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Recension Histoire

Juger l’antisémitisme et le racisme

À propos de : Emmanuel Debono, Le Racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi, Puf


par Murielle Solé , le 1er juillet 2021


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La législation antiraciste, du décret-loi Marchandeau en 1939 jusqu’à la loi dite Pleven en 1972, illustre l’évolution des consciences et le combat des associations, mais aussi les difficultés de l’action judiciaire face aux menées de l’extrême droite.

Après un ouvrage consacré à la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) [1], Emmanuel Debono revient sur la question des luttes antiracistes à l’aune d’affaires judiciaires qui s’étirent de l’année 1939 à l’année 1972, soit de l’adoption des décrets-lois Marchandeau le 21 avril 1939, qui modifient la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, à l’adoption de la loi dite Pleven promulguée le 1er juillet 1972.

Oser la loi Marchandeau

L’adoption de ce qu’on appellera la « loi » Marchandeau, du nom du garde des Sceaux en 1939, répondait à un climat d’antisémitisme violent, pénétrant jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

Le gouvernement jouait gros à prêter l’oreille aux actions de lobbying de la LICA, lui qui venait de dissoudre les ligues par la loi du 10 janvier 1936 et que l’extrême droite accusait d’être « aux mains des Juifs ». Fallait-il ajouter une loi limitant la liberté d’expression à propos du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie, considérés encore largement comme des opinions, dans une société où dominait la « pensée » raciale ?

Deux décrets-lois furent finalement adoptés le 21 avril 1939, qui visaient la haine raciste, mais aussi la « propagande d’inspiration étrangère », au risque de réduire l’antisémitisme à une importation d’Allemagne nazie. Les textes étaient à la fois prudents et généreux. L’article 32 du premier décret visait la diffamation contre un groupe de personnes « qui appartiennent, par leur origine, à une race ou à une religion déterminées […] lorsqu’elle aura pour but d’exciter à la haine entre les citoyens ou habitants » (p. 57), incluant ainsi les étrangers vivant sur le sol français. Pour la première fois, le mot « race » apparaissait dans la législation française, au risque du paradoxe pour une loi se voulant dirigée contre le racisme.

Le second décret-loi visait la propagande étrangère et les financements en provenance du Reich plus que les idées véhiculées, alors que l’esprit de la loi portait sur la préservation de la cohésion nationale en ces temps incertains. Le gouvernement avait donc suivi l’interpellation de Bernard Lecache : « Osez, Monsieur Marchandeau, toute la France vous suivra ! » (p. 47-48).

Le retour des antisémites

Le régime de Vichy s’empressa d’abroger le décret-loi sur une proposition de Raphaël Alibert, nouveau garde des Sceaux, le 27 août 1940. Il ne sera rétabli qu’en 1944, avec le retour de la loi sur la liberté de la presse de 1881.

On pourrait penser que le contexte de l’après-guerre allait d’emblée donner satisfaction aux militants antiracistes, qui attendaient beaucoup de cette loi, d’autant que les combats s’annoncèrent assez tôt. Or, ce que montre Debono, ce sont les difficultés de l’action judiciaire auxquelles se heurtent les acteurs de la lutte antiraciste, parfois pris eux-mêmes dans leurs propres difficultés.

Si l’approche est globalement chronologique, l’auteur ne s’interdit pas des allers-retours, au cours des seize chapitres qui nous plongent dans autant d’affaires soumises à la justice, restituées grâce aux sources judiciaires, journalistiques et aux archives des associations qui menèrent le combat – dont les deux principales, la LICA et le MRAP.

En 1944, la facilité avec laquelle le retour de la loi Marchandeau était acté pourrait laisser entendre que le sort réservé aux Juifs pendant la guerre avait pesé, au sein d’une société où la liberté d’expression avait disparu. Il faut dire que la nouvelle République se montrait clémente.

