En Occident, on se jette à l’eau pour chanter seul au micro devant un public d’étrangers. En Asie, on chante ensemble, entre amis ou entre collègues, pour se créer un havre, une bulle d’entre-soi. À chaque société ses soupapes !
En Occident, on se jette à l’eau pour chanter seul au micro devant un public d’étrangers. En Asie, on chante ensemble, entre amis ou entre collègues, pour se créer un havre, une bulle d’entre-soi. À chaque société ses soupapes !
« Karaoké » est un mot-valise, une combinaison de karappo, 空っぽ, c’est-à-dire vide, et d’orchestra, prononcé à la japonaise. La métaphore est transparente, pour suggérer qu’un chanteur se présente sur scène sans avoir besoin d’être accompagné de musiciens. Mais elle est aussi trompeuse, et c’est ce qui la rend à ce point instructive.
Un léger déplacement s’opère quand on la transpose dans les langues occidentales, lui-même très révélateur de la façon dont le concept s’est exporté en Occident. Il n’est pas exagéré de dire que ce qui se perd dans la traduction mot à mot d’« orchestre vide » est précisément ce qui fait la popularité du karaoké dans les sociétés est-asiatiques.
Qui dit orchestre dit concert, ce qui sous-entend un public pour y assister. C’est sous cette forme que le karaoké est passé le plus souvent en Europe et en Amérique. On compte peu d’établissements spécialisés. Ce sont en général des bars ou des boîtes qui organisent des soirées dédiées. Des anonymes s’arment de courage pour prendre le micro, le reste de la clientèle faisant figure d’audience. Le même genre d’événement se retrouve quelquefois pour marquer le coup dans des anniversaires ou des mariages, par exemple dans la scène ci-après, issue d’un film américain de 1997, Le Mariage de mon meilleur ami.
Il s’agit de s’exposer à une foule de regards inconnus. Dans la mesure où l’on se jette à l’eau avec toutes ses failles, le moment prend la dimension d’une mise à l’épreuve. Il est destiné à rester un peu unique, en tout cas chargé de tension dramatique.
À Hollywood, il est fréquent que les scènes de karaoké remplissent une fonction de « révélation » au sens large, que le personnage se révèle à lui-même et aux autres comme Cameron Diaz ci-dessus, ou encore Mark Ruffalo, que l’on voit sortir de sa dépression en temps réel devant un orchestre littéralement vide, dans un film très oubliable par lui-même, lorsqu’une chanteuse surgit de nulle part pour lui rendre goût à la vie.
En Europe ou en Amérique, dans la réalité comme dans la fiction, c’est le plus souvent seul qu’on monte sur scène, afin de se confronter au jugement des autres. Le but va donc être de s’exprimer au sens plein et étymologique du terme, c’est-à-dire de montrer ce qu’on a dans le ventre, de mettre en jeu son individualité. En ce sens, on peut qualifier d’« individualiste » le karaoké tel qu’il se pratique en Occident. Même et surtout dans la rencontre avec une foule, on fait avant tout une expérience personnelle. C’est toujours de soi qu’il est question.
Qualités ou défauts, peu importe, du moment qu’on les suppose authentiques. Si le public s’enthousiasme pour le personnage de Cameron Diaz, c’est justement qu’elle chante extraordinairement mal, avec ses tripes – gage de sincérité proportionnel, suppose-t-on, à l’amour qu’elle porte à son fiancé. Ce seront fatalement des attributs personnels qui prendront la lumière dans ce cadre. La configuration pousse à une singularisation maximale : ce face-à-face avec des étrangers tient du saut dans le vide, presque de l’ordalie.
C’est l’expérience qu’ils en ont, directe ou par l’intermédiaire de la fiction, qui explique en grande partie l’incompréhension que suscite chez les Occidentaux le rôle social du karaoké, véritable institution en Asie.
On ne saurait les en blâmer. Car si les choses s’y passaient comme en Europe ou en Amérique, avec la violence qu’il faut se faire pour se jeter de la sorte en pâture, il faut bien avouer que le plaisir qu’on peut y trouver (surtout de manière répétée, et non pour se lancer un défi occasionnel) garderait quelque chose d’impénétrable. Pourquoi s’infliger cela ? Suivant les présupposés individualistes qui sont les nôtres, on voit mal comment on pourrait éviter de faire appel à des principes explicatifs tels que le narcissisme ou le masochisme.
Aussi souvent citée qu’elle soit (et à juste titre, dans la mesure où elle est reprise un peu partout dans le monde, jusqu’en mandarin ou en vietnamien), l’étymologie japonaise a pour effet d’induire en erreur, notamment par la séparation entre le public et le vocaliste inhérente à tout « orchestre ». La scène, la fosse, tout un appareillage compliqué ne tarde pas à se dessiner dans notre esprit alors que, comme souvent avec les emprunts faits à des langues lointaines, le mot est employé de façon plus lâche dans un contexte asiatique.
