Alors que la souveraineté numérique est de plus en plus associée au potentiel du logiciel libre ou open source, les multinationales et leurs plateformes ont réussi à marginaliser les alternatives communautaires, voire à en épuiser les ressources, avec la complaisance de l’État.
Depuis la seconde révolution informatique des années 1960, celle des systèmes experts (Ceruzzi 2003), le développement numérique d’un pays repose toujours sur le fragile équilibre entre l’expertise des institutions publiques et l’externalisation de la production des outils par les entreprises, favorisant la diversification du marché. Néanmoins, au fur et à mesure que le marché numérique s’est mondialisé, il s’est en même temps concentré sur quelques grandes multinationales, le plus souvent américaines. Si bien que l’expertise publique a laissé la place à la contractualisation dans le cadre d’un choix extrêmement limité, réduisant toujours plus les marges de manœuvre pour assurer la souveraineté numérique.
La souveraineté numérique signifie pour un État la possibilité d’assurer son autonomie, tant territoriale que technique, en matière de ressources logicielles, d’infrastructure réseau et de valorisation des données numériques. Au cours des dernières années, le débat à ce sujet s’est déplacé de la question du contrôle stratégique des réseaux vers une préoccupation concernant l’influence des grandes entreprises multinationales et leurs plateformes dans le système économique (Institut Mines Télécom 2023). Du point de vue Européen, cette évolution a été amplifiée pendant la pandémie de COVID-19, lorsque les produits technologiques provenant principalement d’entreprises nord-américaines ont été largement adoptés par les entreprises locales et les institutions publiques : cloud, visio-conférence, outils collaboratifs divers.
Face à cet envahissement, on oppose généralement le logiciel libre et open source, porteur de davantage de transparence, de sécurité et de confiance. En effet, à bien y regarder, les systèmes libres occupent la plus large part des infrastructures de réseau (Eghbal 2017), et le « marché de l’open source » gagne chaque année des parts de marché… Mais cette apparente victoire a toujours été paradoxale. La plupart des logiciels domestiques, de nombreux applicatifs métiers, ou les systèmes d’exploitation vendus avec les machines sont propriétaires, y compris dans la fonction publique. Plus récemment, on a même dépassé la seule question des usages individuels. La question est maintenant : qui stocke les données et sur quel territoire ? qui détient les clés du global village ? et surtout : qui contribue significativement au code libre ou open source pour ensuite en extraire toute la plus-value sur des marchés fermés, hégémoniques, et qui mettent en concurrence les nations ? On ne rappellera jamais assez, par exemple, que le système Android est bâti sur du commun, le noyau Linux ainsi qu’une foule d’autres logiciels libres, pour finir par enfermer les utilisateurs dans les services de Google, et les exclure de l’accès libre à ces ressources.
Ainsi, les multinationales et leurs plateformes ont réussi à marginaliser les alternatives communautaires, notamment en mettant en avant la simplicité d’utilisation, la maintenance « clé en main » et l’intégration de leurs produits propriétaires (soumis à la vente de droits d’utilisation, avec des clauses de confidentialité qui empêchent l’accès au code source). Bien que leurs engagements en faveur du logiciel libre et open source remontent aux années 1990, les États européens peinent encore à concrétiser leurs discours, notamment dans les marchés publics. Pourtant, la souveraineté numérique est de plus en plus associée au potentiel du logiciel libre ou open source, comme autant de ressources communes dont l’adaptabilité aux besoins permet aux États de développer ou faire développer leurs propres outils numériques, en toute indépendance.
Le prix à payer est en revanche celui de l’effort et du savoir-faire dans le développement. Les logiciels libres ou open source sont créés de manière collaborative par des communautés, contributeurs utilisateurs et développeurs, à dimension locale ou mondiale, pour répondre à leurs propres besoins. Ils le font dans une logique économique qui s’oppose à la logique propriétaire (on dit aussi privatrice) des grands éditeurs privés, ce qui n’empêche pas ces derniers de contribuer à leur tour, selon leurs motivations. Certains rares logiciels libres sont issus de la fonction publique, même s’il arrive souvent que cette dernière n’a pas les moyens humains suffisants pour les maintenir, par manque de développeurs, auquel cas des communautés d’utilisateurs-développeurs se les réapproprient parfois. Lorsqu’un logiciel communautaire est pressenti pour répondre à un besoin spécifique pour un État, l’intégration requiert la plupart du temps de faire appel à des services de développement externes, c’est-à-dire des entreprises capables de répondre à un marché public en modifiant et adaptant le code libre ou open source issu de ces communautés, en fonction du cahier des charges du donneur d’ordre.
