Les classes populaires sont fragmentées et précarisées. Ce constat doit-il conduire à dénier leur potentiel de subversion politique ? Des sociologues et politistes répondent par la négative dans ce stimulant essai.
Les classes populaires sont fragmentées et précarisées. Ce constat doit-il conduire à dénier leur potentiel de subversion politique ? Des sociologues et politistes répondent par la négative dans ce stimulant essai.
Avec ce travail rigoureux, précis et relativement bref (216 pages), Sophie Béroud, Paul Bouffartigues, Henri Eckert et Denis Merklen réalisent une démonstration en acte de la possibilité de réarticuler les questions épistémologiques, politiques et poétiques. D’une manière ultime l’enjeu de ces pages est cependant politique. Il s’agit de savoir s’il faut, dans un contexte de fragmentation des classes populaires précarisées, faire le deuil d’une lutte des classes telle qu’elle avait été formalisée par la tradition marxiste. La réponse est très élaborée et aboutit à un « non » en forme de pari utopique sur l’inventivité.
L’ouvrage s’appuie sur une analyse des luttes, non seulement syndicales, mais aussi luttes des femmes, luttes antiracistes et luttes plus diffuses dans les quartiers sensibles où l’émeute est trop souvent restée inintelligible. Toutes habitent ces mondes populaires certes fragmentés, mais tentant de « résister à l’avenir qu’on voudrait leur imposer » (p. 211). Or ces tentatives, comme le disent les auteurs, permettent de renouer avec la perspective d’une « conscience de classe » car, avec ces luttes, ces groupes sociaux, ces fameuses classes populaires se constituent subjectivement et peuvent s’imaginer en nouveau sujet politique. Certes il s’agit encore de penser les modalités qui permettraient d’unifier ces fragments dans une conscience commune. Elle n’est pour le moment qu’embryonnaire, voire incertaine.
Même en mal d’unification, le sociologue et le politiste ne peuvent pas ne pas voir que la dépolitisation, la désaffiliation, la domination symbolique ne sont pas les seuls objets à observer et à comprendre aujourd’hui, bien au contraire. Voilà une bonne nouvelle. Il s’agit de saisir en lieu et place des refus des modes ordinaires de la politisation partidaire et des modes de représentation qui lui sont attachés, la montée en puissance d’une nouvelle politicité arc-boutée sur l’expérience vécue. Les auteurs appellent politicité tout témoignage de la condition politique active des êtres en société, quelle que soit la forme que prend cette activité. Cette politicité débouche sur la réalisation de nouveaux modes d’engagement et d’action autonomes. S’ils sont parfois difficiles à décrypter, comme les incendies de bibliothèque, ils sont d’autres fois inscrits à même la lettre volée des créations culturelles spécifiques à ces classes, comme le hip-hop et le rap, en particulier en banlieue. Loin de l’atomisation individuelle résultant de la précarisation de la condition salariale, l’affiliation est désormais de fait, territoriale et culturelle.
En tant que telles ces nouvelles affiliations témoignent d’une capacité à ne pas subir seulement la domination symbolique, mais à tirer les bénéfices, même parcimonieux, d’une scolarité de service public plus longue et donnant ainsi accès à un mode spécifique et neuf de créativité par l’usage de la langue. N’est-ce pas avoir conscience de ce gain que de réclamer que l’éducation, comme bien de l’État social, soit à la hauteur de la promesse d’égalité entre tous les citoyens qu’elle annonce ? La politisation consiste alors non plus à réclamer la redistribution sous forme consumériste des gains de la croissance, mais bien à revendiquer, parfois d’une manière paradoxale, cette égalité des citoyens qui n’est autre que l’égalité politique. À ce titre les nouvelles revendications ne se contentent plus de réclamer la survie et la consommation, elles revendiquent une vie bonne et autonome pour chacun et pour tous, ce qui constitue une véritable demande d’ethos démocratique et une critique ferme de la république actuelle, qui n’a plus rien de républicaine au sens que prend ce terme dans l’histoire révolutionnaire et dans celle du mouvement ouvrier.
Cette proposition politique n’est ni péremptoire, ni produite dans une affirmation de vérité absolue. Elle demeure une hypothèse à tester, vérifier, ou réfuter. Elle est ici étayée sur une démonstration qui tient compte des travaux accumulés dans les champs respectifs des auteurs, sociologie du syndicalisme, du travail, des banlieues depuis les années 1980, voire, en amont, dans la fragilité assumée d’un changement de perspective épistémologique. Il s’agit de quitter les territoires de l’académisme sociologique et politiste sans en renier les apports substantiels, mais en explicitant la nécessité d’une critique active de certaines routines de la pensée.