Exotique, le sens tend aussi à devenir élastique. Rien d’étonnant à cela : il en va de même quand les Occidentaux se mettent à parler à tort et à travers de zen, de tao, de feng-shui et que sais-je encore. En fait, orchestra désigne des gens qui jouent de la musique ensemble, ce qui peut renvoyer à un Philarmonique en effet, aussi bien qu’à des groupes de tout ordre – ainsi, pour rester au Japon, le Yellow Magic Orchestra, trio de pop électronique où Sakamoto Ryuichi s’est fait connaître au grand public vers la fin des années 1970, dans un registre fort éloigné de Barenboim et Karajan.
La dimension un peu monumentale du concept n’est pas aussi sensible dans une langue non européenne, ce pourquoi, quand nous le retraduisons vers le français, nous risquons d’y introduire une raideur qui n’est pas de mise. Pour saisir de quoi il est question, l’expression coréenne de nolébang, 노래방, soit la « chambre des chants » (nolé, le chant ou la chanson, et bang, la salle, pièce, chambre), est sans doute moins porteuse de contresens. Elle rend davantage compte de l’essentiel, à savoir que tout ceci se joue en huis clos dans les divers pays d’Asie.
On loue une pièce plus ou moins grande, plus ou moins luxueuse, pour y chanter et danser, en chœur et tour à tour. On verra ci-dessous une courte scène tirée de Reply 1988, série qui a remporté un immense succès en Corée du Sud, où l’on voit au passage que l’intrusion d’un outsider suffit à compromettre ce type d’espace réservé.
Il existe même des cabines à pièce, sur le modèle du photomaton, fréquentées par les adolescents et les amoureux. Cependant, le principe ne varie pas dans les grandes lignes, puisqu’il s’agit à nouveau de créer une bulle à deux ou trois. L’extrait le montre bien : l’exercice est fondamentalement collectif, et ce de deux manières qui introduisent chacune un clivage remarquable avec l’Occident.
Premièrement, en Asie, on ne chante pas seul. Il y a toujours deux micros disponibles, avec parfois des paroles qui défilent dans des couleurs différentes pour les voix d’homme ou de femme, et de surcroît des petits instruments pour accompagner, comme le tambourin que tient le personnage masculin en arrière-fond à gauche. Tout est fait pour encourager la participation la plus large possible, y compris sur le mode de l’émulation, avec une note que la machine donne à la fin de chaque performance. Il n’y a pas de « scène » à proprement parler, puisque l’espace est partagé.
Deuxièmement – et cet aspect est solidaire du premier –, si l’on peut parler de « collectif », c’est aussi parce que tout ce rituel vise à renforcer l’unité d’un groupe donné, posé dès le départ. Il n’est pas livré à la merci des passants. On reste entre soi. C’est aussi pour cela, bien sûr, que l’alcool se retrouve si souvent de la partie, pour dissoudre la carapace individuelle dans les vapeurs éthyliques et se fondre plus commodément dans la horde.
Une parenthèse à ce sujet. Souvent interdit en théorie, les mêmes ruses élémentaires se répètent pour le faire passer en douce : par exemple en remplissant des bouteilles d’eau avec du soju, l’alcool populaire coréen, qui est transparent. C’est un secret de Polichinelle, les tenanciers ferment les yeux. La transgression elle-même aura pour effet de serrer les rangs, l’idée n’étant pas tant de franchir une ligne que de la franchir ensemble.
Que le rassemblement soit spontané ou non, qu’il soit le fait d’amis qui se réunissent ou des interminables beuveries d’entreprise communes dans toute l’Asie, la différence n’est pas si décisive qu’on pourrait croire. Il s’agit à chaque fois de nouer ou d’entretenir des liens. Les organisations savent très bien ce qu’elles font, quand elles rendent ce genre d’événement obligatoire (implicitement, certes, mais personne ne s’y trompe) pour souder leurs équipes. Chacun se vantera du nombre de bouteilles qu’il peut encaisser, et si les choses dérapent, fera mine le lendemain de ne se souvenir de rien.
Le karaoké est un grand classique des rentrées scolaires et des colloques, ou encore une étape obligée avant de signer un contrat, particulièrement en Chine. La nécessité est de toute façon presque incontournable pour briser la glace dans des sociétés qui abhorrent le cavalier seul (« le clou qui dépasse sera le premier arraché », affirme un proverbe japonais), mais où la hiérarchie omniprésente, le poids des conventions rendent malaisé de lier connaissance dans la vie quotidienne.
Résumons : d’un côté, en Occident, un seul en scène face à des inconnus, épreuve marquante et rare presque par définition ; de l’autre, en Asie, la communion en petit comité, qui s’inscrit dans un ensemble de rituels propres à des sociétés qui donnent la primauté au groupe sur l’individu. Les deux constellations qui se donnent à lire, d’un continent à l’autre, obéissent à des logiques opposées, mais également contraignantes.