Mais dans quelles conditions pouvons-nous espérer maintenir le vivier libre ou open source dans la configuration d’un marché libéralisé où, par le jeu de cette contractualisation, l’État en vient à placer sur le même plan concurrentiel les produits issus des multinationales et les communs numériques issus de structures mixtes dont le modèle économique est non seulement différent mais aussi beaucoup plus fragile ? Cette mixité se construit d’un côté avec des petites entreprises ou start-up fournissant du développement sur la base de contrats avec l’État, et de l’autre côté, avec l’effort communautaire, mené par des collectifs, souvent bénévoles, ou bien construit sur du temps humain libéré par d’autres entreprises, sans contrepartie financière. C’est la place des communs numériques qui est ainsi questionnée à l’aune des enjeux géostratégiques. Un jeu dangereux consiste alors à faire entrer ce que l’État considère comme une ressource « commune », le code libre ou open source, dans le système néolibéral qui exige toujours plus de production, au risque de l’épuisement. Dans ce cas, il faut savoir comment est assuré le renouvellement de cette ressource, et comment espérer tenir la distance face à la concurrence induite par la recherche de souveraineté. Pourtant, le discours politique consiste à en appeler aux vertus supposées des communs numériques pour développer les outils de la souveraineté, comme s’il s’agissait d’un bien industriel commun sans pour autant questionner sa renouvelabilité.
Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces développements profitent ensuite aux communautés, selon les principes de contribution au code libre (partager les modifications pour que la communauté puisse en profiter en retour), ou si l’ouverture du code n’est qu’un moyen parmi d’autres, permettant une ponction sans contrepartie du fruit des efforts communautaires, ce qui équivaut à un épuisement des ressources et, in fine, une indigence au bénéfice des multinationales. Nous allons voir que la tendance est néfaste, et penche aujourd’hui vers la seconde position, dans la mesure où le besoin de souveraineté numérique induit une mise en concurrence des États comme des communautés de développeurs (1). Cette tendance procède d’une modalité néolibérale de récupération des communs de la connaissance et par extension des communs numériques (2). En mesurer les dangers revient à réévaluer une politique des communs qui soit démocratique et non productiviste (3).
Stratégie de souveraineté numérique
La question de la souveraineté numérique s’articule en trois mouvements :
– Il s’agit un enjeu géopolitique qui se situe dans la concurrence mondiale des pays pour assurer leur autonomie numérique face à l’hégémonie des grandes multinationales, américaines ou chinoises pour l’essentiel, et appuyées par leurs États respectifs ;
– Nous entrons dans un jeu purement néolibéral qui défie les politiques publiques dans leur capacité à soutenir les entreprises locales et les services publics dans cette course à l’autonomie, quitte à sur-financiariser la production au détriment des autres enjeux, environnementaux ou sociaux (par exemple, l’IA est réputée demander toujours plus de ressources énergétiques et les plateformes détruisent les emplois ou transforment les individus en « travailleurs du clic » (Casilli 2019)) ;
– Mais comme la mobilisation des structures et des ressources a toujours un coût, on peut trouver dans le libre et l’open source des biens communs qui, sans égard pour leur économie contributive, peuvent être utilisés de manière à entrer dans cette concurrence, le tout étant de savoir comment les mobiliser de manière à en extraire la valeur face à l’offre propriétaire étrangère.
Pour lutter contre l’hégémonie des multinationales étrangères, tant sur les usages que sur les ressources, les discours ne manquent pas. On peut citer H. Verdier, ex-directeur d’Etalab puis de la Direction interministérielle du numérique, ambassadeur du numérique pour la France, lors de son discours du 15 octobre 2020 à la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ». Il reprend en substance le Rapport sur les communs numériques produits par 19 États membres de l’UE et la Commission Européenne (preuve aussi que le refrain n’est pas franco-français) :
Si l’idée c’est l’autonomie des ressources sur lesquelles on innove, il est bon et souhaitable d’avoir une industrie européenne. On peut aussi jouer des stratégies avec les communs numériques, avec les logiciels libres (…). Parce qu’une autre manière de vous assurer qu’on ne va pas couper le robinet sur lequel vous travaillez, c’est de partir nativement sur des données libres. (…) Cela doit entrer dans une composante d’une stratégie de souveraineté.
