La crise du climat n’est pas une hypothèse. Elle a déjà ses événements (les canicules, les ouragans, les incendies géants de Sibérie, de Californie, d’Australie) ; elle a ses organes scientifiques (le GIEC, ou IPCC), ses sommets politiques (les COP [1]), son héroïne (Greta Thunberg), ses luttes (les grèves scolaires ou « Fridays for Future », les marches pour le climat). Elle a aussi sa palette lexicale : faut-il parler de crise ? de réchauffement ? de changement ? de dérèglement ? de bouleversement climatique ? Et elle a peut-être même déjà son genre littéraire et médiatique : la fiction climatique, climate fiction en anglais, abrégée cli-fi – prononcez « klaï-faï », comme (en principe) dans sci-fi. Pour ceux qui défendent cette catégorie depuis une dizaine d’années (écrivains, journalistes, universitaires, surtout dans le monde anglophone), la cli-fi rassemble toutes les histoires qui impliquent une prise en compte, directe ou indirecte, de la crise climatique. Cela peut aller de la fiction post-apocalyptique au roman-catastrophe, du thriller scientifique à la science-fiction pure et dure ; mais on y trouve aussi des polars, des romans noirs, des romans sentimentaux... Cette apparente dispersion des registres et des sous-genres ne décourage nullement la conviction des promoteurs de la cli-fi : pour eux, c’est le signe, au contraire, tout au long du XXe siècle, d’une lente convergence de divers régimes littéraires et narratifs vers la réalité actuelle. Naguère simple décor, la crise climatique est désormais un levier narratif, voire le thème principal des fictions. La cli-fi donne un nom de genre à cette nouvelle donne culturelle.
Cette conviction est renforcée par la montée en puissance d’un autre concept, l’Anthropocène, par lequel on désigne l’ère géologique nouvelle dans laquelle on se situe dès lors que les actions des êtres humains ont atteint une puissance suffisante pour modifier les cycles géologiques et climatiques de la planète (la datation exacte de son début est l’un de ces débats qui animent la communauté des savants : le plus souvent, c’est la révolution industrielle qui sert de pivot historique, mais certains proposent de remonter à la révolution néolithique et à l’instauration d’une humanité sédentaire et agricole). Si fictions climatiques il y a, elles ont évidemment partie liée avec les disciplines qui débattent de la crise climatique, au premier rang desquelles (mais sans nullement les épuiser) la climatologie, la biologie, l’écologie, les sciences de l’environnement. À ce titre, les fictions climatiques s’inscrivent dans le vaste ensemble romans écologiques, écritures de la nature et autres « écofictions », comme les a nommées Christian Chelebourg en 2012. Mais leur développement est aussi étroitement lié à l’examen de l’influence de l’homme sur l’environnement, à l’histoire des sciences et techniques, à la philosophie de la nature, aux théories politiques du monde industrialisé et globalisé. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de les voir en bonne place dans un ouvrage comme celui d’Adam Trexler, Anthropocene Fictions.
Dès lors, la question de savoir si la cli-fi est une mode médiatique, une astuce de marketing ou un « véritable genre » littéraire et filmique se pose moins que celle de l’observer en tant que pratique culturelle. À travers ses multiples sous-genres, ses symboles hétéroclites ou unitaires, sa galerie d’auteurs et d’autrices que parfois tout oppose, la cli-fi se présente comme un stock de matrices narratives, une réserve de motifs imaginaires qui posent une loupe fictionnelle sur la réalité de notre condition humaine actuelle et des enjeux de son défi majeur. De façon toujours indirecte, comme toutes les fictions, les fictions climatiques sont aussi un discours symbolique sur la crise ; elles renseignent non seulement sur la perception de cette dernière, mais aussi sur la perception des politiques qui l’affrontent, des sciences qui l’étudient. Enfin, dans un sens plus large, en tant que pratique culturelle, la cli-fi témoigne d’un imaginaire de la crise climatique qui est non seulement partagé au présent mais aussi inscrit dans une histoire culturelle, à travers un discours réflexif des auteurs et des critiques sur le genre lui-même. C’est cette réflexivité, qui rassemble des pratiques très diverses, qu’on reconnaît dans le nom de genre ; et sa lecture est aussi riche d’enseignements que celle des fictions elles-mêmes.
