Briser le miroir
Le totalitarisme dresse toujours un miroir déformant devant la société qu’il façonne. Souvenons-nous de la dictature du prolétariat pour le communisme, ou encore du mythe de la race aryenne pour le nazisme. À la mythologie de type communiste, dans le cas de Cuba, s’ajoute la consigne de la révolution sans fin, où « tout change pour que rien ne change », pour reprendre l’expression de l’écrivain Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard. « Pionniers du communisme, nous serons comme le Che... », scandent, chaque matin, les écoliers, en hissant dans la cour le drapeau cubain (on est tenté de demander : le Che ministre ou le Che rebelle ?)… L’ère post-soviétique, caractérisée par la pénurie et la débrouille (la « lutte »), Fidel Castro lui a trouvé un nom : « Période spéciale en temps de paix ». En fait elle n’est plus si spéciale, puisqu’elle dure depuis plus d’un quart de siècle.
Pour briser le miroir, il faut commencer par la critique du langage. Comme l’affirmait Octavio Paz dans Posdata (1970) : « Quand une société est en proie à la corruption, la première chose qui pourrit, c’est le langage. La critique de la société commence donc par la grammaire et la restauration des significations ». C’est la gageure que le sociologue Vincent Bloch relève avec brio dans La lutte, Cuba après l’effondrement de l’URSS. La lutte fait suite à son ouvrage intitulé Cuba, une révolution (Vendémiaire, 2016) et consacré à la période allant de la révolution de 1959 jusqu’aux années 1980. Tous deux sont issus de sa thèse de doctorat, qui a reçu le Prix de la Meilleure Thèse de l’EHESS et le Prix Raymond Aron en 2012.
Enquête ethnographique
Étant donné l’hermétisme du pouvoir à Cuba, la pauvreté des données disponibles sur tout ce qui touche la prise de décision, l’absence même d’une véritable sociologie politique dans l’île (abolie dans les années 1960) [1], même les esprits les plus critiques de la gouverne castriste se replient sur ce qui est public et officiel : Fidel et Raul, les dirigeants, leurs lois et discours, les institutions. Peu de chercheurs étrangers passent beaucoup de temps dans l’île, et encore, étant données les restrictions à la recherche, ils le passent souvent dans des réseaux plus ou moins officiels. Bloch était « résident temporaire » comme étudiant de langue lors de son séjour à Cuba, ce qui lui a permis de vivre à la cubaine, voire de passer pour un Cubain, tant il maîtrise l’argot havanais.
Au terme d’une enquête ethnographique à Cuba et aussi dans la diaspora étatsunienne, Bloch nous offre dans son diptyque une analyse empirique fouillée du passage de la « révolution » à « la lutte », qu’il théorise en s’inspirant des travaux de Hannah Arendt, Julien Freund, Marcel Gauchet, et Claude Lefort. Il cherche à comprendre les liens entre discours et pratiques sociales, pour bien mesurer le décalage entre les lendemains qui chantent (faux) et ce que les Grecs appelaient la mètis, c’est-à-dire la ruse, l’intelligence d’une population aux prises avec des défis réels. [2]
À Cuba comme dans toutes les dictatures, le « double langage » est de mise : on ne dit pas ce qu’on pense, en tout cas pas en public. Comme le résume l’écrivain en exil Ivan de la Nuez, en parlant de son métier :
« Dire moins que ce que nous pensons, écrire moins que ce que nous disons, publier moins que ce que nous écrivons. Telle est notre condition. »
La fameuse consigne de Fidel Castro en 1961, pour résumer ses vues sur la liberté d’expression – dentro de la revolución, todo ; contra la revolución, nada [pour la révolution, tout ; contre la révolution, rien] – est devenue un dicton pour les Cubains : bajo techo todo, en la calle nada [en privé, tout, dans la rue, rien]. Bloch montre bien que le langage populaire, avec les pratiques qu’il façonne et reflète, n’est ni celui du pouvoir, ni celui d’un contre-pouvoir (interdit dans l’île), mais plutôt une sorte d’hybride, qui utilise les mots du pouvoir pour en changer le sens.
