Vincent Denis revient sur les origines de la société de surveillance, en retraçant la naissance des procédures d’identification des individus aux XVIIIe et XIXe siècles.
Vincent Denis revient sur les origines de la société de surveillance, en retraçant la naissance des procédures d’identification des individus aux XVIIIe et XIXe siècles.
Dès lors qu’elle s’inscrit dans une perspective de longue durée, de la révolution des XVIIIe et XIXe siècles aux récents débats autour du 11 septembre 2001, l’histoire de l’identité et de l’identification personnelle s’impose comme un domaine de recherche aux implications nombreuses et importantes. Parallèlement, elle souffre de ses contours instables, qui sont sans cesse susceptibles de révision sur le plan politique, administratif et culturel.
Pour évoquer une telle quantité d’incidences, tant sur le plan historique que de l’imaginaire, Vincent Denis commence son livre par deux références littéraires appropriées : l’histoire de Martin Guerre au XVIe siècle, magistralement reconstituée par l’historienne Natalie Zemon Davis [1], et le roman d’Honoré de Balzac Le Colonel Chabert (1832). À partir de la fin du XIXe siècle, les œuvres inspirées par le thème du dilemme identitaire se multiplient dans toute l’Europe (pensons à Dostoïevski, à Stevenson, à Wilde, à Pirandello), dégageant ainsi une zone cruciale pour la définition de la conscience collective. De façon plus spécifique, les deux exemples choisis par l’auteur, l’un réel et l’autre relevant de la fiction, représentent exactement les bornes chronologiques qui délimitent l’objet de son étude, à savoir le processus de transformation de la notion d’identité personnelle en France.
Le livre s’attache avec succès à reconstruire le cadre historique (1715-1815) qui rend intelligible la variété de phénomènes liés à l’élaboration d’un nouveau modèle de l’identité. En s’inspirant des travaux de Michel Foucault, de Norbert Elias, de Pierre Bourdieu, ainsi que de la production historiographique récente sur le sujet – Gérard Noiriel in primis –, et toujours à la recherche des interactions entre institutions et société, l’auteur parcourt la genèse des nouveaux « savoirs d’État » à l’aune du concept d’identification. Les changements politiques et administratifs entre le XVIIIe et le XIXe siècle touchent à des aspects cruciaux de l’existence des individus et c’est précisément à l’intérieur de la dialectique entre identificateurs et identifiés que se situe la thèse formulée dans le livre.
Vincent Denis, en suivant un courant d’étude désormais bien présent, voit dans le XVIIIe siècle le moment où s’articulent et s’élaborent des techniques et des instruments d’identification individuelle encore inédits. En se penchant sur l’Ancien Régime et l’étroite corrélation entre les notions d’identification et de citoyenneté, l’auteur se détache de l’historiographie, surtout contemporaine, qui même dans ce domaine insiste sur le rôle de césure joué par la Révolution française. Le critère de l’appartenance à une communauté nationale défini par la Révolution, avec les droits et les devoirs qui en dérivent, se greffe en réalité sur un substrat de savoirs et de pratiques déjà existants. Deux événements majeurs se détachent d’une conjoncture historique – les premières années du règne de Louis XV – caractérisée par la démobilisation de l’énorme armée de Louis XIV, la lutte contre la mendicité et le vagabondage et l’épidémie de peste qui sévit de 1720 à 1723 : l’invention des passeports et celle des méthodes de signalement.
À travers une minutieuse analyse formelle et matérielle des documents, Vincent Denis met en évidence la lente évolution du passeport qui, de simple permis provisoire concédé par une autorité en situation exceptionnelle (bulletins de santé, passeports de guerre, autorisations pour les mendiants), se transforme en certificat durable émis par un bureau créé à cet effet : il s’agit d’un support papier sur lequel sont annotées des informations de plus en plus détaillées sur l’identité du possesseur. Bien plus tard, ce cadre informatif sera complété par une photo.
Un tel changement implique nécessairement l’élaboration d’un code permettant de décrire un individu sur la base de critères esthétiques et moraux partagés à la fois par ceux qui décrivent et ceux qui sont décrits. Dans la poursuite incessante d’une objectivité maximale de tels critères, ce sont surtout les caractéristiques physiques qui finissent par jouer un rôle privilégié pour signaler les personnes. Employée depuis longtemps par l’armée, cette technique devient au cours du XVIIIe siècle la pratique la plus répandue grâce à laquelle « les papiers s’emparent des corps ».
Tous ces instruments cognitifs mis au point au cours du XVIIIe siècle restent cependant une « pratique sans discours », faisant l’objet d’une mise au point théorique stable seulement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. La seule production discursive relevée par l’auteur avant cette époque se réduit à quelques pièces préparatoires, aux mémoires de fonctionnaires et, de façon plus générale, à la littérature grise réalisée par les élites administratives affectées à cette mission. Seule l’histoire sociale des appareils bureaucratiques permet donc d’appréhender la transmission des savoirs qui conduit à l’élaboration d’un modèle commun, véhiculé par la continuité du personnel employé depuis la Régence.
Bien que l’interprétation de V. Denis insiste sur cet élément de continuité substantielle qui serait étayé par les sources choisies, ces mêmes sources montrent pourtant que la Révolution représente indubitablement un moment de forte rupture, surtout au sein des institutions chargées de l’identification. En effet, des mesures préconisées lors des débats parlementaires, il ressort que la mise en place d’une profonde réorganisation législative et administrative s’impose. Ces changements, souligne V. Denis, ne sont toutefois pas de nature à remettre en question le processus d’homologation du personnel réalisée par de nouveaux appareils de bureaucratie et de police.