Dès 1945, les titres d’extrême droite reparaissaient : Paroles françaises (fondé en 1945), Aspects de la France (1947), Rivarol (1951), etc. Autant de titres qui, tout en réhabilitant le régime de Vichy, ne cachaient pas leur antisémitisme et permettaient aux anciens collaborationnistes, tels Lucien Rebatet, Marcel Jouhandeau, Alfred Fabre-Luce et Pierre-Antoine Cousteau, de propager leurs antiennes antisémites en élaborant un distinguo qu’ils voulaient savant entre le « mauvais antisémitisme » de Hitler et le « bon antisémitisme à la française » (p. 137). Charles Maurras, du fond de sa cellule de Clairvaux, jusqu’au 10 août 1951, continuait de répandre sa logorrhée. Est-ce à dire que rien n’avait changé après la guerre ? Pas vraiment.

D’abord, l’opinion se montrait moins tolérante vis-à-vis des manifestations antisémites. La projection du Juif Süss au ciné-club du Quartier latin en 1950 (chapitre 5), suscita des réactions d’hostilité et des interrogations sur le plan judiciaire à propos des motivations des responsables de la projection, mais aussi au sujet de la liberté d’expression artistique.

Pour autant, la réaction de la presse était modérée. Les Nouveaux Maîtres, pièce de théâtre de Paul Nivoix jouée en 1948, fut même saluée par le quotidien Le Monde daté du 2 février 1948, alors que, sans citer le mot « juif », elle accumulait les clichés antisémites. C’est son adaptation au cinéma qui fut à l’origine d’un procès contre le MRAP, accusé par la société de production d’être responsable du fiasco que connut le film et réclamant des dommages et intérêts.

Le procès qui s’ouvrait le 14 juin 1955, dans un contexte politique marqué par le poujadisme et l’activisme d’un Xavier Vallat ou d’un Maurice Bardèche, allait être long et révèle les incertitudes de la justice. Malgré la charge de Tixier-Vignancour, le MRAP en sortait vainqueur, mais en appel seulement.

Le succès était cependant le fruit d’un front antifasciste, plus que d’une mobilisation contre l’antisémitisme qui fut le fait de personnalités et d’associations juives minoritaires. Plus d’une fois, à la lecture du livre, on peut demeurer perplexe sur les contradictions de la justice, la faiblesse de ses outils juridiques et la mobilisation variable de l’opinion. Il faut dire que les attaques antijuives évoluaient à l’extrême droite où, Maurras mort et Pierre Boutang écarté de la rédaction d’Aspects de la France en 1954, on rectifiait le tir en délaissant un peu l’antisémitisme d’État, pour s’orienter vers de nouvelles formes, dont l’antisionisme au moment de la guerre des Six Jours, en 1967.

Agressions et procès

C’est aussi le moment où la rupture fut consommée entre la LICA et le MRAP, la première soutenant fermement l’État d’Israël, tandis que le MRAP se positionnait, comme le Parti communiste, en faveur de l’Égypte nassérienne au nom de la lutte contre les oppresseurs. Un déchirement de la gauche dont la droite nationaliste se réjouissait, alors qu’elle-même n’était pas épargnée, entre ceux qui applaudissaient Israël au nom du nationalisme et ceux qui persistaient dans l’antisémitisme (chapitre 13).

Pourtant, le racisme anti-Arabes et anti-Noirs, qui se développait dans le contexte de la décolonisation, de l’immigration venue d’Afrique et malgré la prospérité économique des années 1960, aurait mérité que les forces de la lutte antiraciste s’unissent.

Dès la fin des années 1950, une nouvelle génération de nationalistes regagnait du terrain, à travers le mouvement Jeune Nation fondé dès 1949, dissous après le 13 mai 1958 en raison de la participation de certains membres au coup d’État à Alger, reformé le lendemain sous l’appellation de Parti nationaliste. Ferdinand Oyono, futur ministre du Cameroun et auteur de romans décoloniaux, était agressé aux abords de l’Odéon à Paris le 1er mai 1959.

Le 29 mai 1959, quatre étudiants martiniquais furent tabassés par des militants de l’organe de presse Jeune Nation, parmi lesquels on soupçonnait la présence de Dominique Venner, connu des services de police et plusieurs fois condamné. La LICA protestait, ainsi que la Fédération des étudiants d’Afrique noire et française (FEANF). Des députés d’outre-mer et de nombreux journaux comme L’Aurore, Le Figaro, Libération s’indignaient. Les locaux de Jeune Nation furent perquisitionnés, les journaux saisis, non pas pour leur contenu, mais à cause de l’affiliation au Parti nationaliste dissous en février.