Penser l’homo cubanus
La lutte consiste en un aller-retour entre la réflexion théorique sur le totalitarisme à la cubaine et une fascinante série de portraits, qui forment le cœur du livre et qui sont autant d’incarnations de ce qu’on pourrait appeler l’homo cubanus. Les similitudes avec l’homo sovieticus d’Alexandre Zinoviev sont frappantes : dans les deux cas, l’ « homme nouveau » est en réalité un homme brisé par la peur et la faim, conformiste par nécessité, méfiant envers les dirigeants et leurs sbires (comecandela, concientón, comunistón), contempteur des nouveaux-riches, maître du double langage, et obsédé par le rêve de l’exil. L’homo cubanus semble moins lymphatique que son cousin russe, tout occupé qu’il est par l’art de survivre, c’est-à-dire l’art du « ‘vol’, du grappillage, du détournement, de l’invention et autres termes plus ambigus encore. » (p. 304) L’homo cubanus par excellence est le jinetero astucieux, roublard, et inventeur hors pair :
S’engager dans l’’auto-entreprenariat’ sous licence, vendre et acheter au marché noir, ‘résoudre’ à l’aide de moyens rudimentaires les réparations diverses (habitations, moyens de transport privés) dont on a besoin, utiliser sa voiture comme taxi clandestin, louer une partie de son logement ou un objet personnel dont d’autres ont l’utilité, toucher des commissions d’intermédiation dans le cadre de diverses transactions, escroquer, faire un coup (meter una jugada), vendre de la drogue, braquer, se prostituer : les gammes d’activités englobées et combinées dans la lucha n’ont pas de limite (p. 304-305).
Penser le régime
L’originalité de l’ouvrage est de montrer en détail comment la lutte, « maître-mot du discours révolutionnaire », est détournée de son sens officiel par les Cubains pour signifier des pratiques dont l’illégalité plus ou moins tolérée et systémique est un gage de reproduction du régime en place. La lutte n’est pas simplement l’avatar du régime : en tant que « dynamique de nivellement » (p. 129) et « mise en mouvement permanente de la société » (p. 300), elle « serait alors une manifestation du ressort des principes qui se trouvent au fondement du régime castriste. » L’égalité (avec l’ordre, l’autre « principe supérieur » du régime castriste) ne se réalise en fait que dans cette lutte, car « c’est cette égalité qui est radicale et se substitue à l’équitable répartition des richesses » (p. 300). Qui plus est, « la lutte est ce qui reste du projet totalitaire cubain » (p. 426) ; elle est « une forme du politique et un mode d’être en société qui brouille la dichotomie entre État et société, normes officielles et normes informelles ou adhésion et résistance » (p. 427). Ici, le grand écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante dirait « le suicide » au lieu de « la lutte » : dans les deux cas, il s’agit d’une porte de sortie, à défaut de pouvoir émigrer.
Bref, pour Bloch, on ne parle pas simplement d’un « effet du dispositif de pouvoir, au sens de Michel Foucault » (p. 435), mais plutôt d’une situation, commune aux pays post-totalitaires, où le pouvoir est totalitaire dans sa conception, mais où la société ne l’est plus. En fait, elle n’est ni totalitaire ni anti-totalitaire : il n’est pas certain qu’elle soit même une « société ». Elle est une collection d’individus, de groupes et de champs de pouvoir, qui fonctionnent au noir, mais pas tout à fait, car soulignons-le de nouveau, tout cela fait partie du régime. Cela ne doit pas nous faire oublier que ce phénomène est le rejeton d’un système de type soviétique et donc totalitaire. Pour Bloch :
L’absence de visées génocidaires et de références à une ‘guerre des races’ ou à l’anéantissement des ‘ennemis de classe’ isole le castrisme des expériences nazi et bolchevique. Il appartient néanmoins à la famille des totalitarismes en ceci qu’il est mû par une idéologie qui vise à expliquer la totalité du réel et dont le foyer de production est un leader charismatique à la tête d’un parti unique, perpétuellement mobilisé pour abolir toute différence entre volonté individuelle, société civile et orientation gouvernementale, en veillant simultanément à lancer ‘le peuple’ à la conquête de l’Un et à retrancher grâce au relais des organes répressifs, les éléments nuisibles à cet objectif (p. 433).
Ouvrage savant, voire geste littéraire, tant la prose de Bloch est fluide et précise, La lutte constitue un essai dans le meilleur sens du terme. Le mariage entre théorie et analyse empirique est particulièrement réussi, et fait écho à un commentaire de Pierre Bourdieu dans Les règles de l’art (1992), où le sociologue explique sa préférence pour les auteurs « qui savent investir les questions théoriques les plus décisives dans une étude empirique minutieusement menée », et pour les ouvrages « où la théorie, parce qu’elle est comme l’air que l’on respire, est partout et nulle part, au détour d’une note, dans le commentaire d’un texte ancien, dans la structure même du discours interprétatif... » Bientôt la « période spéciale » ou post-soviétique aura duré aussi longtemps que la période avant le « post ». Il faudra s’habituer à la penser dans ses propres termes, et par le bas, comme nous le propose Bloch dans ce livre remarquable.
Vincent Bloch, La Lutte. Cuba après l’effondrement de l’URSS. Paris, Vendémiaire, 2018. 480 p., 24 €