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Recension Société

Dire sa sexualité


par Mathieu Trachman , le 30 juin 2008


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Dans un livre fondateur publié il y a près de vingt ans, enfin traduit en France, Eve Sedgwick montre que la figure du placard doit moins être comprise dans le cadre de l’aveu de l’homosexualité que dans celui de la constitution historique de la subjectivité masculine et la circulation des désirs sexuels.

Recensé : Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Maxime Cervulle. Ed. Amsterdam, 260 p., 23 €

Une question d’épistémologie

Que signifie proposer une épistémologie du placard ? L’hypothèse de départ d’Eve Sedgwick est celle d’une crise dans la manière de définir la sexualité au tournant du XIXe et du XXe siècles, dont l’homosexualité est le centre. Dans des pages célèbres du premier tome de son Histoire de la sexualité, Foucault avait observé un changement de signification dans la définition de la sexualité, visible notamment dans les textes médicaux : alors que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’homosexualité caractérise des actes sexuels avec une personne du même sexe, elle devient une identité sexuelle, l’homosexuel est une espèce signalée par une inversion de genre [1]. La sexualité devient ce qui caractérise la personne en tant que telle, enjeu de savoir qui va devoir être analysé et décrypté. Eve Sedgwick prolonge ces analyses à partir de la lecture des textes de Melville, Wilde, Nietzsche, James, Proust principalement : être dans le placard ou sortir du placard, dire son homosexualité ou la tenir cachée s’inscrit dans un certain rapport de savoir entre la personne qui se définit comme homosexuelle et son entourage.

C’est en ce sens que le placard doit faire l’objet d’une épistémologie, c’est-à-dire d’une théorie de la connaissance. La force de cette hypothèse de départ tient au fait qu’Eve Sedgwick prend au sérieux non seulement la révélation de soi qu’implique la sortie du placard, mais également l’ignorance qui rend celui-ci possible et qui ne disparaît jamais totalement : l’affirmation de soi en tant qu’homosexuel révèle à la fois une identité, mais aussi l’ignorance de l’entourage ; elle participe d’une production et d’une circulation du secret qui est partie prenante de la définition des homosexuels et de l’homosexualité depuis le début du siècle dernier. Malgré les mouvements d’affirmation des droits homosexuels qui ont émergé publiquement depuis la fin des années soixante, dire l’homosexualité et se dire homosexuel tend à définir la manière et les modalités dont l’entourage a accès à la manière dont je vis ma sexualité ; dans un contexte où l’homosexualité est discréditée et peut être un facteur d’exclusion, c’est également un rapport de pouvoir dont les conséquences ne sont pas prévisibles. C’est donc toute une histoire du placard et de l’identité homosexuelle qui s’ouvre, et que Georges Chauncey reprendra dans ses travaux [2].

Dans cette circulation du savoir, la sortie du placard ou le coming-out n’est pas simplement la révélation d’une identité, mais celle d’un certain rapport entre l’ignorance et le secret, une acte de langage requérant des preuves. Est-ce qu’avoir une expérience avec une personne de même sexe c’est être homosexuel ? Le fait de se définir comme homosexuel suffit-il à l’être ? Suffit-il à être considéré comme tel ? C’est toute une économie du soupçon qui caractérise le rapport à soi des homosexuels, et qui est bien plus importante que la révélation elle-même : celle-ci, toujours sujette à caution, parfois remise en cause, doit être réitérée à toutes celles à et à tous ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas savoir, en différents contextes, dans une gestion du secret à géométrie variable.

La question du placard n’est donc pas seulement celle de l’aveu, et Eve Sedgwick montre très bien que c’est la question du dire, plus que celle de la transmission de l’information, qu’engage une épistémologie du placard : ce que présuppose et produit le discours prend le pas sur le contenu de ce dernier. L’homosexualité n’est pas seulement privée ou publique, elle peut être explicite (l’individu doit alors développer des stratégies qui lui permettent de se distinguer en tant qu’homosexuel), implicite (l’homosexualité peut être partagée par quelques personnes, ou ne pas être revendiquée), ou secrète (elle ne fait pas l’objet d’une affirmation, ce qui ne signifie pas qu’elle ne joue aucun rôle dans la vie de l’individu et de son entourage). Paradoxalement, la structure placard ne produit donc pas une transparence vis-à-vis de soi même et vis-à-vis des autres, mais une opacité variable et des stratégies pour la lever ou la préserver. À partir de cette hypothèse de départ, l’ouvrage identifie au moins trois tropes qui permettent de montrer comment fonctionne la structure du placard dans la constitution des identités sexuelles.