Le sociologue coréen Chang Kyung-sup propose une formule éclairante, pour le karaoké comme pour une foule d’autres phénomènes, lorsqu’il parle d’une « individuation sans individualisme » [1]. Chang essaie de cerner le fait, qui ne nous est pas immédiatement intuitif, que les sociétés d’Extrême-Orient ne perdent pas leur orientation groupale en passant au capitalisme.
Bien sûr, les statuts n’y sont plus fixés à l’avance comme par le passé. La compétition est maintenant omniprésente, ce pourquoi il parle d’individuation ou de « devenir-individuel », pour coller à l’original coréen. Il y a extension du champ des possibles, au moins en théorie, par exemple pour le métier, la religion, le fait de se marier ou non, etc., toutes choses inconcevables sous le confucianisme. Mais il reste que cette compétition continue à se faire d’entreprise à entreprise, d’université à université, avec un sentiment d’appartenance beaucoup plus prégnant qu’en Occident. Le groupe ne perd pas en importance, au contraire, car ce sont d’abord des groupes qui se font concurrence. On ne cesse pas de vivre sous le regard des autres.
La recherche effrénée d’un statut personnel qui en découle ne donne pas naissance à un individualisme tel qu’on l’entend généralement en Occident. Il demeure sinon inimaginable, du moins extrêmement douloureux de se détacher de l’opinion commune pour vivre sa vie comme on l’entend. Ce que vise à marquer le suffixe coréen que choisit Chang, équivalent au « isme » idéologique des langues occidentales, c’est la difficulté que représente le passage à l’émancipation individuelle et à l’action politique.
Le capitalisme en Asie ne mène pas au relâchement des normes sociales tel qu’il s’observe par exemple aux États-Unis, ou pas du tout au même rythme. Ce qui n’est pas forcément en fardeau : point de fausse décontraction comme dans les start-ups, mais une ronde parfaitement réglée où chacun sait toujours comment se comporter, un jeu de questions et de réponses quasiment en pilotage automatique.
Jusque dans un groupe de pairs, par exemple entre étudiants d’une même université ou employés d’un rang similaire dans une entreprise, des nuances se recréent spontanément entre « prédécesseurs » et « successeurs ». La relation n’y est pas de simple domination. L’allégeance des seconds est récompensée par la protection des premiers, dont l’appui peut s’avérer décisif au moment de trouver du travail ou de décrocher une promotion.
Il n’y a rien de surprenant à ce que des sociétés qui accordent une telle prééminence au groupe soient si compétitives, dans la mesure où chacun passe son temps à se comparer aux autres, et où tous, par défaut d’« individualisme » au sens où l’entend Chang, se retrouvent à se battre pour les mêmes choses.
Le regard des autres se fera baume ou poison suivant les cas, camisole de force ou filet de sécurité pour nous réceptionner quand tout s’effondre autour de nous. On ne va pas seulement au karaoké pour chanter, mais pour chanter ensemble, c’est-à-dire aussi souvent panser ses plaies. Une série d’animation japonaise satirique très amusante, Aggretsuko, raconte les innombrables frustrations d’une jeune panda tokyoïte, liées à sa vie de bureau, à sa vie sentimentale chaotique, etc. Il n’est pas sans intérêt de noter que c’est justement le karaoké qui lui sert d’échappatoire, qu’elle s’y rende en secret pour hurler du hard rock (effet comique garanti, à la fois par l’incongruité du hard rock et celle d’y aller seul), ou comme dans la scène ci-dessous, qu’elle s’y rende avec des collègues et qu’elles se soutiennent.
Le même genre de scène se retrouve dans une série coréenne très connue des années 2010, Protect the Boss, à ceci près que, cette fois, les trois jeunes femmes se retrouvent dans un appartement. Mais le résultat n’en est que plus significatif, car pour consoler l’une d’elles qui traverse une mauvaise passe, c’est un karaoké en miniature qu’elles recréent spontanément – bière, chips et petite chorégraphie après un chagrin amoureux.
On vide son sac, on prend conseil, on se fait des confidences… Le karaoké fait figure de havre hors du monde, dont le caractère collectif garantit la chaleur et l’efficace.
À chaque société ses soupapes. Le problème se pose surtout pour les outsiders de tous ordres, lesquels ne rentrent pas dans la norme (pour une raison ou pour une autre) et se retrouvent de ce fait privés du soutien de la communauté. Avec, à la clé, une solitude et un désespoir dont l’individualisme occidental (y compris « méthodologique » dans le champ des sciences humaines) ne permet que très imparfaitement de prendre la mesure.
par , le 25 décembre 2023
Christophe Gaudin, « Chantons ensemble. Une sociologie du karaoké », La Vie des idées , 25 décembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Chantons-ensemble
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Chang Kyung-sup, « 진화심리학과 개인화 : 사회적 맥락의 비교검토 » (« Psychologie évolutionniste et individuation : tour d’horizon du contexte sociologique »), 사회와 이론, Séoul, 2014, vol. 24, p. 43-94.