Parallèlement à la reconnaissance quasi unanime des résultats que l’identification avait produits sous l’Ancien Régime, la centralisation des fonctions précédemment dispersées entre plusieurs magistratures locales introduit, nous semble-t-il, un élément de rupture. L’un des exemples les plus significatifs, en ce sens, est représenté par la diffusion de l’état des citoyens et l’expulsion complète du clergé paroissial des fonctions habituelles d’enregistrement et recensement de la population.
V. Denis déplace ensuite le regard sur le mélange de pratiques archaïques et de procédures modernes qui caractérise ce processus de transformation. La méthode de la recherche ainsi que le choix des sources d’archives délimitant l’objet se justifient ici davantage. Tout d’abord, la sélection géographique qui atteste la complexité du territoire français : Besançon, Bordeaux, Clermont-Ferrand et Paris. Ensuite, la mise en évidence de certains points d’application précis des nouvelles méthodes d’identification : l’armée et la lutte contre la désertion, la campagne contre la mendicité et le vagabondage, le contrôle des voyageurs et des migrants – nationaux et étrangers –, et enfin le domaine particulier de l’identification des cadavres anonymes.
Fort de ce pragmatisme méthodologique, attentif à toujours distinguer le contexte urbain et le contexte rural, Denis met en relation la production législative (en particulier la réforme de l’ « état des citoyens » en 1736 et l’obligation de possession de passeports approuvée en 1792) avec les procès verbaux de capture mettant en évidence les enjeux de l’identification pour chacun des acteurs sociaux. Grâce à cette variété de sources et de points de vue, l’étude montre l’importance croissante des documents personnels dans les stratégies d’identification et de contrôle qui des groupes sociaux spécifiques s’étend progressivement, de façon généralisée, à chaque individu.
En dernier lieu, Denis aborde la question toujours fuyante de la réponse sociale aux réformes adoptées dans ce domaine. Il brosse un tableau à la dynamique complexe, où l’apparition des règles engendre les conduites les plus variées, incluant les formes de résistance, les véritables infractions, mais aussi l’adaptation aux normes ainsi que leur manipulation sous la forme de contrefaçon et falsification des pièces d’identité désormais généralisées. Dans le passage d’une société face to face à une société « de masse », basée sur une « citoyenneté de papier » [2], se dessine ainsi un modèle hybride de cohabitation de systèmes très différents. L’emploi toujours actuel de formes d’identification liées à la confession, à l’auto-déclaration et à la reconnaissance de la part d’un tiers témoigne de la permanence d’attestations d’identité orales et non certifiées ou validées par des organismes bureaucratiques.
La richesse des sources et la multiplicité des perspectives, loin de condamner l’étude au manque d’homogénéité qui a souvent marqué les travaux sur les techniques d’identification [3], nous livrent en définitive une vision systématique du phénomène.
Une lecture aussi attentive aux rapports entre les normes et les pratiques pourrait toutefois s’exposer au danger de ne pas suffisamment valoriser le rôle des institutions qui articulent les premières et les secondes. Vincent Denis montre bien la permanence des notions et des techniques élaborées pendant la Régence, ainsi que la continuité du personnel administratif qui sert de toile de fond à ce processus. Les changements survenus dans la gestion et l’application de ces techniques sont cependant loin d’être insignifiants. L’inertie relative des instruments n’empêche pas une profonde modification des institutions chargées de les mettre en œuvre, institutions qui sont en grande partie l’issue de la Révolution française.
En outre, les années révolutionnaires et post-révolutionnaires marquent à la fois l’apogée et la crise de la police « classique » et la naissance d’une police « moderne » [4] qui centralise beaucoup des « savoirs d’État » basés sur le l’identification et dont le XVIIIe siècle avait dessiné les traits majeurs. Dans cette perspective, il est possible de restituer une juste mesure à l’expérience du XIXe siècle, non seulement en termes de mise au point théorique plus stable d’un modèle déjà existant (l’apport de Bertillon et Lombroso est loin de rester purement répétitif Cf. D. Pick, Faces of degeneration : a European desorder. 1948-1918, Cambridge University Press, Cambridge, 1989.), mais aussi en tant qu’articulation institutionnelle inédite des tâches policières, à l’intérieur du nouveau modèle d’État administratif émergent.
Le livre de V. Denis, même dans ses hypothèses les plus poussées, a donc le mérite de mettre à jour une piste importante sur laquelle pourront facilement se greffer des contributions ultérieures. À partir des solides points de référence caractérisant son travail, il est désormais possible de suivre les avatars successifs liés au problème de l’identification individuelle et collective, qui ne cesseront d’être débattus aux moments critiques, tels que les guerres, les massacres ou les mouvements migratoires de masse.
par , le 12 juin 2008
– Un entretien avec G. Noiriel
– La recension du collectif dirigé par G. Noiriel, L’Identification, genèse d’un travail d’État
– La page de l’éditeur
Chiara Lucrezio Monticelli, « Naissance de l’identification », La Vie des idées , 12 juin 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Naissance-de-l-identification
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[1] Natalie Zemon Davis, Jean-Claude Carrière, Daniel Vigne, Le Retour de Martin Guerre, Paris, 1982 ; N. Zemon Davis, The Return of Martin Guerre, Cambridge, MA, 1983.
[2] M. Meriggi, « La cittadinanza di carta », Storica, 2000, n°16, p. 107-120.
[3] Pour un bilan récent, cf. G. Noiriel (éd. par), L’Identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007. Voir la recension sur la Vie des Idées.
[4] P. Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.