Il en est

En partant de la manière dont la structure du placard opère des assignations d’identité plus qu’elle ne révèle une identité authentique, Eve Sedgwick oppose un ensemble de binarismes mis en place par les classements dont fait l’objet la sexualité des individus, et les multiples sens que ceux-ci donnent à leur sexualité : du point de vue de la place donnée à la sexualité dans la vie des individus, des organes qui peuvent faire l’objet d’un investissement sexuel, des significations qui peuvent être accordées au rapport sexuel, « les gens sont différents les uns des autres » (p. 43). Cette argumentation n’est pas une exaltation de la singularité des rapports sexuels, mais un postulat de l’analyse : alors que la sexualité est souvent conçue, dans les sciences humaines comme dans la vie quotidienne, selon des schémas bien établis et parfois grossiers (les différentes pratiques, le nombre de rapports, l’identité sexuelle notamment), il s’agit de penser ces catégories comme ce qui modèle une vie sexuelle polymorphe : c’est le caractère performatif des catégorisations qui doit être l’objet de l’analyse, et la manière dont il occulte et contient des désirs et des plaisirs extrêmement variés.

En effet la figure du placard et l’émergence d’identités homosexuelles relativement stables dans les discours publics à la fin du XIXe siècle vont fonctionner comme une manière de dire mais aussi de réduire les multiples manières de vivre la sexualité : la catégorisation et les usages de ces catégories par les pouvoirs médicaux et politiques, relevés par Foucault, sont donc à la fois l’émergence de nouveaux personnages mais aussi une « confiscation du pouvoir de décrire et de nommer son désir sexuel » (p. 47) : l’affirmation de sa sexualité est toujours déjà prise dans un ensemble de catégories véhiculées par le langage, ce qui revient à dire que l’acte de dire sa sexualité s’inscrit dans le champ de pouvoirs avec lequel chacun est obligé de composer. Le trope consistant à dire qu’il en est est donc un double procédé d’assignation et de réduction qui met en jeu tout un ensemble d’oppositions binaires qui vise à distinguer l’homosexualité et l’hétérosexualité : naturel / contre-nature, secret / révélation, majorité / minorité, privé / public, sincérité / sentimentalité, pour n’en citer que quelques-uns.

Je n’en suis pas

La lecture de James permet de développer un second trope : je n’en suis pas. Sedgwick noue ici une analyse en termes de socialisation par le genre, qui contribue à développer une sociabilité masculine distincte d’une sociabilité féminine, et une conception de l’homosexualité qu’elle nomme universalisante. En distinguant ses analyses du débat sur la « construction sociale de l’homosexualité », qui revenait à se demander s’il y a quelque chose comme des relations homosexuelles indépendamment du contexte historique, elle propose de distinguer une conception minorisante d’une conception universalisante de l’homosexualité : alors que la première identifie un groupe d’homosexuels distinct des hétérosexuels, la seconde propose de voir en chacun une tendance à l’homosexualité – hypothèse développée notamment par Freud. La diffusion d’une conception universalisante de l’homosexualité crée ce que Sedgwick appelle une panique homosexuelle : une situation contradictoire pour les hommes, d’une homosocialité imposée et d’une homosexualité discréditée ; une vulnérabilité de chacun au soupçon d’homosexualité, et la nécessité de donner des preuves de son hétérosexualité.

Cette double contrainte d’un « désir homosocial intense comme étant à la fois le plus obligatoire et le plus prohibé des liens sociaux » (p. 198) est exemplifiée par le personnage de La bête dans la jungle, John Marcher, célibataire dont le secret annoncé au début du texte par James ne sera finalement jamais révélé, et dont l’engagement sentimental et sexuel avec May Batram est à la fois attendu et toujours repoussé. En mettant en avant ce soupçon d’homosexualité, il ne s’agit pas de repérer des stratégies de négation ou de dénégation : que John Marcher soit homosexuel ou pas importe moins que la manière dont il est pris dans un ensemble de binarismes, la nécessité et l’impossibilité de dire et d’identifier son désir.

