Le coup d’envoi de la loi de modernisation économique a été donné à la fin du mois de mars. En quelques jours, plusieurs textes – très différents – ont circulé. Une première version, révélée par LSA et les Echos (on pourra consulter cette version telle qu’elle fut révélée par le journal sur son site en téléchargeant le document présenté à la fin de cet article), procédait à une profonde refonte de la loi Raffarin, jusqu’à même sembler l’« enterrer » [1]. L’autorisation d’équipement commercial disparaissait en effet. Cependant, pour les projets de plus de 1000 m², le permis de construire était délivré par le maire sur avis conforme d’une commission composée d’élus et de personnalités qualifiées. Le système retenu était ainsi comparable à celui adopté en Belgique en... 1975.
Mais la deuxième mouture transmise pour avis au Conseil d’État le 3 avril 2008 selon LSA et les Echos, est très sensiblement en retrait. Les retouches apportées à la loi Raffarin répondent sans doute aux exigences les plus pressantes de la Commission européenne (I). Mais elles ne paraissent pas à la hauteur des ambitions affichées par la réforme dans l’exposé des motifs. Ces retouches laissent en effet peser une incertitude sur sa capacité à « relancer la concurrence » par l’entrée de nouveaux acteurs, d’une part, et à accroître la place des « considérations d’aménagement urbain, architecturales », d’autre part (II).
I. Une réponse a minima aux exigences communautaires
Le maxidiscompte n’est plus ostensiblement visé
La réforme la plus importante induite par le projet de loi est le relèvement du seuil des projets soumis à autorisation. Abaissé à 300 m² par la loi Raffarin pour faire pièce au maxidiscompte, il repasserait à 1000 m² – soit un seuil encore inférieur à celui qu’avait retenu en 1973 la loi Royer [2]. Ainsi, seuls les projets de création, d’extension ou de réutilisation d’un magasin de commerce de détail d’une surface de vente supérieure à 1000 m² seraient concernés par cette procédure spéciale. Les autres seraient seulement soumis à la procédure habituelle du permis de construire. Le régime d’autorisation disparaîtrait en outre pour les grands hôtels (supérieurs à 30 ou 50 chambres), les pompes à essence et les concessions automobiles. Cette réforme devrait diminuer de plus de la moitié le nombre de projets soumis au régime d’autorisation spécifique.
Le goulet d’étranglement créé par la loi Raffarin s’élargirait. La commission serait ainsi en mesure de statuer dans le délai de deux mois prévu par le nouveau texte, au lieu de quatre aujourd’hui (sauf pour les demandes relatives à des projets situés dans le périmètre des Zones Franches Urbaines) et trois sous l’empire de la loi Royer de 1973.
La relégation des représentants consulaires hors des CDAC
Cette commission, jadis CDUC, puis CDEC, est rebaptisée Commission Départementale d’Aménagement Commercial (CDAC) par le projet. Elle reste compétente pour l’ensemble des demandes, en premier ressort. L’idée de confier à une commission régionale, voire directement à la commission nationale, le soin d’examiner des projets commerciaux dont la zone de chalandise empiète sur plusieurs départements est abandonnée. Mais le projet modifie la composition et le mode de décision de la commission départementale.
Le nombre de ses membres, que la loi Sapin de 1993 puis la loi Raffarin avaient limité (de 20 à 6), serait relevé à huit par l’adjonction de deux élus. Le mouvement de réduction du poids des élus, destiné à limiter les possibles phénomènes de corruption, serait ainsi stoppé : alors que les autorisations doivent aujourd’hui être accordées par quatre membres, le projet renvoie à la majorité simple des membres présents – sans d’ailleurs préciser si la condition de quorum valant actuellement (5 membres) demeurera. De la sorte, les cinq élus disposeraient, à eux seuls, non seulement d’un droit de veto (comme c’est aujourd’hui le cas) mais aussi du pouvoir d’autoriser les projets. Les vicissitudes de l’application de la loi Royer ont pourtant montré le danger qu’il y avait à laisser des motivations politiques présider à la délivrance des précieux sésames.