L’idée est avant tout pratique. Le Libre et l’open source concentrent des méthodologies de développement, déployées en grande partie par le travail bénévole des communautés, ou par les temps de travail individuels mis gracieusement à disposition par des entreprises (car, dans le jeu gagnant-gagnant, elles savent qu’elles pourront réutiliser le code ouvert). Il faut reconnaître que ces efforts constituent des manières extrêmement efficaces de produire des logiciels pour atteindre un niveau de qualité qu’aucune entreprise ne peut atteindre si elle reste enfermée dans une logique de copyright. Quelle entreprise peut prétendre avoir autant de développeurs et d’auditeurs qu’un projet comme le noyau Linux ? Quelle entreprise peut prétendre avoir une structure décisionnelle collective aussi poussée que le projet Debian (l’organisation communautaire derrière la distribution GNU Linux du même nom) ? En tous points, il faut le souligner ici avec force, bâtir des solutions numériques sur des briques libres ou open source est de loin la meilleure stratégie à mener si on veut pouvoir dépasser le stade de la dépendance économique à l’égard des multinationales étrangères privatrices (et prédatrices).
En somme, capitaliser sur le Libre et l’open source revient pour un État à bâtir une stratégie de développement économique assez vertueuse : il y a du Libre, il y a de l’open source, bâtissons dessus notre autonomie numérique en nous appropriant cet El-Dorado plein de promesses. Il nous faut donc des entreprises ou des collectifs qui pourraient utiliser par exemple Nextcloud et l’adapter aux besoins des institutions ou des entreprises sur notre sol national.
Tout ceci pourrait bien entendu être réalisé avec l’ouverture d’un marché public qui organise la concurrence à l’intérieur même de l’économie des ressources numériques libres ou open source. Cette économie (au sens général de système d’échange) ne serait plus seulement basée sur une relation utilisation – contributivité – développement, mais aussi sur une forme de marchandisation du développement communautaire, comme une sorte de bien industriel public. C’est ce que défend la Commission Supérieure du Numérique et des Postes (CNSP) dans son avis 2023-09 du 8 novembre 2023 intitulé « Communs numériques : vers un modèle souverain et durable » (CSNP 2023). On y trouve des tournures intéressantes comme la promotion de « partenariats public-communs » (on regardera qui pourra parler au nom du code libre, sont-ce les membres des communautés de développeurs, les utilisateurs des ressources, les donneurs d’ordre, d’autres acteurs ?…), des expressions du genre « développement des communs numériques d’intérêt général » (un commun d’intérêt général ? nous développerons plus loin), ou encore « une gouvernance démocratique des communs numériques initiés par la sphère publique qui intègre des usagers, des acteurs de la société civile et de l’ESS » (heureusement qu’on intégrera aussi les utilisateurs, car on se demandait où était passé l’esprit des libertés logicielles, aux fondements du concept de logiciel libre, qui permet justement à ces utilisateurs d’utiliser du code logiciel, de le partager, de le modifier, et de distribuer ces modifications).
Au-delà des parenthèses cyniques, on comprend surtout que le concept de commun semble particulièrement galvaudé. En réalité, nous avons à faire à un discours ressassé qui, en situation de crise, cherche à relégitimer l’action publique par le recours à l’appellation de commun ce qui relève de la valorisation productiviste de ressources partagées. C’est ainsi que les communs numériques sont pillés par des entreprises ou par l’action publique parce qu’ils sont mal défendus (Crétois 2022).
Pour mesurer cette lacune en matière de défense des communs numériques, nous pouvons relater un épisode récent dans la quête de la souveraineté numérique de l’État Français, embarqué dans la politique Européenne en la matière.
L’État Français souhaitait pour les agents publics une messagerie fonctionnelle et sécurisée, un projet pour lequel il a mandaté la Direction interministérielle du numérique (DINUM). En avril 2018 le lancement de la messagerie Tchap fut ainsi annoncé. Ce logiciel s’appuie sur le protocole standard ouvert (et communautaire) Matrix, la solution de serveur Synapse développée par Element (anciennement New Vector Limited), elle-même impliquée dans le développement de Matrix. Pour développer les fonctionnalités dont elle avait besoin (support, sécurité, améliorations) la DINUM a passé un contrat avec Element pour « accompagner le fonctionnement et le développement de la messagerie instantanée Tchap » (Avis num. 21-116814) [1]. Les agents de la DINUM ont pu ainsi bénéficier de l’acquisition de savoir-faire et des développements sur-mesure qu’ils attendaient.
Que s’est-il passé ? La logique de marché des gouvernements de l’UE en matière de logiciel libre consiste à ne vouloir financer que des fonctionnalités qui servent leurs propres besoins. C’est l’effet pervers de la campagne « Public money for Public Code » de la FSFE (Free Software Foundation Europe) qui exige que l’argent public ne puisse financer que du code libre, comme une amélioration sur mesure de Synapse pour la DINUM (Hodgson 2024). Or, dans une logique de marché public, cela induit que les coûts qui ne seraient pas liés directement à la fonctionnalité attendue, comme le développement de Matrix, n’ont pas à être assumés par le donneur d’ordre. Dans cette vision, c’est le code fourni qui importe, le reste est passé sous silence. Or, des produits comme Element ont un besoin très important de maintenance adaptative et (donc) d’amélioration étant donné les multiples usages possibles et conditions de déploiement. Nouer des contrats pour effectuer des déploiements de plateforme à grande échelle, que ce soit pour des entreprises ou pour des gouvernements, ne provoque en réalité aucune contribution significative au code sous-jacent, comme s’il était attendu de la communauté une sorte de libre-service.