Affirmer ne pas « en être » ou revendiquer son hétérosexualité, c’est à la fois se distinguer d’une identité socialement dévalorisée et reconnaître le soupçon qui peut être porté sur soi ; c’est aussi engager une construction de ses propres désirs en les reconnaissant, en distinguant ceux qui peuvent être dits, ceux qui doivent être dits, en se réservant enfin la possibilité de garder une part de ses désirs secrets. La figure du placard n’est donc pas de ce point de vue opposée au mouvement d’affirmation publique des identités homosexuelles qui a eu lieu ces quarante dernières années : tous deux participent à un impératif de dire sa sexualité, le plus souvent en entrant dans des jeux d’oppositions binaires ; ces stratégies d’identification à la fois publiques et privées font naître un soupçon qui ne se résorbe jamais tout à fait. La distinction entre homosexualité et hétérosexualité crée finalement une opacité et une nécessité de justification qui est partie prenante de la constitution d’une subjectivité masculine.

Il faut en être pour savoir

Le trope Il faut en être pour savoir permet d’identifier un dernier effet de la structure du placard : être au placard signifie à la fois posséder un secret pour celui qui y est, mais aussi donner le spectacle du placard pour celles et ceux qui n’y sont pas : c’est la dimension de l’implicite qui est fondamentale, et qui structure les relations des homosexuels avec leur entourage. C’est Proust, et en particulier le personnage de Charlus, qui est ici analysé par Eve Sedgwick pour éclairer ce que signifie ce dernier trope. Homosexuel qui ne se présente pas comme tel, Charlus est pourtant vu, tout au long de la Recherche, comme un homosexuel par les autres : par les Verdurin, qui n’en sont pas mais qui explicitent à part, dans le cadre de sous-entendus homophobes, les penchants jugés discutables et pourtant fascinants du baron ; par le narrateur, qui surprend Charlus et Jupien et développe à cette occasion une analyse de l’homosexualité comme « race maudite ». Alors que le placard consiste à tenir secret ce qui ne peut être dit, il devient un spectacle pour ceux qui de l’extérieur savent en décrypter les signes : dans la Recherche, le secret est donc partagé sans cesser pour autant d’être un secret, puisque de l’intérieur du placard Charlus ne sait pas que ses désirs sexuels sont connus.

Voir Charlus comme un homosexuel au placard, c’est ce que met en scène la Recherche en jouant sur la visibilité et l’invisibilité des signes de l’homosexualité, dans ce qui apparaît moins comme un jeu de dupes que comme un jeu où les connaissances ne sont pas équitablement réparties : alors que Charlus croit qu’il faut en être pour savoir, le spectacle du placard montre que l’on peut savoir sans en être, même si ce n’est pas le même savoir dont il est ici question. Ainsi lorsqu’au début de Sodome et Gomorrhe, le narrateur assiste à la rencontre entre Charlus et Jupien, c’est à la fois un certain mode de la drague homosexuelle qui est mis en scène et un regard extérieur sur cette drague. L’effet de ce spectacle est équivoque : au fur et à mesure où se déroule la scène, le narrateur, qui la trouve d’abord grotesque et antipathique, est progressivement séduit par cette rencontre. L’observation n’est pas seulement la découverte de ce qui se passe à l’intérieur du placard, mais un apprentissage de soi-même et de ses désirs : là encore, la question principale n’est pas celle de l’homosexualité du narrateur, mais de l’identification et de la circulation des désirs, et des catégories dans lesquelles ils sont codés. La structure du placard telle qu’elle apparaît à la fin du XIXe siècle repose bien sur le nouveau dispositif de sexualité identifié par Foucault, et une injonction nouvelle à dire sa sexualité : Eve Sedgwick montre que cette injonction ne produit pas une distinction entre les identités sexuelles, mais une économie du secret et du soupçon dans le rapport à soi et aux autres et la circulation de multiples désirs et plaisirs.

par Mathieu Trachman, le 30 juin 2008

Aller plus loin

 un entretien avec Georges Chauncey, dans Vacarmes

 Un article d’Eve Sedgwick en ligne

 Sur Henry James, voir la recension sur la Vie des Idées

 Le portrait d’Eve Sedgwick sur Wikipedia

Pour citer cet article :

Mathieu Trachman, « Dire sa sexualité », La Vie des idées , 30 juin 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dire-sa-sexualite

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Notes

[1Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Paris, Tel / Gallimard, 1994 [1re édition 1976], p. 59.

[2Cf. Georges Chauncey, Gay New York I, 1890-1940, trad. fr. Fayard, 2003 [édition originale 1994]  ; «  De l’autre côté du placard  », entretien avec Georges Chauncey, Vacarmes, n°26, hiver 2004, disponible sur http://www.vacarme.eu.org/.

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