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Bonheurs et misères du mariage

À propos de : Clare Carlisle, The Marriage Question. George Eliot’s Double Life, Penguin Books


par Céline Surprenant , le 2 juillet


La “double vie” de la grande romancière victorienne George Eliot conjugue le champ littéraire et l’expérience matrimoniale. Ses œuvres forment le creuset d’une réflexion sur l’amour, les normes sociales et la liberté.

Les mariages abondent dans la vie et dans les romans, en particulier, les romans britanniques du XIXe siècle. Si la critique littéraire a ainsi souvent eu à traiter du mariage, il en est autrement pour la philosophie, qui s’y est rarement penchée (p. xi), affirme Clare Carlisle, auteure de l’ouvrage illustré The Marriage Question. Le mariage soulève des questions philosophiques fondamentales, celle du « désir, de la liberté, de la subjectivité, du changement, de la moralité, du bonheur, de la croyance, du mystère de l’esprit d’autrui » (p. xii), qui ont nourri l’histoire religieuse, sociale et politique. Néanmoins, ce n’est pas vers la philosophie que Carlisle se tourne, mais vers George Eliot, auteure et journaliste britannique, d’essais, de poèmes, et d’une œuvre romanesque retentissante, écrite entre 1859 et 1876, dans laquelle, entre autres éléments narratifs, la misère matrimoniale remplace vite les illusions des protagonistes qui ont mené à ces unions. Mentionnons, parmi d’autres romans, Romola (1863), Middlemarch (1871-1872) ou Daniel Deronda (1879), dans lesquels cette « intrigue de mariage » est dominante.

Or, selon Carlisle, George Eliot fait du mariage l’intrigue principale, non seulement de ses romans, mais encore de sa propre vie et même de toute vie, ce en quoi on peut parler d’une philosophie du mariage, qui se dégagerait de la biographie tout autant que des romans. Comme le sous-titre l’indique – George Eliot’s « double life » – l’étude concerne ce que l’auteure de Middlemarch a elle-même appelé sa « double vie » (p. 41), non pas dans le sens d’une autre vie qu’elle aurait menée secrètement, mais pour désigner sa vie d’auteure et sa vie de femme unie à l’écrivain et scientifique George Henry Lewes, avec qui elle vit pendant vingt-quatre ans hors du cadre légal du mariage. Elle rencontre Lewes en 1853 dans les cercles littéraires londoniens. Lewes est séparé sans être divorcé et père de trois fils. À partir de leur séjour à Weimar et à Berlin en 1854, le couple cohabite et établit une routine tout entière tournée vers la création intellectuelle, qui fait d’eux un couple littéraire idéal : écriture le matin, promenade l’après-midi, lecture à voix haute de leurs travaux respectifs et des grands auteurs et auteures le soir, lorsqu’ils ne reçoivent pas des écrivains, philosophes et musiciens. Mary Ann Evans, de son nom de naissance, puis Marian, se fait appeler Mrs Lewes, avant d’adopter également le pseudonyme de George Eliot en 1857, au moment de la publication de Scenes of Clerical Life, sa première œuvre de fiction, dont les trois nouvelles se développent dans le contexte de l’histoire du mariage anglican. Les deux « George » font l’expérience d’une vie « de profonde sympathie morale et intellectuelle » (George Eliot citée par Carlisle, p. 125).

Étant donné leur union illégitime, cependant, le couple est jugé immoral par l’entourage familial et mondain, ce qui n’a pas empêché le très grand succès littéraire de George Eliot, enrichi par ses activités de traductrice. Eliot s’est en effet également dédiée à la traduction de David F. Strauss, La Vie de Jésus, ou examen critique de son histoire (1848), de Ludwig Feuerbach, L’Essence du christianisme (1841), et de l’Éthique (1677) de Spinoza : elle travaille à cette traduction pendant sa « fugue » avec Lewes en Allemagne (p. 36), après laquelle Lewes lui enjoint d’ « essayer d’écrire de la fiction » (p. 38). Sa traduction, jamais publiée de son vivant, a paru en 2020 (Princeton University Press), éditée et préfacée par Carlisle.

Les intrigues de mariage

Le projet de Carlisle consiste à comparer la vie et les romans. Car, aux « intrigues de mariage » des romans correspondent ainsi « les intrigues de mariage de Marian elle-même » (p. 80), que Carlisle, après les biographes d’Eliot, découvre dans ses journaux intimes et sa correspondance. Dans ces documents, George Eliot a commenté son union avec Lewes, et réfléchi au mariage, comme elle l’a fait dans les romans.