Dans le cas de Tchap, les choses sont plus subtiles. Les agents de la DINUM qui travaillent sur le projet contribuent pour beaucoup à Synapse ou aux clients Matrix, souvent sur leur profil personnel, ainsi qu’en atteste le nombre de contributions sur la plateforme Github. Cependant, les circonstances du contrat Français se sont ajoutées à la longue liste des contrats du même genre, passés avec d’autres État ou des grandes entreprises, notamment en Europe. Fin 2023, Element fut alors contrainte de changer de licence vers une licence plus restrictive : passer de la licence Apache à la licence AGPL, ce qui implique le passage d’une licence permissive open source à une licence copyleft, et contraint alors les modifications du code à être reversées sous la même licence (et donc réintégrables dans le projet commun initial). Element a publié un billet de blog mentionnant ainsi : « Nous devons encourager les autres fournisseurs commerciaux Matrix et les gouvernements qui s’appuient sur Synapse ou Dendrite à contribuer aux coûts sous-jacents du développement de ces projets, soit en contribuant au code en retour par l’ouverture de leurs modifications, soit en mettant en place une exception AGPL ».
En d’autres termes, même si on pouvait reprocher à la communauté Element/Matrix l’adoption d’une licence trop permissive, la quête de souveraineté numérique des États semble vouloir se concrétiser par une conception à sens unique de ce qu’est un commun. Si on peut le comprendre de la part d’une entreprise sans vergogne qui viendrait se servir dans le pot commun, comment le comprendre de la part de l’État si ce n’est que ce dernier n’est tout simplement pas équipé démocratiquement pour comprendre qu’un commun ne vaut que s’il est effectivement partagé dans l’intérêt commun, dans une économie de la contribution (Stiegler 2015). Il a donc été nécessaire de protéger davantage ce commun, en forçant la contribution là où l’intention initiale de la permissivité de la première licence impliquait une certaine croyance dans la bienveillance des acteurs économiques, y compris les États [2] (Hodgson 2023 ; Sawers 2023).
Cet exemple met en évidence une tendance qu’on pensait exclue de la conception des communs numériques ou même plus généralement des communs de la connaissance. À l’instar du mouvement pour le logiciel libre (Free Software Movement (Williams, Stallman, Masutti 2010)), bâtir des communs numériques signifie avant tout de lutter contre les « nouvelles enclosures » (analogie reprenant celle des enclosures agricoles dans l’Angleterre du XVIe siècle) imposées par l’hégémonie des multinationales qui enferment les utilisateurs et les privent des libertés numériques et de la gestion commune de ces ressources. En revanche, si on est fondé à attendre de l’État une participation active à la défense de ces ressources, surtout si cette défense entre dans le cadre d’une stratégie de souveraineté numérique, on ne s’attend pas à ce que cette stratégie finisse par créer une forme d’exploitation systématique des communs en raison d’une idéologie néolibérale qui contraint les politiques publiques à épuiser ces communs. Il convient d’en étudier leurs rapports historiques.
Le contexte de la récupération néolibérale des communs
Les institutions néolibérales s’inquiètent depuis longtemps des effets pervers du capitalisme lorsqu’il devient improductif, c’est-à-dire lorsque les conflits d’intérêt viennent à desservir la dynamique libérale. C’est ainsi qu’on retrouve J. H. Rosenthal, président du Carnegie Council for Ethics in International Affairs, en pleine réflexion sur la notion de biens communs, dans un discours de 2012 intitulé « Common Good and the Crisis of Globalization » (Rosenthal 2012) : craignant effectivement que les mouvements des places comme Occupy ou les Printemps Arabes inaugurent, en plus des conflits locaux, une révolte durable contre le système économique mondial, J. H. Rosenthal fait valoir la nécessité de s’interroger sur la notion de commun conçue comme une limite à l’extraction primitive du capitalisme.