Par ailleurs, le texte répond à la critique relative à la présence, parmi les trois personnalités qualifiées, des représentants consulaires (président de la chambre de commerce et d’industrie, président de la chambre des métiers), dont la neutralité peut être problématique. Plus sobrement, le texte se contente de renvoyer au préfet le choix des personnalités qualifiées « en matière de consommation, d’urbanisme, de développement durable et d’aménagement du territoire ». Une telle disposition suffira-t-elle à assurer l’indépendance de ces membres ? On peut légitimement s’interroger lorsque l’on constate que le collège des « personnalités qualifiées » des Observatoires Départementaux de l’Equipement Commercial, créés pour éclairer les CDEC, comporte parfois des dirigeants d’enseignes commerciales [3]. Certes, le projet reprend la disposition issue de l’ordonnance du 8 juin 2006 selon laquelle « aucun membre de la commission départementale ne peut délibérer dans une affaire où il a un intérêt personnel ou s’il représente ou a représenté une des parties ». Mais cette formule doit être interprétée étroitement ; en particulier, le maire de la commune d’implantation – qui est membre de droit de la commission –, n’a-t-il pas toujours un intérêt personnel dans l’affaire ?
Ces nouvelles règles sont peut-être de nature à faciliter la délivrance des autorisations, mais on peut douter qu’elles les rationalisent.
La commission nationale reste pour sa part inchangée. Sa compétence serait en revanche étendue. Dans le système actuel, seuls les pétitionnaires, le préfet et les membres de la commission départementale (2 dont un élu) peuvent saisir la commission et doivent le faire avant d’introduire un recours juridictionnel. Ce recours préalable obligatoire s’imposerait désormais à tous les intéressés, y compris aux concurrents, au préfet et au maire ; il ne pourrait plus être exercé que dans un délai d’un mois (contre deux aujourd’hui). Le projet met ainsi mis fin à une curieuse – et difficilement justifiable – disparité des procédures des contestations entre les tiers, d’une part, et les pétitionnaires, d’autre part. Il est aussi sans doute susceptible de limiter la contestation juridique des autorisations d’aménagement commercial. Le recours préalable obligatoire pour tous devant la commission nationale devrait avoir pour conséquence – sauf réforme parallèle des règles de compétence – d’attribuer tout le contentieux en la matière au Conseil d’État, où les requérants doivent être représentés par un avocat aux conseils. La décision prise par la commission départementale ne serait donc plus susceptible d’être modifiée que par la commission nationale puis par un juge – alors qu’outre la CNEC, trois juges (tribunal administratif, cour administrative d’appel et Conseil d’Etat) peuvent être amenés à se prononcer à l’heure actuelle. Mais un tel système aurait l’inconvénient de son avantage : il limiterait les possibilités de recours effectifs contre les décisions des commissions. Par ailleurs, le projet continue à disjoindre l’autorisation d’aménagement commercial et le permis de construire, qui pourront donc, dans le futur comme aujourd’hui, faire l’objet de contentieux distincts.
L’abandon de la méthode du test économique des besoins
Enfin, le dernier pan de la réforme concerne les principes d’appréciation des projets. Pour statuer, la commission ne devra plus, comme à l’heure actuelle, prendre en considération l’offre et la demande dans le secteur d’activité de la zone de chalandise concernée. Ce test économique, réalisé par comparaison entre le taux d’équipement en moyennes et grandes surfaces du secteur de la zone de chalandise et celui observé au niveau national ou départemental, a été érigé en critère dominant par la jurisprudence (CE 27 mai 2002 Sté Guimatho et autres n° 229187). Ainsi, dès lors qu’un projet maintient le taux d’équipement de la zone en deçà des moyennes, il doit aujourd’hui – sous réserve qu’il ne place pas un groupe en situation d’abuser d’une position dominante – être autorisé. Condamnée par la directive communautaire du 12 décembre 2006, une telle méthode est exclue par le nouveau texte.