Tout politique qu’il soit cet ouvrage est un ouvrage de savants qui prennent au sérieux leur responsabilité de savants et considèrent qu’elle consiste à choisir des positions épistémologiques qui conduiront à pouvoir se donner de meilleures lumières sur le présent et ainsi à pouvoir agir sur lui avec plus de lucidité. Cet enjeu épistémologique ne se fabrique pas dans ce livre parmi une offre qui existerait déjà, mais en passant au crible les écueils des travaux qui, tout engagés qu’ils soient du côté d’un désir d’émancipation, ont reconduit ou naturalisé des catégories sans adopter de véritable position critique.
La première catégorie inquiétée est celle même de classes populaires au pluriel, dont les auteurs considèrent qu’elle n’est plus désormais suffisamment interrogée dans ses implications idéologiques, car comme ils le soulignent, tout enjeu de nomination et de catégorisation est d’abord idéologique, la langue portant l’idéologie comme la nuée porte l’orage. Ils retrouvent là, sans le dire, les enjeux les plus massifs du marxisme inventif : ceux hérités, bien sûr, de « l’idéologie allemande », et des liens entre production sociale de la conscience et langage comme manière pour l’être humain de dire sa perception du monde vécu, sinon du monde réel, mais aussi ceux de la Critique de la raison dialectique de Jean Paul Sartre qui, dans « questions de méthode », revient longuement sur les rapports entre langage, langue et idéologie. Ceux aussi, enfin, de la tradition marxiste de l’analyse de discours à la française, inaugurée par des althussériens comme Régine Robin, puis Jacques Guilhaumou. Althusser d’ailleurs rôde souvent dans les pages de ce travail, aux côtés de Poulantzas, quand les auteurs convoquent l’idée d’une classe qui ne serait pas antécédente aux luttes, mais dérivée et coextensive des luttes. La fameuse conscience de classe est alors elle même coextensive aux luttes et se distingue ainsi d’une conscience vécue de domination aliénée.
Or à cet égard nos auteurs soulignent un fait. Alors que les sociologues les plus engagés se réclament par exemple de E. P. Thompson et de sa « formation de la classe ouvrière anglaise », parfois de Marx et de son universalité historicisée de la lutte des classes, ils continuent de traiter les classes sociales comme les étagements d’une société hiérarchisée qui se donnerait comme telle d’une manière quasi naturelle. Loin d’expliquer les classes par les luttes, et de tenir compte du fait que chaque classe se constitue dans le conflit, les études sociologiques font l’inverse et expliquent les luttes par les catégories et les situations économiques et sociales. Elles décrivent le monde en fabriquant des déterminations en lieu et place de l’historicité, qui par définition suppose de refuser les déterminations naturalistes au profit d’une analyse des contingences et des situations. Les formations sociales, si elles dépendent des rapports de production, sécrètent leur propre culture conflictuelle du fait des contradictions qui les habitent ; c’est à ce titre qu’elles sont historiques et contingentes. Or, c’est bien cette contingence potentiellement porteuse d’inventivité, de créations idéologiques comme armes de combat qui est trop souvent gommée dans la catégorisation « classes populaires ».
L’effort proposé consiste donc à réintroduire cette variable historique dans une épaisseur temporelle réelle, à comprendre la teneur d’historicité des classes populaires, comprendre d’où elles viennent pour mieux comprendre ce qu’elles sont, ce qu’elles sont devenues et ce qu’elles peuvent devenir. Comprendre comment et pourquoi.
J’avoue ne pas avoir été complètement convaincue par l’usage de l’histoire proposé dans les premiers chapitres, un usage un peu éloigné des archives et peu critique à l’égard des débats historiographiques et idéologiques qui habitent la discipline, même dans les grandes synthèses sérieuses. Mais peu importe pour le moment, car ce que l’ouvrage indique, c’est un nouveau rapport d’usage pour l’interrogation sociologique faisant le détour par l’histoire. L’histoire ne sert plus à trouver une genèse rassurante et linéaire, mais à comprendre que les erreurs d’analyse sur le présent peuvent aussi relever d’erreurs d’analyse sur le passé, et que ce sont donc les interrogations sur le présent qui permettent de poser les bonnes questions sur le passé. La dénaturalisation passe par ce rapport dialectique au temps. Ainsi est-il proposé de ne plus considérer la fragmentation des mondes populaires comme une donnée matérielle nouvelle, mais bien comme délitement de la représentation académique, politique et syndicale d’une classe ouvrière homogène qui, en fait, n’avait jamais existé. Non pour dire qu’en vérité rien n’a changé, mais pour faire varier le questionnaire, et se demander, non pas comment la fragmentation est apparue, mais pourquoi elle est redevenue lisible alors que les fonctionnements de la représentation en avaient gommé les aspérités.
