Le problème n’est pas de décrypter l’« identité », culturelle ou sociale, des étrangers. La vraie question, pour l’historien Gérard Noiriel, consiste à mettre en évidence les procédés qui ont permis de les identifier au cours du temps, à l’aide de « papiers » ou d’autres techniques. Dans un stimulant recueil d’articles, qui réunit des spécialistes de toutes les périodes et de tous les pays, il étudie la genèse d’un contrôle à distance de plus en plus efficace.
Recensé : G. Noiriel, sous la direction de, L’Identification, genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007.
A l’heure où l’absence de « papiers » identifie plus que jamais un groupe social et où un fichier central baptisée « Eloi » conserve les données de chaque personne « en instance d’éloignement », réfléchir à la question de l’identification s’avère d’une grande utilité. L’aborder en tant qu’historien, en analysant ses formes et ses usages sur un temps long, est à cet égard salutaire : la démarche permet de dépasser les termes parfois étroits des débats contemporains et de déplacer le questionnaire porté sur le problème. Reprenant une approche déjà utilisée à propos de l’immigration, Gérard Noiriel s’intéresse depuis quelques années à la genèse de « l’identification à distance ». Avec une différence de taille : si l’immigration était un « non-lieu de mémoire » au moment où paraissaient ses premiers travaux [1], l’identification est aujourd’hui un objet d’intenses recherches en sciences sociales, au point de devenir un champ d’étude en soi. Dans cette perspective, le but de cet ouvrage collectif, issu d’un séminaire tenu à l’EHESS les 30 septembre et 1er octobre 2004, est triple : traiter cet objet sur la très longue durée ; croiser les différentes pistes empruntées ; dénaturaliser les évidences actuelles.
La longue introduction de Gérard Noiriel tente une synthèse des différentes contributions. La socio-histoire, désormais bien identifiée par divers articles et ouvrages, s’enrichit au passage de nouvelles perspectives. Habituellement centrée sur les XIXe-XXe siècles, la longue durée s’étend ici jusqu’à l’antiquité romaine. Par ailleurs, au croisement entre histoire, sociologie et, de plus en plus anthropologie, s’ajoutent les apports de la philosophie, notamment la philosophie pragmatique américaine ou, côté français, celle de Paul Ricœur. Fidèle à la sociologie historique de Norbert Elias, l’essentiel reste toutefois, en tant qu’historien, de souligner l’historicité de ces processus de « saisissements » identitaires. Centrée sur l’Europe et sur les rapports individus-Etat, l’hypothèse suggère d’aborder cette histoire sous l’angle des rapports entre le face-à-face et le contrôle à distance. Les situations varient beaucoup en fonction des espaces et des lieux, néanmoins une tendance générale se dessine au fur et à mesure de l’affirmation des Etats-monarchiques, puis des États-nations : à la « longue tyrannie du face-à-face » succèderait la « révolution identitaire » de la fin du XIXe siècle. L’examen de la circulation des papiers et des fichiers individuels d’un pays à l’autre ou d’un régime à l’autre aux XIXe et XXe siècle permet de préciser la variété des significations et des usages possibles de cette technologie. Les « mutations récentes » en matière d’identification, loin d’être absolument neuves, s’arriment en fait à cette histoire longue. Sans nier l’importance des transformations, marquées par la généralisation de l’informatique, de la biométrie, ou encore de nouvelles pratiques matronymiques, la profondeur temporelle ainsi mise au jour rappelle que la corrélation entre plus grande circulation des « citoyens » et mise à l’écart de certains groupes n’est pas une spécificité contemporaine. Elle est inhérente au fonctionnement des démocraties modernes : le principe existe déjà sous la Troisième République, et s’est simplement étendu du territoire national au territoire mondial. De la même manière, légitimer l’extension de ces outils technologiques au nom de la protection des « honnêtes gens », c’est faire rejouer un argument vieux d’un siècle, dont on sait que la définition dépend largement de l’énonciateur et des contextes politiques. Il ne garantit en rien un usage démocratique de cette technologie, qui doit faire appel à un débat, une vigilance et une réflexion autrement aiguisée.
