Deux spécialistes de la Méditerranée explorent les mobilités qui se sont déployées depuis les expulsions des juifs au XVe siècle jusqu’aux prémices de la colonisation. Ils décrivent des déplacements qui constituent alors la norme, et participent à la construction de sociétés hiérarchisées.
Les études méditerranéennes constituent un champ d’investigation très prisé. Des revues entières – les auteurs n’en dénombrent pas moins de 13 fondées entre 1985 et 2005 – sont notamment consacrées à cette aire géographique. D’où l’importance de travaux de synthèse précis, et l’utilité de l’ouvrage de Guillaume Calafat et Mathieu Grenet, qui guide les lecteurs à travers des publications nombreuses, multilingues, mais aussi stratifiées par une historiographie importante.
Bien sûr, ce terme d’utilité ne doit pas s’entendre de manière réductrice, car l’un des grands mérites de l’ouvrage est sa dimension analytique. L’ouvrage repose sur des choix nécessaires, en définissant un champ d’investigation large (la mobilité des personnes et la condition des étrangers dans l’espace méditerranéen à l’époque moderne) ; ainsi qu’un horizon historiographique et linguistique explicitement délimité (par exemple l’historiographie portant sur le monde musulman est atteinte principalement par le biais des langues européennes). Cependant de la collection des cas sélectionnés se dégagent des choix interprétatifs fondamentaux et des pistes de recherches formulées ou suggérées par les auteurs. Quatre points, en particulier, méritent d’être soulignés.
Ni choc des civilisations ni unification de la Méditerranée
Le premier élément concerne le dépassement d’une logique parfois binaire de l’analyse des structures économiques, sociales et politiques de la Méditerranée. Les auteurs affirment que ni le choc des civilisations – expression qui présuppose l’existence d’entités définies, distinctes et a priori différentes – ni la rhétorique du mélange et du syncrétisme systématique entre les populations qui vivaient sur les rives de cette mer ne constituent de bonnes clés d’interprétation. L’origine de cette réflexion se trouvait déjà chez Fernand Braudel :
Bref il [l’historien] serait presque prêt à suivre Gabriel Audisio et à penser que la vraie race méditerranéenne est celle qui peuple ces ports bigarrés et cosmopolites : Venise, Alger, Livourne, Marseille, Salonique, Alexandrie, Barcelone, Constantinople, pour ne citer que les grands. Race qui les réunit toutes en une seule. Mais n’est-ce pas absurdité ? Le mélange suppose la diversité des éléments. La bigarrure prouve que tout ne s’est pas fondu dans une seule masse ; qu’il reste des éléments distincts, qu’on retrouve isolés, reconnaissables, quand on s’éloigne des grands centres où ils enchevêtrent à plaisir [1].
Bien que très daté, ce texte n’en pose pas moins la question de la relation entre les échelles micro et macro (d’un côté le port individuel dans lequel différentes communautés marchandes et religieuses étaient autorisées et de l’autre les politiques des États), en abordant la diversité des régimes juridiques particuliers qui régissaient les différentes minorités.
Calafat et Grenet reprennent consciemment et explorent de manière convaincante les principales implications de cette coprésence d’unité et de différenciation. Ils le font en proposant de comprendre l’espace méditerranéen comme innervé de contacts, d’entrelacements, de réseaux d’échanges, rendus possibles par la reconnaissance mutuelle qui, cependant, n’évacue pas le conflit et ne présuppose jamais une fusion des cultures. Sauf dans des cas spécifiques, par exemple liés à la conversion religieuse. Le paradigme du pluralisme supplante alors celui du cosmopolitisme ou de la tolérance.
Le « cosmopolitisme communautaire »
En lien avec le point précédent, les auteurs érigent le concept de « cosmopolitisme communautaire » – formulé par Francesca Trivellato pour le cas de Livourne [2] – en méthode privilégiée d’investigation des modes d’existence et d’interaction entre les différentes communautés, tant dans leurs dynamiques internes que dans leurs relations avec leur État de résidence et avec les autres États riverains de la Méditerranée. En effet, cette notion de cosmopolitisme communautaire permet d’échapper au caractère abstrait du terme pour envisager des pratiques situées relevant à la fois du vivre-ensemble via des normes partagées au-delà des groupes, politiques ou religieux, et dans le même temps des choix indiquant l’appartenance stricte à un groupe ou à minorité précise. Il permet aussi de rappeler que les interactions, notamment marchandes, n’effacent pas les différences et les hiérarchies.
Ainsi l’aptitude à la tolérance à l’égard de multiples minorités, particulièrement marquée dans certains ports méditerranéens évoqués par Braudel, se justifiait par des motifs économiques et politiques précis, tout en s’inscrivant cependant dans la logique de la société corporative et hiérarchisée de l’Ancien Régime.
Les communautés, marchandes ou religieuses, sont donc une forme sociale très répandue, bénéficiant de statuts juridiques précis, négociés de temps à autre, qui servaient à la fois à garantir leur présence sur un territoire (une présence plus ou moins précaire, et soumise à des contraintes fiscales, vestimentaires, etc., susceptibles d’évoluer), tout en attribuant certaines tâches de contrôle et de gestion juridiques comme économiques aux organes communautaires eux-mêmes. La logique sous-jacente de ces différents statuts est donc la suivante : placer la minorité ainsi définie au sein d’une hiérarchie corporative et de pouvoir bien définie. Ainsi la coexistence de différentes minorités dans une ville ou un port ne faisait jamais s’écrouler les frontières d’appartenance.