Comme l’indique le changement de dénomination des commissions (CDAC plutôt que CDEC), le projet recentre le contrôle des commissions sur l’aménagement du territoire et le développement durable. Les commissions n’auront désormais plus à analyser l’effet du projet sur l’équilibre souhaité entre les différentes formes de commerce ; elles devront se prononcer sur la compatibilité du projet avec les documents d’urbanisme, sur ses effets en matière notamment d’espaces verts et de protection de l’environnement et sur son insertion dans son environnement.
On peut être surpris du rôle donné aux commissions d’aménagement commercial pour apprécier la compatibilité du projet avec les documents d’urbanisme ; tel est en effet, en principe, la fonction de l’examen présidant à la délivrance du permis de construire. L’autorisation d’aménagement commercial viendra-t-elle donc renforcer le contrôle en la matière ? Quel sens y a-t-il à maintenir une procédure distincte si l’objet du contrôle est identique ?
Quant à l’appréciation des effets en termes d’environnement et de développement durable, le texte ne crée pas davantage que les précédents d’instruments contraignants et lisibles pour encadrer ce contrôle. Il supprime même toute référence aux travaux – certes perfectibles – de l’observatoire départemental d’équipement commercial, et en particulier aux schémas départementaux d’équipement commercial. Difficilement mis en place au cours des toutes dernières années, ils s’efforçaient pourtant de produire une analyse, y compris en terme environnemental, de l’activité commerciale.
Par ailleurs, et surtout, le nouveau texte ne précise pas la place que devront occuper ces données environnementales dans l’appréciation d’un projet commercial.
II. Une réforme aux résultats incertains
L’aménagement du territoire, au cœur de la réforme ?
En effet, si l’article L 752-6 du Code de commerce, dans sa nouvelle rédaction, recentre clairement le rôle des commissions sur les aspects d’aménagement du territoire, il prévoit toujours que la prise en considération de ces éléments doit s’effectuer dans le cadre des principes définis à l’article L 750-1.
Or, la rédaction de ce dernier article n’a pratiquement pas été modifiée. Le projet maintient la multiplicité des objectifs poursuivis par le contrôle des grandes surfaces. Celui-ci doit toujours permettre de « répondre aux exigences d’aménagement du territoire, de la protection de l’environnement et de la qualité de l’urbanisme, (…) au maintien des activités dans les zones rurales et de montagne, au rééquilibrage des agglomérations par le développement des activités en centre-ville et dans les zones de dynamisation urbaine, (…) à la modernisation des équipements commerciaux, à leur adaptation à l’évolution des modes de consommation et des techniques de commercialisation, au confort d’achat du consommateur et à l’amélioration des conditions de travail des salariés ».
Un élément vient même s’y ajouter. Le projet précise en effet que le régime d’autorisation doit veiller à ce que s’établisse « une concurrence loyale ». Mais cet ajout constitue une simple légalisation de la règle jurisprudentielle : depuis 2003, le Conseil d’État a en effet proscrit l’autorisation d’une surface commerciale qui contreviendrait aux règles de la concurrence (CE 30 juillet 2003, SA Caen Distribution n° 227838).
Mais le texte en débat ne hiérarchise pas ces objectifs qui peuvent naturellement entrer en contradiction. Il ne précise pas même l’articulation entre les buts poursuivis par le contrôle de l’aménagement commercial et les objets d’examen précisément énumérés par l’article L 752-6 du Code de commerce.