Un corpus hétéroclite
Dans les fictions, les catastrophes climatiques et les manipulations du climat sont présentes depuis bien plus longtemps que la crise actuelle. Le motif du déluge est assurément le plus ancien, présent dans le plus vieux texte littéraire connu, L’Épopée de Gilgamesh (env. XVIIIe s. avant J.-C.) ; les glaciations ont connu une vogue au XIXe siècle. L’inquiétude climatique traverse Le dernier homme de Cousin de Grainville (1805), un roman parfois cité comme témoignage d’une conscience des problèmes de l’Anthropocène avant même que la révolution industrielle ne batte son plein. Parmi les motifs qui scandent les littératures du XXe siècle, on pourrait relever pêle-mêle l’effet de serre, le trou dans la couche d’ozone, la pollution atmosphérique, la modification des courants sous-marins, les sécheresses, le dégel du permafrost... Quand on cherche des précurseurs à la cli-fi, on n’a que l’embarras du choix.
Le label « cli-fi » proprement dit s’applique à des fictions plus récentes, où le dérèglement du climat est anthropogénique, c’est-à-dire causé par l’humanité, ou plus directement lié aux activités humaines. La science-fiction en fournit un corpus important, soit à travers des scénarios catastrophes comme dans La Mère des tempêtes de John Barnes, soit à travers des fictions de géo-ingéniérie impliquant la maîtrise du climat : Kim Stanley Robinson y fait figure d’écrivain dominant, après une « trilogie martienne » devenue un classique du genre (Mars la Rouge, Mars la Bleue, Mars la Verte) et le roman moins connu 2312 dont le personnage principal a pour profession le « design planétaire ». La SF a également porté un intérêt précoce aux problèmes écologiques, comme l’illustrent par exemple Norman Spinrad (Bleue comme une orange), Robert Silverberg (Ciel brûlant de minuit), Jean-Pierre Andrevon (anthologies Retour à la Terre). On évoque parfois le cycle des « Apocalypses » de J. G. Ballard : l’auteur de Crash ! a en effet commencé sa carrière avec Le Monde englouti ou Sécheresse, dont l’histoire élabore des mondes ravagés par la montée des eaux ou la raréfaction tragique de l’eau douce. Mais la SF fantasmatique de Ballard ne s’embarrasse d’aucune plausibilité : on n’y reconnaît guère les affinités scientifiques de la science-fiction, qui expliquent pourquoi le thème du climat y a été présent avant même qu’une crise climatique ait été médiatisée.
