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Céline en ses légendes

À propos de : Odile Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), Belles Lettres


par Hélène Baty-Delalande , le 16 mars 2016


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Une minutieuse enquête historique révèle les libertés que l’auteur du Voyage au bout de la nuit a prises avec son expérience de guerre. Ces flatteuses inventions auraient permis d’assurer la diffusion des pamphlets dans les années 1930 et de se dédouaner au moment de l’Épuration.

Recensé : Odile Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’histoire de profil », 2015, 390 p., 25 €.

L’ouvrage remarquablement documenté d’Odile Roynette n’est pas, à proprement parler, une nouvelle biographie de Céline, ni même, sans doute, une biographie d’écrivain. Délibérément sélectif dans son objet, comme son titre l’indique, il s’articule autour d’une hypothèse fondamentale : si les pages consacrées à la guerre, dans Voyage au bout de la nuit, ont joué un rôle déterminant dans sa consécration comme romancier de premier plan, l’expérience réellement vécue en 1914 par Louis Destouches ne serait pas à la hauteur de son aura de combattant patriote et héroïque, et s’inscrirait très vite, et de façon délibérée, dans une stratégie d’affirmation de soi.

Les références à son passé glorieux d’ancien combattant auraient avant tout permis d’assurer la meilleure diffusion possible aux idées nauséabondes des pamphlets des années 1930-1940, avant d’être exhibées pour la défense du proscrit au moment de l’Épuration. On comprend donc très vite que ce texte, fort cohérent, rédigé d’une plume alerte, est un texte à charge contre l’individu Destouches, qui aurait soigneusement bâti une légende excessivement flatteuse.

Démythologisation

Les pièces versées au dossier par Odile Roynette sont nombreuses. Toutes ne sont pas inédites, mais l’historienne se fonde sur des archives militaires et médicales souvent négligées pour retracer scrupuleusement le parcours du jeune engagé, d’abord, puis son entrée en guerre, les premiers engagements, jusqu’à la blessure du 25 octobre 1914 – dont elle corrige la date, erronée dans les biographies de référence [1].

Les archives sont croisées avec diverses correspondances publiées [2] ainsi qu’un carnet intime de l’engagé, et mises en regard des récits, Casse-pipe et Voyage au bout de la nuit en particulier. Spécialiste des expériences militaires, à la caserne comme durant la Première Guerre mondiale [3], l’auteure met ainsi en évidence la singularité du parcours de Destouches [4]. Il aurait d’abord bénéficié d’un traitement de faveur jusqu’à la guerre, grâce aux démarches de ses parents – bien loin de l’univers si noir de Casse-pipe – puis appartenu à un régiment plutôt moins affecté que d’autres par les terribles pertes des premiers mois.

Si l’historienne ne remet pas en question son courage au feu, l’examen attentif des éléments de son dossier médical la conduit à minorer considérablement les atteintes et les séquelles de l’ancien combattant. Elle réfute en particulier toute atteinte à la tête et toute forme de traumatisme psychique ; en dehors de sa blessure au bras, peu grave malgré le risque rapidement écarté de l’amputation, Destouches sort indemne de la Grande Guerre.

Se pose alors la question de sa réforme, dont les étapes sont, là encore, soigneusement reconstituées : il bénéficie d’une réforme n° 2, normalement réservée à ceux dont l’inaptitude n’est pas causée par la guerre, ce qui le prive certes de pension, dans un premier temps, mais lui garantit d’être définitivement à l’abri de tout retour au front. Il sera donc « embusqué » à Londres, d’abord dans un bureau administratif, puis libéré de tout engagement.

Son départ pour l’Afrique aurait ensuite été facilité par son statut de grand blessé de guerre et par sa médaille militaire, dont les conditions d’obtention semblent également suspectes à Odile Roynette (une reconnaissance qui, « aussi légitime fût-elle, revêtait un caractère exceptionnel au regard de la bénignité de sa blessure » écrit-elle p. 123). Là-bas, Destouches se comporte à nouveau en opportuniste, profitant sans scrupule du système colonialiste, et remâchant avec amertume son expérience de la guerre.

Ce serait donc cette expérience de la guerre, dont l’auteure invite à fortement relativiser la noirceur par rapport à l’expérience commune, ainsi que cette posture d’ancien combattant héroïque, également fort sujette à caution, qui fonderaient finalement le succès du Voyage, qui rencontre les attentes d’une société toujours endeuillée, versant dans le pacifisme et se complaisant même « dans un tropisme victimaire en passe de devenir dominant » (p. 81). Cette connivence aurait joué, de surcroît, un rôle décisif dans la réception des pamphlets.

Mais c’est surtout comme défense, voire comme alibi lors de l’Épuration, que la référence au passé de l’ancien combattant est déterminante : « Son parcours dans la Première Guerre mondiale fut la pierre angulaire d’une défense qui s’appuya sur une réécriture flatteuse des services rendus à la patrie » (p. 208).

On le voit, la « démythologisation de la biographie » célinienne est pour le moins radicale, et elle rappelle ce qu’un autre historien avait fait, en 2004, avec le parcours familial et politique de Jean Genet [5]. Au-delà des aspects plutôt déplaisants de la personnalité de Céline ainsi mis en évidence, l’enquête met au jour la place essentielle de la Grande Guerre dans le parcours de l’écrivain, non pas tant comme traumatisme fondateur et comme source noire de l’écriture, mais, bien au contraire, comme dispositif largement manipulé pour assurer sa position dans le champ littéraire : y entrer, avec fracas ; y diffuser ses thèses antisémites ; s’y maintenir, malgré la proscription et la relégation symbolique après 1945.

Manipulations ou fiction ?