Avec le célèbre livre d’E. Oström au début des années 1990 (Ostrom 2010), on vit réapparaître sur le devant de la scène le concept de commun (couramment utilisé avant le XIX^e siècle), grâce à une démonstration passionnante menée par des études empiriques et théoriques depuis la fin des années 1970. E. Oström démontrait que les communs ne sont pas systématiquement voués à une quelconque tragédie (en opposition à la thèse de G. Hardin, qui fit école (Locher 2013)) mais qu’au contraire, sans faire appel à l’État régulateur, des règles peuvent être construites collectivement pour assurer une exploitation durable et renouvelable de la ressource, y compris les ressources non rivales comme la connaissance. Ces règles se constituent aussi dans les interstices du droit, où le commun n’offre pas ou peu de prise à la propriété et à la privatisation.
Après cette « redécouverte » des communs, un paradigme s’est développé. D’un ensemble de règles anciennes, ou coutumières partagées par une communauté pour définir l’accès et l’usage collectif d’une ressource naturelle (comme un pâturage), on a opposé les communs aux pratiques et institutions du néolibéralisme qui tendent à privatiser les ressources dans une logique de marchandisation et d’appropriation des richesses. L’un des textes les plus célèbres en la matière est celui de N. Klein, « Reclaiming the Commons » (Klein 2001) qui popularise le concept de commun et l’idée que le mouvement altermondialiste s’inscrit dans un projet de reconquête des communs face aux nouvelles enclosures. C’est-à-dire qu’il s’inscrit dans un récit ancien des luttes paysannes aux origines du capitalisme, et montre à quel point la mondialisation exacerbe la violence de l’exploitation. Ce nouveau paradigme des communs qui imprègne le début du XXIe siècle est exprimé précisément par P. Dardot et C. Laval : « Le paradigme des communs se définit expressément contre l’expansion de la logique propriétaire et marchande à laquelle est couramment identifié le néolibéralisme » (Dardot, Laval 2015, chap. 3). Si le paradigme basé sur la lutte contre les enclosures a ses limites, comme le montrent P. Dardot et C. Laval, c’est parce que le terme d’enclosure met l’accent sur le pillage et l’accaparement des ressources, y compris financières, là où le néolibéralisme travaille bien davantage sur l’assujettissement des individus et des organisations. Les auteurs pensent ainsi que les politiques préfiguratives (Graeber 2014 ; Leach 2013) créant des « isolats de pratiques exemplaires » ou des « petits mondes communs » ne sont pas à même de révolutionner la situation car elles ne s’attaquent pas au vrai problème de la soumission des subjectivités dans le « devenir-monde du capital par le moyen de la gouvernementalité néolibérale ».
Cette critique est fort discutable. Une politique préfigurative consiste en l’adéquation réciproque des fins d’un mouvement social aux méthodes et moyens qu’il déploie afin d’incarner (préfigurer) la société qu’il souhaite voir advenir. Cela passe par l’expérimentation collective de méthodes de prise de décision, comme on a pu le voir de manière spectaculaire dans le mouvement des Places avec plus ou moins de succès (Guichoux 2016), dans les ZAD, ou plus discrètement dans beaucoup d’entreprises coopératives, dans les mouvements associatifs, et les exemples ne manquent pas [3]. Ces politiques préfiguratives sont autant de chemins vers l’insubordination au néolibéralisme et autant de modes d’action qui visent justement à réintroduire la démocratie dans la gouvernementalité, alors même que cette dernière fait face à une crise de la représentativité dans les démocraties occidentales.
Toujours est-il que préfigurer le monde de demain en se concentrant uniquement sur les enclosures et la manière de les dépasser est une attitude qui a des limites. Mais elles se trouvent ailleurs : oublier que les communs sont d’abord et avant tout des institutions, c’est-à-dire des modes de production de règles, des structures discursives et des expérimentations qui visent à assurer la reproduction de la ressource partagée. On ne peut pas dire, par exemple, qu’une communauté œuvrant à un logiciel libre se contente de réfléchir aux aspects techniques de la production du code du logiciel. Elle inscrit forcément sa démarche dans une réflexion beaucoup plus générale qui transcende la ressource, qu’il s’agisse de sa propre organisation ou de ses choix techniques au regard de l’économie dans laquelle elle s’inscrit ou au contraire se tient à distance.
La ressource n’est rien sans les postures, les choix politiques et les méthodes décisionnelles de la communauté. Ces éléments reviennent aux mobiles historiques pour lesquels cette communauté s’est constituée : pas seulement répondre à un besoin d’usage mais aussi faire du commun un mode d’action. L’existence d’un logiciel libre ne surgit pas ex-nihilo, elle ne provient pas uniquement de la juxtaposition des travaux individuels, elle provient d’une mobilisation sociale dans une logique de contributivité. Cette communauté ne se réduit pas à la ressource et sa maintenance, elle n’est pas qu’un prestataire technique prompt à répondre à un appel d’offre.