Si la notion de « classe ouvrière » n’est plus un ouvroir politique pertinent aujourd’hui pour l’intérimaire, le précaire, la femme dominée, les groupes ethniquement, sexuellement discriminés, etc., il faut donc varier les laboratoires historiques pour sortir d’un état de stupeur et élargir les focales en pensant à nouveau les processus de prolétarisation et les modes de résistance et d’affirmation qu’ils génèrent. Se demander ainsi quel genre de politicité existait à la veille de la Révolution française, savoir que même à l’apogée du concept de classe sociale et de classe ouvrière au sens marxien du terme, il n’y avait pas que l’exploitation qui suscitait une conscience de classe, mais aussi l’illettrisme, la répression policière, l’abandon ou la discrimination étatique, pourvu que des luttes se soient organisées pour en refuser la fatalité. On comprend alors que les enjeux théoriques de cette nouvelle alliance disciplinaire ne fait plus de l’histoire l’arrière-cour du présent comme genèse, origine ou fondation, mais lui demande d’étayer de nouvelles représentations dénaturalisantes du monde, d’offrir des ouvroirs imaginatifs en rendant lisibles des luttes restées dans l’ombre, et de redonner le courage de penser le présent et d’agir sur lui.
En pointant les ambiguïtés du « populaire », le sociologue comme l’historien récusent le relativisme qui pèse sur le terme s’il reste détaché des luttes d’émancipation. En effet le vocable « populaire », cantonné à une description sociologique classique de groupes sociaux, recèle une ambiguïté politique fondamentale. Le spectre est large, des catégories sociales pauvres qui peuvent être embrigadées aussi bien dans une référence au fascisme qu’au communisme. Pour comprendre et critiquer cette complexité des usages du populaire, l’histoire s’offre comme moment spécifique d’analyse critique.
Mais au delà de cette alliance disciplinaire et de ce retour de l’historicité sous de multiples faces, « c’est une critique épistémologique de la sociologie de la domination que cet ouvrage propose. En ayant troqué la lutte des classes pour les positions de groupe, l’exploitation pour la domination, Pierre Bourdieu a proposé des outils aptes à décrire un moment spécifique de l’idéologie des Trente Glorieuses où le symbolique supplantait selon lui l’économique et le politique. Face à la décomposition de la classe ouvrière, soit les chercheurs restaient figés et médusés dans un archéo-marxisme devenu inopérant, soit ils abandonnaient la notion de classe sociale et de lutte de classe. Les sociologues ont ainsi contribué à affirmer la « fin de la classe ouvrière ».
Cette lecture ne consiste nullement à renier Bourdieu, mais à affirmer sur un plan théorique que la domination n’est jamais totale et que chacun construit son espace « propre » de lutte et de subjectivation, et que lorsqu’on parle des classes populaires la découpe des objets doit en tenir compte. Des formes d’entraide, de solidarité, de marges d’action contestent de fait les normes dominantes de la société, des syndicats et des partis. Exploitation, domination, exclusion résultant du chômage de masse, effets de désaffiliation, vulnérabilité, aucun de ces phénomènes ne fait les « classes » populaires. Ces dernières se constituent en fonction des situations qu’elles doivent affronter, des luttes qu’elles doivent mener, des visions du monde produites qui sont chaque fois différentes. Il faut donc retrouver la question de la lutte des classes comme manière de réhistoriciser le présent. Les classes populaires se font elles-mêmes en se dotant de collectifs (antiracistes, contre les violences policières, contre la domination masculine, etc.) et en construisant le sens de ce qu’elles vivent par leurs productions culturelles (en particulier dans le domaine de la musique et de la littérature). Ce sont ces objets liés aux luttes effectives qui aujourd’hui doivent être découpés par les sciences humaines et sociales si elles veulent produire une contribution substantielle à la transformation radicale des mondes contemporains et à leur émancipation.
par , le 22 septembre 2017
Sophie Wahnich, « Les classes populaires, sujet politique », La Vie des idées , 22 septembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Classes-populaires-3835
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