C’est dans cet entrelacs que Carlisle définit ce qu’elle nomme « le problème du mariage » [the marriage question], qui englobe toutes les questions morales et philosophiques que le mariage soulève pour les époux, la société et la loi (p. xviii). Il fait écho au « problème de la femme » [the woman question], terme que les féministes victoriennes des années 1850 et 1860 ont utilisé pour désigner les réformes nécessaires des conditions de vie sociale et politique de la femme. Carlisle insiste sur le caractère diffus de ce « problème », issu de la préoccupation dominante pour le progrès et l’évolution qui domine le monde intellectuel de la deuxième moitié du xixe siècle, et l’intérêt du couple pour Goethe (Lewes est l’auteur d’une biographie de Goethe qui a paru en 1855) : comme la plante chez Goethe « "le problème du mariage” devrait […] être considéré en tant que chose vivante, en pleine croissance, se ramifiant fréquemment dans de nouvelles directions, toujours enraciné dans le monde et s’adressant à lui […] Il ne peut se résumer en une phrase ou un paragraphe, car il a traversé toute [l]a vie » de George Eliot (p. xv), surtout bien entendu sa vie conjugale avec Lewes, qui coïncide à celle de l’écriture de l’œuvre.

C’est pourquoi le « problème du mariage » s’étendant sur la durée d’une vie, la biographie devient « un medium d’exploration philosophique » (p. xvi).

Deux sortes de mariages

La comparaison entre les romans et la vie autour du mariage fait ressortir une opposition entre l’institution du mariage, source de contraintes et de violence possibles, et l’idéal d’une véritable union, qui se passe de l’institution, comme celle du couple Eliot-Lewes. Le statut d’homme marié de Lewes empêche la légalisation de leur union. Cet empêchement entraîne l’isolation sociale du couple. Si Lewes avait divorcé, leur union aurait pu constituer un exemple de remariage heureux, tel que celui de Dorothea qui, après son premier mariage catastrophique avec le pédant Casaubon, épouse Ladislau dans Middlemarch. Parmi les raisons pour lesquelles Lewes n’avait pas divorcé, Carlisle invoque les changements dans la loi du divorce en 1857, année où est adopté un nouveau « Divorce and Matrimonial Causes Act ». Cet acte fixe inégalement pour les femmes et pour les hommes les motifs de divorce. Si l’adultère seul suffisait à un homme pour ce faire, chez les femmes, il devait s’y adjoindre d’autres fautes telles que l’adultère incestueux, la bigamie, la cruauté, l’abandon du foyer conjugal, etc. En divorçant, Lewes aurait déclenché un scandale autour de George Eliot et de son ex-femme, coupables d’adultère selon les termes de cette nouvelle loi. Cela aurait pu entraver la renommée montante d’Eliot déjà menacée par l’union illégitime, selon Carlisle (p. 175). D’autres biographes ont invoqué comme obstacle le coût exorbitant d’un divorce avant la réforme de 1857 (1 000 £, aujourd’hui près de 110 000 €) (p. 285 n.)

À l’inverse, les mariages légitimes qui figurent dans les fictions d’Eliot sont souvent sources de brutalité, comme celui de Janet, la protagoniste battue par son mari de Janet’s repentance, la troisième nouvelle des Scenes of Clerical Life, qui remet en question, comme les deux premières, l’idéal du mariage anglican. Liée à un mari alcoolique, sans amour et tyrannique, Janet s’enivre seule chez elle le soir par désespoir et en a honte le lendemain. Après que son mari l’a chassé du foyer conjugal en robe de nuit, elle s’interroge sur la sainteté du mariage (l’une des « questions soulevées par le mariage » : doit-elle quitter son mari ou non ? Comment se défaire d’un « lien très fort » et « n’être plus rien l’un pour l’autre » après tant d’années ? Janet’s repentance, cité dans The Marriage Question, p. 56). Ni Janet ni son ami le révérend Mr Tryan, du mouvement évangélique qui prône une religion plus personnelle, n’arrivent à trancher. C’est l’écrivaine qui intervient en faisant mourir le mari, ce qui rend Janet indépendante financièrement et surtout la libère d’un lien légal et affectif dangereux. Cela équivaut, selon Carlisle, à l’aveu d’une défaite : problème insoluble pour Janet, le mariage soulève la question de sa dissolution, du divorce. La suite de l’histoire accentue le contraste entre le mariage légal et possiblement violent et l’union inorthodoxe qui unit Janet et Mr Tryan. Ce dernier meurt lui aussi très vite après l’esquisse de leur amour : « Si le mariage est un sacrement, un lien sacré, quel est alors le mariage le plus vrai – une relation abusive sanctionnée par l’Église et la loi, qui pousse une femme au désespoir, ou l’intimité non définie qui la rachète ? » (p. 56). Cette mise en relation de la légalité du mariage et de la véritable union sous-tend l’étude comparée de la vie et l’œuvre de George Eliot menée dans The Marriage Question.

Parallélismes

Selon Carlisle, le rapprochement entre la fiction et la biographie s’impose dans ce contexte : Eliot a commencé l’écriture de Janet’s repentance en 1857, au moment où l’annonce faite à ses proches de son union libre entraîne leur rejet :

La douleur et la honte d’être dehors dans le froid, inadéquatement vêtue, correspondait à l’expérience intérieure de Marianne. [...] En dépeignant une âme sensible obligée de se battre avec le monde, Marian revivait ses blessures dues aux jugements sévères qui ont assailli sa relation avec Lewes (p. 59).