Or, comme nous l’avons vu, les institutions publiques ont une tendance à cette réduction. La motivation serait alors à chercher du côté de l’intérêt général, expression de l’administration et donc du pouvoir [4] (Crétois 2017) : faire valoir la gouvernance des biens communs comme une activité d’intérêt général, c’est créer une dynamique de services qui reposent sur la volonté de conserver un bien commun tout en permettant à l’État d’en garder le contrôle en se réservant le monopole de la définition de cet intérêt général, et faire travailler les communautés pour celui-ci. C’est tout l’enjeu des délégations de services publics auprès de l’économie sociale et solidaire, qui mettent en concurrence les organisations afin qu’elles puissent dégager un minimum de coûts de fonctionnement (et en payant les travailleurs le moins cher possible) tout en rendant un service d’intérêt général qui demanderait un investissement bien supérieur à des institutions publiques. La logique néolibérale est bien à l’œuvre dans cette tentation toujours plus grande d’assujettir les communautés et à utiliser les biens communs comme des leviers d’action publique.
L’exemple de la transformation de la politique française en matière de recherche et d’enseignement permet d’illustrer les effets pervers d’un tel calcul dans l’économie de la connaissance. Il faut se pencher sur l’analyse que nous proposent les économistes S. Michel et T. Lamarche à propos de l’Université Française conçue par le pouvoir gouvernemental comme un secteur productif (Michel, Larmarche 2024). Leur analyse se fonde sur la transformation progressive des dernières années, couronnée par le discours présidentiel du 7 décembre 2023, typique du new management public. Alors que l’université était un lieu de production de connaissances par l’action collective des personnels, l’activité était non rivale, c’est-à-dire qu’elle produisait un commun dont le partage, sans nier complètement son potentiel intérêt en termes d’innovation et de valorisation marchande, n’entamait ni la valeur ni la quantité disponible. En revanche, concevoir l’Université et sa production sur la base d’une stratégie de mise en concurrence entre les universités d’une part, et d’autre part sur la base de l’objectif quasi-exclusif de la valorisation économique et de la privatisation de la connaissance (notamment par le biais de la propriété intellectuelle), cela revient à capitaliser la ressource commune, toujours produite collectivement, pour en faire une ressource rivale. Ce qui, par effet rétroactif, fini par fragiliser la communauté des personnels de la recherche en les soumettant à l’impératif de rendement, à la précarisation et à la dépossession du travail. Nous avons ici typiquement l’exemple où l’État, investit d’une doctrine néolibérale, récupère des communs pour les inscrire dans une logique concurrentielle tout en les appauvrissant durablement.
Les mêmes effets se retrouvent dans le domaine des communs numériques. La différence réside dans le fait qu’il ne s’agit pas de la recherche publique mais de communautés qui fonctionnent essentiellement en coopération mixte entre bénévolat, entreprenariat, coopératives ou collectifs informels. On se retrouve devant les canons classiques de la doctrine néolibérale (ce qu’on a appelé le Consensus de Washington, qui incite par exemple à réorienter en permanence à la baisse les dépenses publiques pour lutter contre le subventionnisme). Si l’on prend l’exemple des communs numériques, cela revient à se servir sur la bête tout en la laissant vivre sur le mode de l’autogestion.
Pratiquer la communisation
Peu de personnes se sont interrogées sur la manière dont les travaux d’Oström ont résonné chez les acteurs de l’économie capitaliste mondiale. Leur réévaluation des communs n’a pas seulement visé à démontrer l’efficacité de l’autogestion en termes de productivité, elle a aussi été utilisée pour montrer qu’une politique néolibérale pouvait parfaitement s’accommoder de l’autogestion dans la mesure où cette dernière permet d’optimiser les intérêts du marché.
Dans leurs travaux sur les communs, des auteurs comme M. Bauwens ou D. Bollier ont d’emblée anticipé ce type de situation où l’État joue ce rôle ambivalent d’aménageur d’espaces communs (qui lui permettent d’exploiter des ressources communes) et d’organisateur néolibéral. Là où M. Bauwens nous parle d’un État partenaire qui régule le marché et protège l’intérêt général (Bauwens, Lievens 2015), D. Bollier nous dit que l’État « doit entretenir consciencieusement les biens partagés et les protéger des enclosures. Il doit s’assurer que ces biens sont accessibles à tous dans des conditions équitables, non discriminatoires, et que les commoneurs [participants du commun] disposent de l’autorité et de l’espace nécessaires pour s’engager dans un véritable faire commun » (Shulz 2021 ; Bollier 2014).