Rome
Les contributions de l’ouvrage appuient et prolongent ces pistes de réflexions. Dans une étude serrée des pratiques d’identification des personnes dans la Rome antique, Claudia Moatti montre la sophistication et la précision croissante des documents écrits identifiant les citoyens, puis les sujets romains. Elle est contrebalancée par une falsification importante, qui ne semble pourtant pas gêner les autorités. Ce « paradoxe » tient à plusieurs raisons : les procédures d’identification sont hétérogènes et l’administration n’a pas les moyens de contrôler et de valider tous les documents. L’identité romaine est par ailleurs multidimensionnelle et ces documents sont surtout des « documents d’états passagers ». Enfin, ils ne cherchent pas à fixer l’identité de la personne mais répondent d’abord à une vocation fiscale ou sociale. Nous sommes donc loin de ce que nous entendons aujourd’hui par état-civil. Dans ce contexte, la réaction impériale aux fraudes massives a consisté à préciser plus encore l’exactitude des déclarations, tout en intégrant plus largement les populations à l’Empire – politique qui confirme la spécificité historique des logiques à l’œuvre.
Le Moyen Âge
Le Moyen Âge, abordé par Claire Judde de la Rivière, propose une autre configuration. Avec la « Renaissance » du XIIe siècle, marquée par l’accroissement de la population, des échanges, des usages de l’écrit et des mobilités, de nouvelles formes d’identifications apparaissent tels que les sceaux, armoiries, vêtements et insignes. Celles-ci naissent toutefois d’abord, et de manière complexe, du jeu des interactions sociales. Ce n’est que dans un second temps que l’Eglise, puis les Etats à partir des XIVe-XVe siècle, sédimentent puis organisent graduellement ce travail d’identification, centré d’une part sur l’insertion collective dans des communautés, et d’autre part sur le repérage précis des individus qui en sont exclus. Les premiers « papiers », du sauf-conduit au passeport, apparaissent au XVIe siècle dans une société de plus en plus mobile. Ils servent alors à garantir les déplacements d’individus privilégiés.
Les temps modernes
Vincent Denis nous entraîne dans un contexte plus proche, où les papiers commencent à être plus utilisés, notamment par la police d’ancien régime qui cherche à améliorer le tri entre « bon pauvre » (attaché à une communauté) et « mauvais pauvre » (vagabonds et criminels). Comme au Moyen-âge, certificats et passeports visent moins à garantir une identité individuelle qu’à prouver une affiliation ou un statut. Mais au XVIIIe siècle, les attentes des autorités comme les moyens du contrôle se sont accrus. L’intérêt de l’étude est de s’attacher aux usages, par les pauvres, de ces papiers. Si ils ne perçoivent pas toujours la destination précise du document, ces pratiques apparaissent réelles, depuis la possession d’un bout de chiffon illisible jusqu’au faux parfaitement reproduit. Les populations semblent ainsi s’être tôt adaptées à cette pratique de contrôle, bien avant la généralisation des « papiers » au XIXe siècle. Elles ont même su se les réapproprier, altérant un peu le mécanisme bien réglé attendu par les réformateurs. En matière d’identification, rappelle l’étude, le rôle des « identifiés », même les plus socialement fragiles, doit bien être pris en considération.
La révolution identitaire du XIXe siècle
Les « étranges chemins de la perfection » ouvrent plus franchement sur la « révolution identitaire » du XIXe siècle. Reprenant à son compte la théorie des acteurs-réseaux de Bruno Latour, Peter Becker décrypte la manière dont les innovations criminologiques se sont diffusées en Allemagne et en Autriche. Les logiques institutionnelles, organisationnelles, financières et géographiques apparaissent dans toute leur importance : si Berlin et Vienne avaient tôt entamé, par le biais des gazettes policières, une meilleure identification des criminels, elles se sont montrées d’abord réticentes à l’égard du bertillonnage (fondé sur un fichage précis et spécifique des caractéristiques physiques des délinquants), sa mise en œuvre étant incompatible avec la division hiérarchique des compétences en place. Elles y adhèrent au milieu des années 1890, la centralisation des données induite par cette technique permettant aux deux capitales de penser alors pouvoir articuler autour d’elle des polices municipales très décentralisées. La mise en œuvre s’avère finalement décevante et variable en fonction des situations locales. Les empreintes digitales, moins chères et moins coûteuses en administration, s’imposeront plus facilement à la fin du siècle.
La France dans l’entre-deux guerres
Le cas français, avec la forte centralisation du territoire, est différent. Ilsen About s’intéresse plus particulièrement à la lente mise en place d’une police bureaucratique des étrangers dans l’entre-deux guerres. Les règlementations définissant les droits des étrangers ne cessent de croître à cette période et se traduisent par l’établissement des premières cartes d’identité modernes. Le système varie d’un département à un autre et est toutefois loin d’être efficace. C’est pourquoi l’administration met au point une révolution graphique (portant sur le format, la nature des inscriptions imprimées, la ressemblance de la photographie…) et renforce la centralisation des informations avec la création d’un fichier central en 1934. Ces améliorations ne rendent pas le contrôle parfaitement étanche : des brèches persistent ou se renouvellent, qui permettent aux étrangers d’échapper au contrôle administratif, mais qui renforcent aussi l’arbitraire des agents sur le terrain. Elles contribuent surtout à faire de la carte d’identité, plus que jamais, un support de soi détaché, nécessaire, et produit par l’administration.
