délinquante, à la prise de distance avec « l’école de la rue ». Le livre nous guide dans la profusion de rencontres et de réflexions, de moments et de tournants, de références et d’influences qui ont dévié la trajectoire d’Yvon.
Il se détache de la rue sans la renier. Son récit oscille ainsi entre la critique et la célébration de « la rue ». Il y a un va-et-vient permanent entre l’adhésion et le rejet, la proximité et la distance, jusqu’à en donner le tournis.
Wilfried, lui, se détache beaucoup plus difficilement de « la rue » et de ses « mauvaises fréquentations », dont on ne saura rien. Bien qu’en couple et père d’une petite fille en 2004, il continue sa vie de voyou à une époque et à un âge où les armes à feu font leur apparition : « Wilfried, il traînait toujours un peu dans le quartier, même s’il a travaillé à la mairie comme animateur. Parce qu’après les émeutes de 2005 il y a eu une politique de la ville d’embaucher des jeunes du quartier. Wilfried, il travaillait là, il vivait là, il avait ses activités du quartier avec ses potes. Toute sa vie se passait là » (p. 29).
Wilfried jouit dans son quartier d’une réputation de bad boy qui effraie les jeunes hommes et séduit des jeunes femmes : « Wilfried, grande gueule, il s’impose partout où il est, ça crée des jalousies. Avec sa force, sa corpulence, il gagnait souvent les tête-à-tête, les gens avaient assez peur » (p. 29). Son « capital guerrier » (Sauvadet, 2006) le « colle » au quartier, c’est-à-dire à l’espace social où ce capital lui offre une rentabilité maximale. La sociologue aurait pu mettre en lumière les privilèges que donne, dans la vie d’un quartier pauvre, un capital guerrier de cette qualité : sentiment d’impunité, shoot narcissique, accès privilégié à toutes les ressources locales, ivresse du pouvoir...
Wilfried et Yvon Atonga sont trop souvent présentés par Isabelle Coutant, ou se présentent eux-mêmes, comme des « jeunes de quartier » ordinaires alors qu’ils ont représenté le leadership de la « minorité du pire », cette minorité délinquante avec des passages à l’acte criminels que lors de mes propres enquêtes, j’ai évaluées à hauteur de 10% des garçons et des jeunes hommes dans les quartiers de la politique de la ville. À travers les études sociologiques qui lui sont consacrées, la médiatisation des faits-divers où elle est impliquée, le succès des chansons de rap qui la représentent et la mettent en scène, ou encore son influence sociale qui conduit de nombreux adolescents à imiter ses codes et à suivre ses modes, cette minorité juvénile et masculine monopolise la représentation des « jeunes de banlieue », « des quartiers », voire des « jeunes issus des immigrations », alors qu’elle ne représente qu’une minorité, certes influente à l’échelle locale et médiatisée à l’échelle nationale, de la jeunesse des quartiers de la politique de la ville et, a fortiori, des jeunes des classes populaires dans leur ensemble.
Wilfried et Yvon Atonga viennent d’une « grosse famille du quartier », une famille de neuf enfants dont un grand frère est champion de boxe thaï, une famille capable d’intimider n’importe quel voisin et de donner un « totem d’immunité » à une sociologue comme Isabelle Coutant. Grâce à ce capital guerrier familial, Yvon marchait dans les rues de son quartier avec la confiance de l’héritier, la tranquillité de celui que personne ne bouscule. La force de cette fratrie explique peut-être le rapport positif qu’il entretient toujours avec son quartier : il y a bénéficié d’un statut social privilégié, en tant que représentant d’une « grosse famille » du quartier.
L’accumulation et la préservation de ce capital guerrier familial impliquent des prises de risques potentiellement fatales. Wilfried, en tant que caïd du quartier en rivalité avec un concurrent, était le plus exposé de la fratrie à cette violence létale, tel « le dominant dominé par sa domination » (Bourdieu, 1998) : il a été sauvagement assassiné dans un bar de Goussainville, le 17 mars 2016, par un voyou qui lui avait déjà tiré dessus à plusieurs reprises, qui lui vouait une haine féroce depuis de longues années et qui s’est même acharné sur son corps sans vie après avoir tiré plusieurs coups de feu, selon les dires du patron du bar, abasourdi par autant de rage meurtrière.