Mais sommes-nous couramment dans de telles situations, à part peut-être dans l’État libre et souverain du Chiapas ? Ce n’est que lorsque les décisions publiques sont prises uniquement dans l’intérêt des communs qu’un partenariat État - Communs peut fonctionner, c’est-à-dire lorsque les commoners participent activement à la décision publique et que l’action est entièrement dédiée à la production de communs, à leur reproduction et à leur partage. S’il en est autrement, si l’action de l’État vise à servir ses propres intérêts comme la souveraineté (numérique ou autre), alors l’utilisation de la ressource relève d’un calcul, celui de l’intérêt général (le calcul de l’État), et ne reflète en aucun cas la volonté générale qui est celle de l’intérêt commun (délibératoire et démocratique). Nous voici chez Rousseau [5] (Pénigaud de Mourgues 2017).
Afin de mieux protéger les communs numériques, nous avons besoin en premier lieu d’une reconfiguration démocratique dans laquelle les commoners seraient parties prenantes, non pas en tant que public annexe au titre de la « société civile », mais au titre d’une complète politique des communs. Cette politique des communs repose sur une définition claire de ceux-ci, c’est-à-dire des institutions démocratiques [6] qui visent à transformer les rapports sociaux, de manière à préfigurer un monde de solidarité dans lequel nous nous réapproprions la production en même temps que nos besoins et nos désirs. Il s’agit d’une communisation et non d’un communisme, comme le rappelle très justement Pierre Sauvêtre (Sauvêtre 2022 première partie) :
C’est cette démocratisation de l’économie qui fait des communs des pratiques de préfiguration d’une société post-capitaliste. Ce qui définit alors spécifiquement les communs, c’est l’association entre deux types de pratiques : la pratique de la démocratie et la pratique de la mise en commun de l’économie ou communisation. La communisation est le critère qui permet de séparer les communs de toutes les rhétoriques et pratiques de commons-washing, qui en évident le contenu social pour en faire des procédures formellement démocratiques de cogestion des intérêts privés, comme dans l’économie collaborative. Inversement, les communs se distinguent du communisme historique par l’inconditionnalité de la démocratie, dans la mesure où leur problème n’est pas de donner une priorité politique absolue à la mise en place d’un système de propriété collective, mais de choisir librement le niveau de communisation garantissant les besoins, les droits et le bien-être social de chacun dans une société fondée sur le partage.
Commons washing
Dans un article percutant de la revue Esprit (Caffentzis 2022), G. Caffentzis montre que les communs ne sont pas un troisième secteur d’approvisionnement dont les communautés productives se placeraient dans des interstices du droit de propriété pour privatiser des lieux ou servir les institutions publiques. Il est en effet fort pratique pour les gouvernements néolibéraux, cherchant à faire des économies d’échelle, de se reposer sur le tissu associatif pour accomplir les tâches qu’ils refusent d’assurer, y compris en organisant la concurrence entre les institutions communautaires. En effet, que veut faire un gouvernement lorsque, comme l’explique bien l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (Labo Société Numérique 2019), il promeut les communs numériques par le biais de fonds de dotation, c’est-à-dire dans une logique de soumission de projets concurrentiels à la sélection, auxquels auront accès les plus capables d’y dépenser assez d’énergie, pour des coûts humains et financier les moins-disant, sous réserve d’objectifs à atteindre, d’évaluations, et, pour les structures associatives, de signature de papiers iniques comme le Contrat d’engagement républicain [7] ? Tout comme pour la Recherche publique, il s’agit de placer la valeur de productivité au-dessus du caractère non rival et pourtant essentiel de la ressource concernée. Dans le cas des communs numériques, cela revient ni plus ni moins à considérer les logiciels libres comme des productions communautaires au service de sa souveraineté et de la concurrence géopolitique que jouent les États dans la fabrique protectionniste de leurs poulains de la Big Tech. Cela implique une mise en concurrence de ces communautés, bénévoles ou sous régime d’entreprises coopératives, et joue sur leur fragilité économique pour tirer profit des compétences et des productions dans une mise en concurrence néolibérale des pays à l’échelle mondiale : la souveraineté numérique constitue l’argument ultime du commons washing lancé à la face des communautés libristes.
On pourrait rétorquer que les communs numériques ont déjà par le passé largement bénéficié de fonds publics grâce à des partenariats avec les start-up les plus en vue qui, à défaut de contribuer activement, vendent surtout des services basés sur de l’open source, expertise et intégration. C’est valorisant. Mais comme le constate Sébastien Broca, « le financement et la production des communs en sont venus à dépendre, bien qu’à des degrés divers, de l’investissement monétaire et humain consenti par (l)es acteurs économiques dominants » (Broca 2021). La même dynamique se joue avec les marchés publics.