De fait, la cli-fi est la plupart du temps présentée comme une branche récente, ou une extension de la science-fiction. Au-delà des romans d’Arthur Herzog (Heat, 1976) ou de George Turner (The Sea and the Summer, 1987), qui sont tenus pour le véritable point de départ du genre, les listes qui fleurissent dans la presse culturelle ont déjà leurs classiques, sur une gamme variée de scénarios et de registres. Parmi ceux qui sont accessibles en traduction, on ne sera pas surpris de retrouver Michael Chrichton dans la veine du thriller (État d’urgence, roman-catastrophe à charge contre la mouvance éco-terroriste), Ian McEwan plutôt dans celle du roman satirique (Solaire, où la crise climatique est perçue à travers le personnage d’un savant détestable). K. S. Robinson s’illustre dans la trilogie Capital Code (Les quarante signes de la pluie, 50° au-dessous de zéro, 60 jours et après). La trilogie Maddaddam de Margaret Atwood met en scène un homme qui a survécu à une terrible pandémie artificiellement déclenchée, et aux dérèglements du climat parallèles à cet accroissement dément des activités bio-industrielles. Paolo Bacigalupi brosse les tableaux dystopiques d’une Amérique ravagée par la sécheresse (dans Water Knife) ou, dans La Fille automate, d’une néo-Indonésie luttant contre la montée des eaux (parmi cent autres périls, notamment bio-industriels). La désolation post-apocalyptique de La Route, de Cormac McCarthy, a connu un grand succès après l’adaptation cinématographique qu’en a tirée John Hillcoat ; un père et son fils traversent de nombreux paysages de mort, d’où la faune et la flore ont disparu, mais il n’est pas vraiment question des causes de ce ravage. Dans la lumière, de Barbara Kingsolver, raconte comment la vie d’une fermière modeste (et malheureuse en ménage) est bouleversée par une colonie de papillons sur son terrain, poussés là par le réchauffement climatique. Nathaniel Rich, dans Paris sur l’avenir, suit le destin grinçant d’un spécialiste des crises dans une New York dramatiquement inondée, à quoi réplique le roman New York 2140, de K. S. Robinson, où se développe une quasi-utopie post-déluge. Dans la littérature en français, on peut compter les romans sérieux de Jean-Marc Ligny (AquaTM, Exodes), le roman satirique de Joël Bacqué (La Fonte des glaces).
Un bouillonnement de genres
Que penser de ce label cli-fi qui cherche à s’imposer en librairie et dans la presse culturelle ? Pour qui furète ne serait-ce que quelques minutes sur le réseau, dans les blogs, dans les pages littéraires de la presse et dans les listes des plates-formes de lecteurs ou de vendeurs (Goodreads, Babelio, Sens critique, Amazon), la cli-fi pourrait bien n’être qu’une énième étiquette dans un foisonnement qui donne le vertige : thriller écologique, écofiction, écotopie, Anthropocene fiction, environmental fiction, ecofuturism, solarpunk, biopunk, green fiction... Les racines dérivées de l’écologie s’y assemblent avec celles du futurisme ou des utopies et dystopies, par exemple dans écotopie, dont le premier usage apparut en titre d’un roman de Ernest Callenbach en 1975. Le terme solarpunk est forgé plutôt en référence au cyberpunk, branche de la science-fiction férue d’informatique et de mondes urbains, née au début des années 1980, avec une racine solar qui évoque les énergies durables. En vérité, ce foisonnement mérite qu’on s’y intéresse : ce qui se présente à première vue comme une dispersion ou un éclatement de catégories tous azimuts pourrait bien, au contraire, témoigner d’une convergence d’intérêts, d’imaginaires ; d’un bourgeonnement fécond, plutôt que d’un éparpillement. Il invite en tout cas à se saisir de ce « nouveau genre » en étant pleinement conscient du système de genres dans lequel il prend sa signification.
Il est beaucoup plus instructif de repérer la cli-fi ainsi, dans une cartographie des pratiques culturelles, que de chercher à la définir à travers des propriétés formelles (neuves ou empruntées à telle ou telle tradition), des thèmes, des styles et des scénarios dont la check-list permettrait de départager les fictions climatiques de celles qui ne le seraient pas. Cette manière essentialiste de définir les genres littéraires, qui se présente spontanément (et pour de bonnes raisons) dans les discussions sur les genres, est relativisée depuis au moins trente ans par les théoriciens des genres. De Raymond Williams à Matthieu Letourneux, ils l’affirment tous avec constance : les « genres » ne sont pas des modèles transcendants, des étiquettes classificatoires, mais des pratiques sociales, où le souci de classer existe bel et bien, mais au sein d’un ensemble plus diversifié d’autres pratiques, comme celles qui consistent à hybrider, ressentir, partager, discuter, ou bien encore imiter, entre cent autres. Dans cette optique culturaliste, les « genres » sont vus plutôt comme des conventions partagées, des pratiques collectives reposant sur un ensemble de normes, de codes, et de discours : ceux des auteurs, bien sûr, mais aussi ceux des éditeurs, publicitaires, critiques et universitaires, autant d’acteurs dominants de la vie littéraire ; mais surtout,
par-delà ces acteurs majeurs officiels (...), chaque lecteur, chaque consommateur, participe à son niveau à la définition du genre. (...) le discours collectif quotidien joue un rôle majeur dans l’identification et la nomination des genres et de leur institution [2].