On peut aussi émettre une autre critique à l’égard de l’enquête sociologique d’Isabelle Coutant : l’invisibilisation des victimes de l’incivilité, de la délinquance voire de la criminalité de Wilfried et (dans une moindre mesure) d’Yvon Atonga. Le mot « bêtises » est souvent utilisé aussi bien par Yvon Atonga que par Isabelle Coutant. Ainsi Yvon parle de « petites bêtises de jeunes de quartiers » pour évoquer des bagarres avec des battes de baseball (p. 26), mais frapper un adolescent avec une batte n’est pas une « petite bêtise », c’est une agression potentiellement mortelle qu’un juge peut requalifier en tentative de meurtre.
La sociologue n’apporte pas de requalifications juridiques à ce langage qui vient de la « culture de rue » d’Yvon Atonga, de toutes ses années passées dans la « minorité du pire », et qui le rattrape lorsqu’il évoque cette époque, alors qu’il s’en est sorti depuis longtemps. Ce langage euphémise la violence. Il transforme une tentative de meurtre en « embrouille », une agression physique en « tête-à-tête » (p. 29), des activités illégales en bande organisée en « activités du quartier avec ses potes » (p. 29).
La sociologue abonde dans son sens en reprenant le mot « bêtise », non pas pour des agressions physiques, mais pour des actes de délinquance comme le cambriolage (p. 48). Elle minimise les nuisances subies par le voisinage : « certaines familles se plaignaient à sa mère de l’agitation et des bêtises des enfants, cibles faciles au moindre problème » (p. 61). Ces voisins ne méritaient-ils pas davantage d’empathie ?
On remarque ainsi un certain angélisme à la lecture des analyses d’Isabelle Coutant : « J’ai indiqué à Yvon qu’ils partageaient [avec son collègue de travail] sans doute un habitus populaire. Quand on a peu de ressources, l’entraide est une valeur essentielle » (p. 177) ; et l’individualisme aussi, serait-on tenté d’ajouter. D’abord nous pourrions opposer que l’entraide entre riches, la solidarité des happy few, n’a rien à envier à celle des prolétaires, comme l’ont bien montré les travaux du couple Pinçon (2010, 2015).
Par ailleurs, la rareté des ressources crée une compétition qui tourne parfois à la férocité, notamment entre jeunes hommes dans des quartiers où le chômage, l’arrivée de familles immigrées en situation de grande pauvreté et les illégalités juvéniles ont miné les possibilités d’organisation collective et participé à un processus de ghettoïsation (Lapeyronnie, 2006).
Il n’en reste pas moins qu’à la lecture du livre, on mesure avec admiration l’empathie respectueuse et l’écoute attentive d’Isabelle Coutant vis-à-vis de la famille Atonga, dont elle a interrogé la quasi-totalité des membres. La sociologue n’est pas venue en « touriste » juste pour nous dire que « la stigmatisation des jeunes de cité, c’est mal ». Son militantisme politique s’est fondu dans l’écoute honnête de la famille Atonga. Sans doute cette enquête a les défauts de ses qualités : sans cette bienveillance, l’histoire de la famille Atonga aurait-elle apporté sa pierre à l’édifice de la sociologie des illégalités populaires et juvéniles ? Comme le disait Yvon Atonga lors d’un séminaire à Créteil : « Je n’aurai livré cette histoire familiale à personne d’autre. Je suis d’un caractère plutôt méfiant ».
par , le 14 mai
Bibliographie
– Coutant I., Institution judiciaire et éducation morale des jeunes de milieu populaire : enquête ethnographique sur deux dispositifs : une Maison de Justice et un dispositif d’insertion de la PJJ, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2003.
– Camara A., N°55.852. À vouloir venger mon frère, j’ai failli tout perdre, Paris, JC Lattès, 2022.
– Grignon C., Passeron J-C., Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.
– Kherfi Y., Le Goaziou V., Repris de justesse, Paris, La Découverte, 2003.
– Kherfi Y., Guerrier non violent. Mon combat pour les quartiers, Paris, La Découverte, 2017.
– Lapeyronnie D., Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008.
– Madec A., Méterfi S., La cité, c’est dans la tête. L’histoire vraie de Stéphane Méterfi, Paris, Flammarion, 1998.
– Madzou L., Bacqué M-H., J’étais un chef de gang, Paris, La Découverte, 2008.
– Pinçon M., Pinçon-Charlot M., Les ghettos du gotha, Paris, Seuil, 2010.
– Pinçon M., Pinçon-Charlot M., Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, 2015.
– Sauvadet T., Le capital guerrier : concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, 2006.
– Sauvadet T., Voyoucratie et travail social : enquêtes dans les quartiers de la politique de la ville, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2023.
– Wideman J. E., Suis-je le gardien de mon frère ?, Paris, Gallimard, 1999.
Thomas Sauvadet, « Destins croisés », La Vie des idées , 14 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Destins-croises
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