Il reviendra donc à nouveau à la jurisprudence de fixer une grille d’analyse aux commissions. A première vue, on pourrait imaginer que la jurisprudence Guimatho soit transposée, les effets en termes d’aménagement du territoire se substituant au test des besoins des consommateurs. Ainsi, un projet, compatible avec les documents d’urbanisme, et dont les effets en matière d’espaces verts et de protection de l’environnement seraient heureux, devrait être autorisé, dans la mesure où il ne crée ni ne renforce une situation de monopole. Mais l’appréciation de ces bienfaits pourrait être plus difficile à objectiver que celle des besoins des consommateurs. Par ailleurs, la jurisprudence Guimatho suppose que même dans l’hypothèse où le critère primaire n’est pas satisfait, le projet peut être « racheté » au vu des critères secondaires. Ainsi, même dans l’hypothèse où un nouveau commerce porte la densité commerciale au-dessus des moyennes, les avantages qu’il procure au maintien des activités dans les zones rurales, à la modernisation des équipements commerciaux, au confort d’achat du consommateur… peuvent justifier une autorisation. Dans le nouveau cadre législatif, cela signifierait qu’un projet, discutable en terme environnemental, pourrait être sauvé par ses autres qualités…devant la CDAC. Mais en ira-t-il de même devant l’autorité chargée de délivrer le permis de construire ? Le contraire est vraisemblable.
Il faudra ainsi sans doute au Conseil d’État tisser une méthode d’appréciation des projets entièrement nouvelle. Mais cette élucidation pourrait n’intervenir que dans plusieurs années…avec une incertitude juridique évidente à la clé – qui pourrait ne pas toujours se révéler favorable aux perspectives environnementalistes affichées par la réforme.
Une loi pour favoriser la concurrence ?
L’inscription du principe de « concurrence loyale » dans le texte de la loi bientôt débattu n’est pas davantage contestable, sur le plan des principes. L’UFC-Que Choisir a récemment rappelé l’absence de concurrence dans la grande distribution alimentaire – une situation monopolistique serait observée dans environ 1/3 des zones de chalandises – et ses effets en termes de pouvoir d’achat – l’écart de prix du panier moyen entre deux hypermarchés du même groupe atteignant souvent 5 à 10% lorsque l’un fait face à des concurrents et l’autre non.
Mais le projet ne prévoit aucun mécanisme propre pour garantir cette « concurrence loyale ». Les pétitionnaires devront seulement indiquer l’enseigne sous laquelle seront exploités leurs établissements. Mais aucune disposition n’est prise pour lutter contre les situations actuelles de monopole qui, de fait, constituent une barrière à l’entrée d’une enseigne concurrente. Le texte ne fait ainsi pas mention du pouvoir d’injonction qui pourrait être accordé au Conseil de la concurrence pour faire cesser des situations de concentration dans une zone de chalandise.
Par ailleurs, la question de la concurrence n’est pas davantage centrale dans le texte en projet qu’elle ne l’est dans l’actuel. Ainsi, une opération, qui remédierait à une situation non concurrentielle, pourrait toujours se heurter à un refus si elle ne paraît pas répondre à des exigences d’aménagement du territoire – ce qui pourrait par exemple être le cas justement parce qu’elle se situe à proximité d’une surface déjà existante.
Enfin, le problème de la concurrence – et ses répercussions en matière de pouvoir d’achat – ne concerne pas seulement les surfaces commerciales de plus de 1000 m². Au contraire, il regarde la position d’une enseigne au sein d’une zone de chalandise, toutes surfaces de vente confondues.
Le projet dévoilé par LSA et les Echos illustre ainsi le « bégaiement législatif » dont est victime l’urbanisme commercial et qui avait déjà été dénoncé en 1992 (R. Bonnet, Rapport Sénat, 1992, n° 61, p. 8). Sans parler du nouveau changement de voyelle des commissions, il paraît revenir à certaines solutions déjà expérimentées et abandonnées pour leurs effets pervers. Ainsi du pouvoir des élus, de la multiplicité des objectifs du contrôle ou de l’absence de définition claire de la grille d’analyse des projets comme des documents de référence. Dans son état actuel, le projet de loi ne semble pas remédier aux difficultés relevées par les intéressés, actifs (potentiels entrants) ou passifs (consommateurs). Il permettrait seulement, à court terme du moins, d’éviter une condamnation de la France par l’Union européenne.
– Première version du projet de loi telle qu’elle fut révélée par Les Echos sur son site (pdf).