Cette approche d’un genre par le système des genres et l’ensemble de pratiques où il prend son sens est particulièrement éclairante pour la climate fiction.
Un baptême numérique et médiatique
C’est à Dan Bloom, écrivain et activiste vivant à Taïwan, que l’on doit l’effort principal de popularisation de la cli-fi en tant que genre. Il s’appuie pour cela sur toute la dynamique de la culture numérique mondialisée : les réseaux sociaux, mots-dièse, groupes de lecteurs et les communautés en ligne, mais aussi les recommandations de lecture sur les sites marchands ou les plates-formes d’évaluation (Goodreads par exemple). La logique numérique peut ainsi, à partir des notations et commentaires d’un livre dans une librairie en ligne, propulser certains titres en suggestions d’achat. Outre cet immense terrain d’action, Bloom a élaboré un véritable petit cluster en ligne destiné à documenter, archiver, capitaliser et diffuser le nom de genre et ses définitions, même mouvantes : une page intitulée « Cli-Fi Report » (CFR) rassemble les liens vers une page Facebook, un fil Twitter, un article Wikipédia en constante expansion depuis sa création en 2013, un blog personnel, un manifeste évolutif sur la plate-forme Medium, composé d’une centaine de « ruminations sur la cli-fi » ; elle compile enfin, à la manière d’un agrégateur de signets, toutes les publications académiques et semi-académiques (blogs et vulgarisation) qui documentent le phénomène.
Cette plaque tournante, mi-communauté mi-veille documentaire, n’a toutefois pas été le seul appui de la cli-fi et de son essor. Le nom de genre semble s’être réellement diffusé à l’occasion de la publication du roman Odds Against Tomorrow de Daniel Rich (traduit par Paris sur l’avenir), qui raconte une histoire d’inondation de New York. Par l’effet du hasard, l’écrivain reçut les épreuves du roman, avec son illustration de couverture, précisément alors que l’ouragan Sandy mettait la ville en détresse à l’automne 2012. Comme dans un acte de baptême fantastique du nouveau genre, l’auteur rapporte qu’il eut l’impression d’avoir corrigé les épreuves de son roman toute la nuit, et d’en voir les images adaptées à la télévision tout le lendemain ; l’éditeur confie, quant à lui : « on aurait dit qu’on entrait dans la 4e dimension ». Au micro d’Angela Evancie, sur la National Public Radio, cette anecdote a scénarisé un véritable récit médiatique de fondation littéraire ; le nom de la cli-fi y a acquis toute une épaisseur culturelle, et sonore, aussi. Andrew Milner, l’un des principaux spécialistes des fictions climatiques, estime que Dan Bloom n’a pas vraiment bénéficié, pour son propre roman, de l’activisme qu’il a déployé pour transformer en nom de genre ce qui aurait fort bien pu rester une astuce littéraire, ou un moment de radio. Qu’importe ? l’histoire est peut-être encore plus instructive ainsi, et renseigne sur la manière dont se cristallise une catégorie culturelle au sein des discours sociaux.