Pour informée et convaincante qu’elle soit, cette démonstration suscite cependant quelques réserves. Cela tient d’abord à quelques remarques, adventices, qui laissent apparaître des jugements un peu rapides, à tout le moins contestables. Peut-on ainsi minorer l’expérience de la violence extrême affrontée par Destouches, à l’automne 1914, au motif que le « taux de perte » de son unité se serait monté à « seulement » 7%, quand d’autres affichent 10%, voire 30% ? Peut-on évacuer aussi rapidement le traumatisme d’une blessure engageant le risque de la mutilation, en arguant du caractère fréquent et socialement accepté de cette dernière ? Peut-on réfuter tout trauma psychique chez l’ancien combattant, à la seule lecture de sa correspondance, qui « témoigne[rait] d’une rapide reprise en main psychique, qui lui permet[trait] dès la mi-novembre de piloter son destin en toute conscience » (p. 113) ?

Le démontage minutieux des manipulations avérées de Céline sur son passé militaire semble conduire l’auteure à lui dénier toute autorité pour écrire sur la guerre. C’est l’œuvre même qui serait ainsi discréditée, comme étant mensongère – vision fort contestable, là encore, de l’écriture de fiction… Ironiser sur la référence publicitaire, pour les pamphlets, à des tranchées que Céline n’aura « pas connues » (p. 187), n’est sans doute pas la récusation la plus efficace de ces textes.

Mais la volonté de démonter un discours hagiographique sur le héros de la Grande Guerre rejaillit sur la lecture de Voyage au bout de la nuit. Certes, on peut reconnaître une « disjonction à peu près complète entre la transposition de l’expérience personnelle de Céline dans une œuvre dont l’un des caractères majeurs est de jouer avec l’autobiographie et ce qu’ils [les lecteurs de 1932] pouvaient connaître de ce passé » (p. 70), mais en quoi la minoration de l’expérience vécue par Céline permettrait-elle de mieux comprendre cette disjonction ? Certes, les archives photographiques montrant Destouches et ses compagnons d’infortune, à l’hôpital, témoignent sans doute de leur sacrifice physique, assumé avec force et dignité. Mais en quoi cela informe-t-il l’épisode romanesque consacré à l’hospitalisation de Bardamu, d’ailleurs assez loin de se réduire à une satire soulignant « le ridicule d’hommes diminués et grotesques » (p. 122) ? En quoi y aurait-il ici une insoluble contradiction, que seule l’hypothèse de la manipulation pourrait lever ?

Les textes sont le lieu et l’enjeu de la consécration littéraire et de la définition d’un éthos ou d’une posture d’écrivain associés [6], et ce, tout particulièrement dans le cas de Céline. Mais on ne peut se contenter de considérer l’œuvre littéraire comme un « objet d’histoire » (p. 20). Assumer de « compliquer le récit historique en jouant en permanence sur des temporalités différentes – celle liée aux faits biographiques eux-mêmes, celle propre au temps de leur énonciation par l’écrivain et celle liée au temps de leur réception » en plaçant « constamment en regard ces différents registres temporels » (p. 23), c’est prendre le risque de négliger la singularité radicale de l’énonciation littéraire, de son rapport au sujet, à l’expérience et au temps. C’est risquer de manquer l’essentiel de ce qui fait question, chez Céline, et minorer l’enjeu brûlant des débats attachés à son nom depuis une vingtaine d’années [7].

L’ouvrage a cependant le grand mérite de réinscrire le parcours de Céline dans l’expérience collective de la caserne puis de la Grande Guerre, pour mieux en cerner la singularité et dissiper ainsi, radicalement, toute tentation hagiographique à cet égard. Il fait surgir la socialité du traumatisme sous l’image trop étouffante du trauma psychique et met l’accent sur les formes d’une réappropriation individuelle de la catastrophe collective. Qu’on l’appelle opportunisme, manipulation, mensonge ou dangereuse perversion de l’honneur militaro-viril, cette réappropriation a permis, chez Céline, l’affirmation d’une posture d’écrivain singulière, rencontrant d’abord les attentes de toute une société endeuillée et tentant, ensuite, de restaurer son image dégradée.

Lieu infini du ressassement, dans l’œuvre, la Grande Guerre aura également permis de consacrer l’écrivain, au prix d’ambivalences douteuses que Odile Roynette est la première à formuler aussi clairement.

par Hélène Baty-Delalande, le 16 mars 2016

Pour citer cet article :

Hélène Baty-Delalande, « Céline en ses légendes », La Vie des idées , 16 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Celine-en-ses-legendes

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Notes

[1C’est en particulier le cas dans la biographie la plus récente, celle d’Henri Godard, Céline, Gallimard, 2011.

[2Voir surtout Devenir Céline. Lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres (1912-1919), éd. et postface de Véronique Robert-Chovin, Gallimard, 2009.

[3Voir notamment Odile Roynette, «  Bons pour service  ». L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000.

[4Jean Bastier a proposé, avec Le Cuirassier blessé. Céline, 1914-1916 (Du Lérot éditeur, 1999), une histoire minutieuse de son parcours, non dénuée de complaisance, comme le souligne avec raison Odile Roynette.

[5Ivan Jablonka, Les Vérités inavouables de Jean Genet, Paris, Seuil, 2004.

[6Sur les postures d’écrivain, voir l’ouvrage de Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

[7La bibliographie cite tous les ouvrages importants posant la question de l’abjection au cœur même de l’œuvre de Céline, ceux d’Henri Godard, de Julia Kristeva, de Jean-Pierre Martin, d’Yves Pagès, de Philippe Roussin et de Régis Tettamanzi, entre autres.

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