L’Europe au XXe siècle
Henriette Asséo ouvre pour sa part la perspective à l’échelle européenne, et se concentre sur un groupe-cible, les tsiganes dans la première moitié du XXe siècle. Elle montre leur étiquetage croissant en tant que groupe « dangereux », mais aussi la difficulté des administrations à les identifier : les critères mobilisés, la domiciliation ou la nationalité, s’avèrent invalides pour ces populations en mouvement, profondément inscrites dans les territoires européens. Malgré cette catégorisation ratée (plus exactement, à cause d’elle), l’entre-deux-guerres marque une intensification de la répression par les différentes polices d’Europe, chaque administration ajoutant sa touche à leur définition. Cette mise en perspective permet de rappeler que dans l’Allemagne hitlérienne de 1933 les premiers camps d’internement relèvent d’initiatives locales, et de comprendre pourquoi le traitement des tsiganes varia ensuite beaucoup au sein de l’empire nazi. L’histoire du groupe apparaît irréductible à une lecture univoque : inscrite dans la longue durée, elle possède ses ressources propres. Mais elle a été également fortement marquée par ces processus d’étiquetage internationaux, la catégorie construite et biaisée de « tsigane » naturalisant plus encore leur stigmatisation.
L’identification des juifs
L’analyse minutieuse de l’identification des juifs lensois entre 1940 et 1944 permet de préciser les formes et les usages de l’identification en régime totalitaire. Nicolas Mariot et Claire Zalc montrent que la définition du groupe stigmatisé pose là encore des difficultés, entre approche confessionnelle et raciale. Cette dernière s’impose rapidement, alors que la nécessité d’un recensement de tous les juifs sur le territoire concerné s’avive. Pour cela, une pratique particulière est mise en place, fondée sur l’auto-déclaration des juifs, qui semble avoir été bien suivie. Une analyse statistique à plusieurs variables permet alors d’affiner les analyses. Venir se déclarer en décembre 1940 n’empêche ainsi pas de vouloir partir après l’aggravation des mesures anti-juives ou lors de l’exode de mai 1940. Par ailleurs, le fait de ne pas se déclarer ne protège pas de la déportation : la plupart des non-déclarants ont fini par être retrouvés, et peu de personnes, au final, ont échappé à l’identification. L’efficacité, à ce moment, de cette pratique administrative se manifeste pleinement. La nationalité française semble enfin avoir joué un rôle protecteur dans cette politique de discrimination, puisque les Français sont un peu moins nombreux à avoir porté l’étoile jaune ou à avoir été déportés. L’examen suggère ainsi la plus grande complexité des jeux possibles entre les modes d’assignations identitaires et l’expression des appartenances.
En régime soviétique
L’étude de Nathalie Moine montre pour finir un usage prolongé de la carte d’identité en régime totalitaire, et plus particulièrement en régime soviétique. Défini par une rupture fondamentale du corps social, celui-ci trouve dans la carte d’identité, notamment sous Staline, un outil de gouvernement essentiel pour qualifier les citoyens et stigmatiser les exclus. La définition de « l’identité » est plus riche que dans les cas précédents et s’articule à une accession différenciée aux biens mais surtout à une ségrégation extrême du territoire. Selon les indications du passeport, le citoyen peut accéder aux localités à régime spécial, rester cantonné aux zones plus permissives, ou demeurer prisonnier dans les zones de relégations. La fonction de la carte s’inscrit dans l’histoire répressive du régime, qui produit des définitions de l’exclusion variables dans le temps, de l’ennemi de la Révolution aux « asociaux » des années 1970. En revanche, les personnes ou les groupes qui sont parfois réhabilités ne retrouvent que très rarement le droit de revenir à leur ancien lieu de résidence, soit que l’administration se méfie des mouvements de populations, soit que les autorités locales opposent un filtre supplémentaire : le dispositif laisse une profonde empreinte dans l’espace social soviétique. Plus que l’autobiographie et le fichage, la carte apparaît ainsi comme le moyen de contrôle le plus efficace mis en place par le régime et les effets de cette longue histoire, bien qu’amoindris par la constitution de 1993, pèsent encore aujourd’hui.