La cli-fi comme la sci-fi
Car une fois qu’on a dit que la « cli-fi » dérive de la « sci-fi », qu’a-t-on dit ? Ce nom de genre, en anglais, laisse planer une ambiguïté discrète : est-ce qu’on parle de climate / science fiction ou de climate science / fiction ? Autrement dit, est-ce qu’on parle d’une branche de la science-fiction qui raconte spécifiquement des histoires de climat, ou d’une branche de la fiction où les sciences du climat jouent un rôle majeur ? On verra tout à l’heure que ce n’est peut-être pas qu’un raffinement théorique. Les vocables abrégés, en tout cas : [klaj faj], [saj faj], ont bien évidemment favorisé le destin médiatique du nom du genre. Ce qui a « pris » (comme une mayonnaise), avec la cli-fi, c’est peut-être tout bêtement, et tout d’abord, ce sobriquet évocateur. Il faut rappeler que sci-fi a été formé dans les années 1950 par équivalence de « hi-fi », le diminutif de high fidelity, utilisé dans l’industrie phonographique (que le français a importé tel quel en francisant sa prononciation). Ce fut d’abord un diminutif à tendance péjorative pour la science-fiction : on abrégeait « SF » ou « sci-fi », et ça ne renvoyait pas à la même qualité littéraire. La réévaluation de la seconde abréviation est intervenue à la toute fin du XXe s., dans les années où la chaîne « SyFy » est lancée par Universal en 1992 (la déclinaison française date de 2005). C’est un moment où la critique de science-fiction a diversifié son approche, et ne s’est plus limitée à distinguer la bonne « SF » de créateurs ou de scientifiques, nourrie de spéculation et de plausibilité, et la mauvaise « sci-fi » industrielle et sérielle nourrie de pseudo-sciences et de bric-à-brac techno-scientifique. La théorie du genre a cessé progressivement d’être l’outil d’un jugement de valeur et cherche désormais à se saisir du genre comme un ensemble complexe de discours sociaux et de pratiques culturelles ; dans ce cadre, il ne s’agit plus de trancher entre une « vraie » SF (c’est-à-dire une bonne SF) et une qui ne le serait pas.
Cette évolution du regard théorique accompagne aussi l’évolution générationnelle du genre et de ses publics : la science-fiction, à la fin du XXe siècle, s’affirme d’abord et avant tout comme une « pop culture » et comme une fiction de genre (genre fiction), c’est-à-dire un type d’histoires à apprécier dans son environnement culturel global, proliférant et exubérant, avec ses codes et ses héritages. La hard SF pure et dure y côtoie les superhéros, le merveilleux y côtoie la science, et la conquête spatiale, les dystopies. Il y a donc des enjeux importants à nommer et populariser un nouveau genre « cli-fi », en le faisant dériver de « sci-fi », un nom lui-même dérivé de la science-fiction où le merveilleux scientifique, la spéculation rationnelle et l’anticipation ont agrégé toutes sortes d’histoires, des mondes perdus et des planètes étrangères, des IA maléfiques et des robots bienveillants, des aliens monstrueux et de sages extra-terrestres. La presse culturelle, les blogs et les forums d’amateurs parlent d’une voix remarquablement unanime : la cli-fi, c’est une manière de parler du climat qui se place dans le sillage de la science-fiction, mais d’une nouvelle manière. Cela engage tout le discours critique porté indirectement par la fiction.
Un estrangement sans étrangeté
Parallèlement au petit nom de cli-fi, le lien complexe des fictions climatiques à la SF éclaire aussi un rapport au monde, et la cristallisation de la catégorie dans le public en témoigne. Un ouragan nommé Sandy touche New York au moment où un roman décrit la ville inondée : voilà bien une image frappante. On connaît cette antienne : La fiction rejoint la réalité ! On entre dans la quatrième dimension... Aujourd’hui c’est déjà demain ; la science-fiction, c’est maintenant. Sous leur allure de punchlines, ces clichés médiatiques touchent à l’un des piliers de la théorie de la science-fiction. À la base de l’édifice science-fictionnel, il y a en effet ce qu’on s’accorde à désigner comme un « novum », depuis le sémioticien Darko Suvin (1977). On appelle ainsi des objets, des êtres, des événements qui produisent une altérité surprenante, qui n’ont pas de référent dans le monde réel du lecteur, mais en ont un dans le monde de la fiction. La théorie de la SF [3] appelle donc ces éléments