Le caractère décentralisé du développement libre et open source fait aussi sa fragilité. Si, d’un côté, on développe un logiciel sur-mesure dans le cadre d’un appel d’offre, de l’autre côté qu’en est-il du projet communautaire dans lequel on a puisé des briques sans pour autant se soucier de la maintenance, du développement ultérieur, et de sa dynamique ? Lorsque le discours politique sur la souveraineté numérique plaide en faveur du logiciel libre ou open source, il est la plupart du temps imprévoyant et ne fait qu’assimiler les communs numériques à l’intérêt général dans un rapport contractuel qui n’envisage aucunement la contributivité mutuelle, y compris dans l’ordre des décisions, que doivent jouer les acteurs pour conserver les ressources communes.
L’institutionnalisation des communs et le gouvernement peuvent parfois avoir des intérêts convergents. Par contre, encourager les communs ne peut se faire que dans les deux sens : d’un côté aider à la production et de l’autre réintégrer la démocratie dans la décision publique de manière à ce que les communs déterminent cette gestion sans se contenter d’y prendre part, de loin. Il ne peut y avoir de cohérence qu’à partir du moment où la démocratisation est multiscalaire : des petites communautés à l’exercice plus grand de la démocratie directe et à tous les niveaux des politiques publiques. Ne pas s’en soucier et laisser aux communautés le soin des communs sous-jacents à toute la structure de l’écosystème libriste, c’est rendre ainsi invisible la soutenabilité des projets communautaires qui reposent sur des structures sans recherche de profit, bénévoles et associatives pour la plupart. Cela revient à épuiser les communs et faire de la souveraineté numérique un colosse aux pieds d’argile.
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Pour citer cet article :
Christophe Masutti, « Communs numériques et souveraineté : sauver les logiciels libres »,
La Vie des idées
, 25 juin 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Communs-numeriques-et-souverainete-sauver-les-logiciels-libres
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[2] On peut citer un exemple récent de pillage par non respect de la licence libre, et qui trouva un dénouement juridique. L’affaire a longuement opposé l’entreprise Orange à la Coopérative Entr’Ouvert qui avait développé un logiciel libre (Lasso) dont Orange s’est servi sans respecter les conditions de la licence. Orange a finalement été condamnée. Il est très rare qu’un jugement de tribunal porte sur une licence libre. Voir : Cour d’appel, Paris, Pôle 5, chambre 1, 14 Février 2024 – n° 22/18071.
[3] Généralement, les études sociologiques ou anthropologiques étudient les mouvements préfiguratifs à l’aide d’études de cas. Pour une étude complète, à la fois pratique, théorique et exemplaire, on pourra se reporter à celle de L. Yates, sur les centres sociaux autonomes de Barcelone (Yates 2015).
[4] Le plan d’action national pour un gouvernement ouvert 2024-2026 porté par le Ministère chargé du Renouveau Démocratique affirme ainsi qu’ « il existe de nombreux acteurs au sein de la société civile qui œuvrent pour un numérique d’intérêt général. Parmi eux, des porteurs de communs numériques… », et qu’il faut tisser des liens entre l’État et ces « porteurs », ce qui implique « Pour les porteurs de communs numériques issus de la société civile : de mieux interfacer les communs numériques libres et les politiques publiques » (OGP 2024). On comprend ainsi que l’assimilation des communs numériques à l’intérêt général revient à prétendre que les communautés du Libre travaillent pour l’intérêt général, c’est-à-dire ce qui relève normalement de l’action publique. Cela implique un choix : est-ce que les communautés qui œuvrent pour un logiciel de communication chiffrée de manière à éviter la surveillance de la technopolice peuvent être ainsi assimilées à l’intérêt général ? Ou bien est-ce que les efforts de développement dans un logiciel de traitement de texte libre devraient donner priorité à l’intégration dans l’administration publique au détriment de fonctionnalités attendues par la majorité des utilisateurs ? Et finalement, l’action publique consiste-t-elle seulement à intégrer des solutions libres ou veut-elle réellement contribuer au développement ?
[5] Dans son article, T. Pénigaud de Mourgues exprime de manière limpide la différence entre intérêt général et intérêt commun chez Rousseau : « calcul de l’intérêt général, d’une part, qui passe par la majoration de chacun des intérêts privés qui le forment, imposéex post aux intéressés par effet d’« évidence », accord des intérêts de l’autre, qui suppose la transformation du rapport que chaque particulier entretient à son intérêt en tant qu’il en expérimente l’inclusion dans l’intérêt commun ; antinomie sur le plan politique enfin : l’intérêt général étant destiné à servir de caution de légitimité, l’intérêt commun de matériel de délibération. »
[6] C’est le concept de praxis instituante expliqué chez P. Dardot et C. Laval.