Bilan
On le voit, les communications illustrent parfaitement la diversité des périodes et des approches signalées dans l’introduction. Chaque article, qui propose un bilan historiographique complet sur son objet, est remarquable par sa rigueur et la profondeur de l’analyse. Pris ensemble, ils dégagent l’émergence de cette technologie d’Etat, avec les moyens et les catégories de pensées qui y sont associées, selon un mouvement incertain qui se structure surtout au XXe siècle. Chacun montre également les déplacements des contextes de référence, la diversité des mécanismes en jeu, ainsi que les ajustements constants qui travaillent ces pratiques d’Etat, offrant selon les cas des marges de manœuvres ou des contraintes particulières. Par leurs liens et décalages, les articles s’avèrent riches de perspectives et de questionnements, et invitent à poursuivre la discussion.
Comme le suggère l’introduction, l’opposition entre société en face-à-face et société d’identification à distance est d’abord peut-être plus complexe. Comme l’a montré Jack Goody, utilisé dans la démonstration, les sociétés orales (donc de face-à-face) savent parfaitement s’adapter et se réapproprier les données des sociétés à écrits (potentiellement d’identification à distance) [2]. De même, dans les sociétés les plus contrôlées, le rôle des interactions en face-à-face reste essentiel dans les identifications, qu’elles soient ordinaires ou policières. En revanche, le jeu des interactions se modifie sans doute avec les grandes évolutions qui sous-tendent la mise en place de la « révolution identitaire ».
C’est un autre des aspects suggéré par plusieurs des articles : les notions d’identités, d’individu et d’Etat ne sont pas les mêmes selon les périodes [3], et les procédures d’identification varient sans doute selon la manière dont est compris l’individu et l’identité individuelle ou selon la nature de l’Etat et des autorités publiques en place. Peut-être est-il alors possible de mettre aussi l’accent sur la plasticité de catégories qui nous semblent aujourd’hui évidentes. Cette approche n’est pas contradictoire avec le schéma proposé en introduction. Elle correspond parfaitement aux analyses de Norbert Elias, qui associe la sociogenèse de l’Etat avec la psychogenèse de l’individu contemporain. Elle ne remet d’ailleurs pas en cause la récurrence des procédures d’exclusion dans un temps très long, ni les mutations fondamentales de la fin du XIXe siècle dans les rapports entre individus et Etats. La remise à plat des lectures contemporaines demeure donc intacte.
Cependant, en restituant l’épaisseur des contextes antérieurs, cette approche permet de dénaturaliser plus encore des notions qui paraissent aller de soi. Elle suggère également une évolution faite de basculements et de chevauchements de processus différenciés [4]. De fait, articulée sur les procédures d’identification à distance mises en lumière par Gérard Noiriel, elle permet de se demander si les notions d’individu et d’Etat, telles qu’elles se sont figées au tournant du XXe siècle, ne connaissent pas aujourd’hui des inflexions. Cette perspective invite à interroger aussi les changements discrets du rapport au politique, dans lesquelles s’inscrivent ces techniques d’identification et qu’elles entretiennent en retour. Cette configuration travaille le fonctionnement de l’espace démocratique qui, s’il n’est pas remis en cause, reste constamment à redéfinir et à entretenir. Ce n’est là qu’une des nombreuses pistes de réflexions suggérées par cet ouvrage stimulant. Il reste à espérer que ces travaux se poursuivent, et que de telles rencontres et croisements se prolongent en portant tous leurs fruits. Sont en jeu la capacité des sciences sociales et des chantiers historiques à dialoguer ensemble, mais aussi leur aptitude à déplacer les appréciations de pratiques et de notions souvent trop vite « identifiées » chez les politiques, les chercheurs et les citoyens.
À l’heure où immigration et identité nationale sont officiellement associées comme parties prenantes d’un problème, l’historien Gérard Noiriel revient pour laviedesidees.fr sur les enjeux scientifiques et politiques que ces notions recouvrent. Entretien.
Pour citer cet article :
Quentin Deluermoz, « Comment on identifie les étrangers »,
La Vie des idées
, 11 mars 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Comment-on-identifie-les-etrangers
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[1] G. Noiriel, Le Creuset français, Paris, Seuil, 1988.
[2] Voir notamment J. Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007.
[3] J.-C. Schmitt, « La découverte de l’individu : une fiction historiographique ? », in J.-C. Schmitt, Le Corps, les rites, les rêves. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 241-263.
[4] Un bon exemple de cette perspective, à propos du système pénal et des relations de pouvoirs, est illustré par P. Spierenburg, « Punishment, Power and History. Foucault and Elias, Social Science History, vol. 28, n° 4, 2004, p. 607-636.