des novums, leur effet un estrangement cognitif, et l’ensemble des savoirs qu’ils composent peu à peu à travers la lecture, et qui sous-tend le monde imaginaire, une « xéno-encyclopédie » complétant l’encyclopédie des savoirs de référence, cette xéno-encyclopédie elle-même venant prendre place dans une culture globale de SF développant sa propre intertextualité. Dans les romans de science-fiction classiques, les aventures des personnages forment l’armature narrative d’une élaboration de monde déclenchée par l’estrangement cognitif ; autrement dit, les péripéties soutiennent un effort mental nécessaire à la compréhension d’un monde différent du nôtre, qui fonctionne selon d’autres lois. La poursuite du récit implique, pour la lectrice, de spéculer sur ces lois, de façon au moins tendanciellement rationnelle, au plus rigoureusement scientifique (par exemple s’il s’agit du développement accéléré d’une civilisation d’êtres imaginaires vivant sur une étoile à neutrons, comme dans le roman typiquement hard SF L’Œuf du dragon, de Robert Forward). La critique de SF, parfois considérée comme moins soucieuse du style que la critique de littérature générale, est tout particulièrement attentive à la manipulation de ces novums diégétiques et à leur intégration au récit. Si « style » il y a dans la SF, il est là : dans l’habileté à articuler une altérité surprenante et son explicitation non surprenante ; de mener le récit comme si l’autre monde allait de soi ; et de faire coopérer le lecteur au déchiffrement in process de ces altérités. Les réponses formelles à ce défi composent, d’une certaine manière, l’histoire littéraire du genre, qui est aussi une histoire culturelle du rapport aux savoirs (laquelle inclut aussi des rapports émerveillés, magiques, mystiques aux savoirs). C’est là tout l’héritage structurant de la SF, son code de genre, au-delà de tous les aliens, IA, villes futures et vaisseaux spatiaux dont la culture visuelle a inondé les écrans de cinéma après avoir colonisé les couvertures bon marché des pulps [4] et des livres de poche. En littérature, ces réponses formelles peuvent aller du long discours d’ingénieur à la Jules Verne à l’extrait d’Encyclopedia Galactica à la manière d’Asimov.
Or, dans la cli-fi, les novums ne font pas tant partie d’un monde imaginaire fondé sur des lois extraterrestres, ou futuristes, ou d’histoire parallèle, que d’un ensemble de craintes et de menaces dont le fonctionnement est déjà compris dans la réalité, en tant que probabilités. L’histoire se passe dans un monde défait, ou déviant, plutôt qu’un monde autre. La colonie de papillons du roman de Kingsolver, Dans la lumière, en donne un bon exemple thématique et formel : le monde réel est celui-là même des petits fermiers pauvres du Midwest, les animaux n’ont nullement muté, l’équipe scientifique est réaliste, son matériel n’est enjolivé par aucun gadget futuriste (une cocotte-minute y figure d’ailleurs en bonne place). Les papillons ont « simplement » changé de route migratoire, et se sont installés dans une forêt où ils ne sont pas censés pouvoir vivre ; leurs battements d’ailes donnent l’impression que le paysage prend feu. Ce n’est pas un hasard si ce paysage entraîne d’abord le roman vers un récit mystique, quasi-fantastique : Della, l’héroïne, pense d’abord sincèrement avoir eu une vision divine – vision qui l’a fait renoncer à l’adultère qu’elle se préparait à commettre. Le roman travaille alors, lentement, à la psychologisation de ce premier scénario mystique, tout en posant les bases d’un scénario scientifique. Le novum ne fait pas entrer dans un monde autre ; il fait entrer dans le nôtre, mieux compris – en particulier, on comprend mieux ses altérations déjà passées (les pluies incessantes, les glissements de terrain, les problèmes économiques des exploitants). De la sci-fi, la cli-fi retient donc une altération déterminante dans l’élaboration d’un monde, ainsi qu’un recours à la culture scientifique pour en déplier et comprendre les éléments ; mais le monde est le nôtre, et ce qui y surgit est déjà répertorié comme possible ou probable, sans nécessité de lois de fonctionnement inventées. Les ressorts narratifs de l’estrangement sont mis à profit, mais pour le développement d’un monde qui ne peut pas être perçu comme imaginaire, comme un « autre monde ».