La plainte des étudiants martiniquais entraîna un double procès, ouvert le 9 octobre 1959 devant la XVe chambre correctionnelle de la Seine, l’un contre Venner et l’autre à huis clos pour trois agresseurs mineurs. La défense de l’infatigable Tixier-Vignancour reposait sur un argumentaire qui pointait la responsabilité des militants décoloniaux et antiracistes, accusés d’instrumentaliser le racisme. Les écrits de Venner pesèrent dans le verdict : il fut condamné pour injures et violences à caractère racial.

La haine par les mots

Le procès en appel poussa la défense un peu plus loin dans le retournement de l’accusation, puisqu’elle invoqua le « racisme anti-Blancs » comme justification et pensa réduire la responsabilité de l’accusé au nom d’un racisme « défensif ». Et de convoquer l’immigration italienne, espagnole, polonaise comme modèles de réussite pour mieux souligner l’incapacité des immigrés noirs et arabes à s’adapter. Un autre élément de la stratégie de défense de l’extrême droite fut de minimiser l’impact des écrits en reconnaissant des « excès de langage », mais peu diffusés au regard de la faiblesse des tirages des Rivarol, Charivari, Aspects de la France et autre Jeune Nation, ce qu’on ne pouvait nier.

C’était cependant oublier un peu vite le poids des mots, dans un contexte où l’équation entre délinquance et immigration (algérienne notamment) se répandait. Le journal Minute, fondé en 1962, multipliait les métaphores sur la « gangrène algérienne », l’« invasion algérienne » (p. 449), à grands renforts de photomontages et de théories du complot visant le pouvoir algérien, suspecté de déverser la lie de sa société sur la France, menaçant spécialement ses femmes et ses enfants.

Cette rhétorique venimeuse poussa l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France (AEMNAF) à réagir, au moyen d’une plainte déposée par son président et deux de ses membres. Ils en furent pour leurs frais, car le procès qui débuta le 12 mai 1967 et qui se poursuivit en appel le 17 janvier 1968 les débouta.

L’AEMNAF n’avait pas personnalité juridique pour porter plainte et la loi Marchandeau ne protégeait pas des personnes en particulier. Qui pouvait donc porter plainte ? Le ministère public le pouvait, sans jamais exercer ce droit.

Vers une nouvelle législation

Pourtant, la réflexion progressait, notamment au sujet des pratiques de discriminations, peu sanctionnées en l’absence d’instruments adéquats, la loi Marchandeau étant inapplicable en la matière. La Convention de l’ONU du 21 décembre 1965 contre les discriminations raciales accéléra un mouvement largement porté par les députés d’outre-mer et les communistes, comme Marcel Cachin et Aimé Césaire depuis les lendemains de la guerre.

En 1972, les esprits semblaient mûrs pour adopter la loi promulguée le 1er juillet, connue sous le nom de loi Pleven. Elle s’inspirait largement du texte élaboré par le MRAP sous la direction de Léon Lyon-Caen et précisait les délits de « discrimination raciale », de « provocation à la haine ou à la violence raciste » (p. 588). Elle permettait aussi aux associations antiracistes de se porter parties civiles. Le consensus autour de la loi laissait l’extrême droite à ses obsessions, racisme anti-Blancs, menace sur l’identité de la civilisation chrétienne et théorie du « Gand remplacement ». L’état d’esprit avait donc changé.

En faisant le choix d’études de cas très nombreuses, Debono a pris le risque de perdre les lignes de force de sa démonstration. Le rôle des mémoires de la Résistance et de la Shoah, leur évolution au sein de la société française auraient pu montrer les liens avec l’attention portée aux questions raciales et la façon dont on les a appréhendées. Le livre offre cependant un large panorama sur un sujet dont les résonances actuelles ne peuvent qu’inciter à lire des travaux sérieux et documentés.

Emmanuel Debono, Le Racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi, Paris, Puf, 2019, 696 p., 26 €.

par Murielle Solé, le 1er juillet 2021

Pour citer cet article :

Murielle Solé, « Juger l’antisémitisme et le racisme », La Vie des idées , 1er juillet 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Debono-Le-Racisme-dans-le-pretoire

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Notes

[1Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Ligue internationale contre l’antisémitisme, 1927-1940, Paris, CNRS Éditions, 2012.

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