Déconstruire la communauté
Le troisième élément qui se dégage est celui d’une déconstruction du mythe de la communauté. Le livre explore les formes institutionnelles qui permettent de construire de telles communautés (de la confraternité aux églises des nations), et expose les mécanismes de contrôle interne qui s’exerçaient également, sans gommer les luttes de pouvoir ou les exclusions. Se faisant, il déconstruit toute une série d’images faciles et presque jamais réelles de la vie des minorités. Par exemple l’unité résidentielle dans un seul quartier ou autour d’un centre de rayonnement religieux ou culturel. De même, l’ouvrage dégage de nombreux contre-exemples à l’homogénéité et à la solidarité supposée à l’intérieur des groupes.
Au contraire, les auteurs se penchent sur les mécanismes matériels et institutionnels qui produisent et permettent le maillage des connexions et des échanges évoqués précédemment. Les systèmes d’identification des personnes (les « technologies de papier »), le fonctionnement des consulats (en particulier les différentes expériences liées à la France) ou encore la disponibilité différente des produits qui s’échangent d’un côté et de l’autre de la Méditerranée sont entre autres examinés. Ainsi, l’Empire ottoman, que la recherche a sorti d’un récit suranné qui lui prêtait un long déclin entamé dès le second âge moderne, apparaît innervé d’itinéraire, d’intérêts, et de marchandises transportées vers la Méditerranée, vers d’autres régions ottomanes, ou bien vers l’Asie.
Asymétries historiques et historiographiques
Enfin, l’ouvrage aborde la question des asymétries. La Méditerranée est certes traversée par des circuits d’échange, des groupes et des personnes de cultures différentes, d’individus libres ou esclaves qui ont eux-mêmes circulé entre différentes confessions, de manière volontaire ou non. Cependant, l’intensité de ces circulations n’évacue pas la diversité sous tous ses formes ni les affrontements. De même, elle ne gomme pas non plus les hiérarchies, ni entre individus ou groupes, ni entre espaces d’échange et États.
Par exemple, la nécessité d’accueillir les marchands étrangers pouvait donner lieu à la définition d’un lieu physique bien situé (afin de pouvoir mieux les contrôler à des fins fiscales ou militaires). Or la création de ces communautés marchandes, parfois dites « nations » a fini par légitimer et même par conférer un certain prestige au consul des nations accueillies. Ces derniers deviennent en effet les représentants de la communauté nationale sur place, la référence politique et culturelle pour les marchands qui y résidaient pour des périodes plus ou moins longues, mais aussi pour d’autres individus de la même nation. Ils peuvent également jouer un rôle pour d’autres minorités religieuses ou politiques dépourvues de représentants sur place, qui dépendaient alors de l’État ayant tissé des relations diplomatiques. Ce schéma est bien mis en valeur pour le monde ottoman. Il fonctionne moins bien pour le monde européen, où les consuls ottomans (ou levantins) étaient peu nombreux, du moins jusqu’à l’amorce d’un changement au milieu du XVIIIe siècle. Ce doit s’analyser comme une hiérarchie entre différentes communautés marchandes, et donc une asymétrie entre le monde ottoman d’une part et européen de l’autre.
L’étude de ces asymétries est menée avec beaucoup d’équilibre. Il s’agit aussi de démasquer certaines fausses évidences. Ainsi, sortir de la logique du choc des civilisations, c’est aussi sortir de la logique anachronique et colonialiste d’un Nord méditerranéen marqué dès l’époque moderne par une plus grande précocité. Les innovations disruptives du XIXe siècle (de l’industrialisation au nationalisme) ont entraîné un développement accru de la rive nord de la Méditerranée. Ce qui a créé l’impression d’un ensemble d’États technologiquement plus avancés, économiquement plus solides et politiquement plus puissants. Or cette image a parfois été rétroprojetée, créant l’illusion d’une asymétrie ancienne. Au contraire les auteurs remodèlent la périodisation. Leur chronologie bouleverse les conventions, tant en amont, en reconstituant le réseau dense des mobilités du XVe siècle qui précède les décrets d’expulsion des juifs et des morisques, qu’en aval, en analysant l’évolution de l’asymétrie des présences consulaires au XVIIIe siècle.
Enfin, le livre rend également compte d’une autre série d’asymétries, de nature plus historiographique. Toutes les régions de la Méditerranée n’ont pas reçu la même attention. Un seul exemple : les études sur le monde adriatique sont monopolisées par Venise, laissant de côté les circuits, les marchandises et les personnes qui tournent autour de réseaux plus périphériques. Cela se reflète également, partiellement mais consciemment, dans l’ouvrage. Le monde des foires, si important dans l’espace adriatique (précisément dans une fonction anti-vénitienne), bien que traité dans le livre, révèle par exemple un entrelacement de dynamiques institutionnelles, économiques et politiques qui pourraient être exploré plus avant. Cette observation est également une invitation à poursuivre les recherches dans ce domaine.
Guillaume Calafat, Mathieu Grenet, Une Histoire des mobilités humaines (1492-1750), Paris, Points, 2023, 576 p., 17 €.
Luca Andreoni, « La Méditerranée moderne : laboratoire du pluralisme »,
La Vie des idées
, 24 octobre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Calafat-Grenet-Une-Histoire-des-mobilites-humaines
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