Un rapport aux sciences
Ce rapport au monde a partie liée avec la science et l’activité humaine. Dans la grande famille des fictions d’anticipation et des récits prophétiques, la cli-fi occupe une place originale. Si on remonte, comme Milner et Burgman, jusqu’à l’Antiquité, on repère une grande abondance de récits de déluge ; en descendant le cours de l’histoire littéraire, on atteint les fictions symétriques de réchauffement ou de nouvel âge glaciaire, nombreuses pendant le premier XXe s. dans les pulp magazines, sous l’influence des publications de James Croll et Svante Arrhenius – c’est-à-dire les théories des cycles glaciaires et de l’effet de serre [5]. Les fictions de réchauffement sont plus tardives que les fictions de refroidissement, ce que l’on peut comprendre aussi en référence aux théories de l’entropie qui structurent puissamment l’imaginaire de fins du monde avant 1914. Dans tous ces cas, le changement climatique, dramatique ou plus diffus, est plutôt causé par des interventions divines (on peut donc le qualifier de théogénique), par un ensemble de fonctionnements du système-Terre comme les séismes, l’activité volcanique ou les oscillations de l’orbite [6] (géogéniques), ou parfois par une intervention extra-terrestre (xénogénique). Le cas des fictions glaciaires permet bien de différencier, d’une part, les refroidissements liés à des cycles géologiques profonds, dont l’action humaine est bien plutôt victime qu’actrice, et d’autre part les fictions d’hiver nucléaire, où l’activité humaine est cruciale. Dans ces dernières, où le rôle humain est essentiel, le novum « changement climatique » reste un novum secondaire par rapport au nucléaire, et non le moteur de l’intrigue. Par contre, les fictions de réchauffement engagent beaucoup plus rapidement l’action humaine que les précédentes. Milner et Burgman dressent ainsi leur panorama généalogique de la cli-fi en articulant deux typologies : le rôle du changement climatique dans l’intrigue et le facteur déterminant du changement. La « cli-fi » contemporaine à proprement parler, celle que Dan Bloom baptise et promeut depuis la fin des années 2000, c’est celle qui émerge quand le facteur déterminant devient anthropogénique. Comparativement aux anciennes fictions de déluge ou de refroidissement, écrivent-ils,
la nouveauté de cette dernière étape d’une histoire longue des fictions climatiques, on peut la trouver précisément dans sa fidélité aux découvertes des sciences pertinentes. En bref, la cli-fi contemporaine, par comparaison avec les types littéraires proches qui l’ont précédée, est avant tout une fiction scientifique [« is above all a science fiction [7] »].
Dans leur langue, Milner et Burgman jouent sur le premier terme de « science fiction » : ils désignent ainsi tout à la fois le nom de genre que tout le monde connaît (science-fiction, SF, sci-fi) et une caractérisation forte de la cli-fi, en l’adossant à la culture scientifique. Ils répondent ainsi à la question que nous posions plus haut : climate / science fiction ou climate science / fiction ? Pour eux, c’est très clair : on comprend mieux la cli-fi en relation avec la science-fiction qu’avec d’autres genres ou pas de genre du tout (comme une littérature générale). Les fictions climatiques, issues de la science-fiction, sont donc des fictions à caractère scientifique, même et surtout lorsque ce paramètre vient se confronter avec d’autres dimensions génériques, d’autres codes de genre, dans un système de genres élargi et brassant toutes sortes d’autres littératures de genre.
Brassages littéraires
Certains de ces brassages sont déjà familiers au public. Le thriller scientifique, par exemple, a absorbé les codes du roman d’espionnage, voire du roman de guerre, nourri par la compétition techno-scientifique des deux blocs politiques dans la deuxième moitié du XXe siècle. La grande peur nucléaire a cédé la place, après les traités de non-prolifération des années 1980 et la fin de la géopolitique des blocs, aux dystopies et aux fictions de fin du monde. Ces fictions de fin du monde adoptent des scénarios militaristes, post-apocalyptiques et survivalistes au tournant du XXIe, alors qu’elles étaient plutôt mélancoliques et méditatives au tournant du XXe siècle. Les fictions climatiques se coulent dans ces modèles parfois composites, parfois épurés. C’est le roman catastrophe et d’apocalypse chez Ligny, dont les Exodes du titre ne promettent aucun salut. Pour Nathaniel Rich, c’est un mélange de roman catastrophe, de roman d’amour et d’étude sociale de l’upper class américaine. Robinson, qui a forgé ses armes d’écrivain avec un thème typique de la hard science fiction, la terraformation, revient à la terre et à ses climats avec un art consommé du roman polyphonique (trilogie Capital Code, New York 2140).
L’hybridation de la science-fiction et du roman sentimental est moins fréquente, et d’autant plus remarquable. La science-fiction comptait déjà quelques exemples de romans composés comme des journaux intimes d’adolescentes : Journal de nuit, de Jack Womack, ou le cycle des « Paraboles » d’Octavia Butler, ont marqué les années 1990 en mettant la forme diariste au service d’une narration fortement dystopique. Carbon Diaries 2015, de Saci Lloyd, adopte à nouveau la formule pour brosser une cli-fi du proche futur, dans un Royaume-Uni soumis à un strict rationnement énergétique. Le roman de Kingsolver qu’on a évoqué plus haut est plus original. Il s’inscrit dans une double tradition : le roman d’amour psychologique d’une part, le roman rural redneck d’Américains pauvres d’autre part. Dans le système des genres, ceux-ci forment son socle principal. La cli-fi qui se développe à partir de là transmet le message d’un épanouissement rationnel : Della, à la fin de l’aventure, a clarifié ses sentiments pour son mari, ses amies, sa belle-mère, et pour le séduisant universitaire venu étudier les papillons près de chez elle ; mais elle a aussi acquis des connaissances scientifiques, et le courage de mettre fin à son mariage malheureux. Plus encore qu’une prise de conscience, c’est une prise d’autonomie pour ce personnage. La nuance n’est pas subtile, car elle engage plus largement la capacité d’agir (agency) qui est au cœur de l’urgence politique de la crise climatique. Le discours scientifique, dans ce roman, n’est donc pas le moteur de l’intrigue et le vecteur des émotions ; il est pourtant très minutieusement documenté, et participe du cheminement du personnage vers la maîtrise des sentiments et de leur formulation. Mais il est frappant d’observer qu’il n’offre jamais de vision globale.
Conclusion
Telle qu’elle a été activement promue depuis dix ans, la cli-fi occupe une place originale dans le système des genres et dans le discours social qui les construit. Les filières du roman catastrophe, du roman post-apocalyptique, du thriller scientifique, du récit de terraformation, ou de la dystopie s’y croisent, s’y concurrencent ou s’y renforcent, tout en attirant des traditions littéraires apparemment éloignées (la littérature sentimentale, le teen-novel ou roman pour adolescents et jeunes adultes). Il est essentiel de lire ce genre comme inscrit dans ce bouillonnement littéraire et médiatique ; d’abord cela permet de comprendre sa puissance intermédiatique, car dans notre monde contemporain les images mentales du récit littéraire sont toujours peu ou prou doublées par leurs répliques visuelles au cinéma, dans la bande dessinée, dans le jeu vidéo et dans la culture numérique du web social ; de plus, les langages narratifs font écho aux langages journalistiques ou politiques. Ensuite cela permet de comprendre un langage culturel global, des rapports complexes au monde, à l’espace et au temps, et pas seulement les variantes sérielles d’une vulgate climatologique. La fiction climatique y prend le sens d’une perspective à la fois absolument certaine dans son principe et inconnaissable dans ses moments : une sorte de « suspense sans surprise », qui confine parfois à une mélancolie déjà présente face à cet inconnu qui reste à venir tout en étant inévitable. C’est la condition humaine de notre temps.