La mise en parallèle permet à Carlisle de passer en revue les sept romans d’Eliot, de présenter les circonstances de leur écriture. Au chapitre intitulé « Philosophie », la lecture que fait Carlisle de Middlemarch s’avère particulièrement convaincante et inspirante. Elle rappelle qu’au moment d’écrire ce roman, après le deuil d’un des fils de Lewes, les époux sont occupés à lire Hegel par l’entremise d’un ami hégélien d’Oxford. Selon Carlisle, dans Middlemarch, Eliot met en scène la lutte du maître et de l’esclave, ainsi que la négativité comme « imagination de l’autrement » [« imagined otherwise », (p. 254)], ou des mondes alternatifs possibles. Transposée dans le domaine du mariage, la négativité se traduit par la possibilité d’un remariage, de la jalousie et des regrets, qui structurent la trajectoire des personnages, notamment Dorothea face à son mariage « raté », pour revenir à cette héroïne centrale de l’œuvre.

La comparaison, même atténuée, peut parfois étonner. C’est le cas de celle que fait Carlisle entre le couple Eliot-Lewes et deux personnages de Daniel Deronda, le dernier roman de l’écrivaine, dans lequel les destins de Gwendolen Harleth, qui épouse le riche Grandcourt pour son argent, afin de préserver sa famille de la ruine et de Daniel Deronda, qui découvre sa judéité au cours du récit, se croisent jusqu’à faire croire à une union possible entre les deux, mais qui ne se concrétise jamais, puisque Deronda épouse finalement Mirah Lapidoth qu’il a sauvée de la noyade. Mirah est chanteuse dans les foyers huppés et son père lui soutire l’argent qu’elle en retire ; elle risque de devenir « une marchandise payée avec dédain par le public à la mode » (Daniel Deronda, cité par Carlisle p. 229). Carlisle rapproche la relation entre Lapidoth et sa fille d’un aspect sombre du couple Eliot-Lewes : tout en concédant que « Lapidoth n’est pas un portrait de Lewes », elle affirme « qu’il pourrait être le réceptacle des ressentiments profonds des deux parties – un moyen de les exprimer tout en les contenant » (p. 230-231). Il ne s’agit toutefois pas de dire que Lewes a exploité Eliot, même s’il a œuvré auprès d’elle en tant qu’agent littéraire (p. xiii), l’a encouragée à écrire certains de ses romans, tel que Romola, et qu’en bref, une division du travail s’est instaurée entre Eliot et Lewes, selon laquelle la première écrivait et le second vendait ce produit de l’art (p. 230).

Si la comparaison de Lewes et de Lapidoth semble obscure, elle pointe pourtant vers un des fils conducteurs de l’étude, c’est-à-dire tout ce qui concerne les conditions matérielles de la création littéraire et du couple, dans le contexte des succès financiers d’Eliot, dont elle verse le fruit dans le compte bancaire de Lewes. Si George Eliot a imaginé cette scène, c’est que « la romancière la plus populaire d’Angleterre ne pouvait ignorer que l’on écrit pour de l’argent, tout comme on se marie pour de l’argent. Et la réussite d’un auteur, comme celle d’un mariage, se mesure souvent à l’aune du gain financier » (p. 229). Carlisle cite d’ailleurs à plusieurs reprises le journal intime d’Eliot en date du 31 décembre, où elle fait le bilan moral et financier de l’année écoulée, en inscrivant le montant de ses revenus annuels dans les dernières pages de son journal qu’elle consacre à sa vie d’auteure (que Carlisle appelle la « double vie »). L’on voit croître ces sommes au fur et à mesure des romans et des chapitres de l’étude.

La comparaison, enfin, sème le doute chez le lecteur et la lectrice en ce qui concerne l’image idéale qu’Eliot a donnée de son union avec Lewes. La romancière n’a-t-elle pas en effet forcé le trait en dépeignant la parfaite sympathie intellectuelle et morale des époux l’un pour l’autre, sur fond d’amélioration ininterrompue de leurs conditions matérielles due à ses succès et à la réputation ascendante du couple, pendant les années 1860, qui vit dans une demeure cossue de St John’s Wood à Londres et reçoit notamment Emerson et Longfellow, Wagner et Tourgueniev (p. 164) ? Leur couple n’a-t-il pas fait des « choix brutaux », pour préserver la productivité littéraire, notamment en ce qui concerne les fils de Lewes exilés dans les colonies, où ils meurent successivement (p. 182) ? Eliot aurait-elle confessé ses déceptions et ses compromis, se demande Carlisle (p. xvii) ?

Légitimité et postérité

La vie conjugale de George Eliot ne se termine pas avec la mort de Lewes, puisqu’elle épouse en 1880, en toute légitimité cette fois, John Cross, de vingt ans son cadet, avec qui elle passe les derniers huit mois de sa vie. Eliot peut maintenant se situer de l’autre côté de l’opposition, celui du mariage légal, non sans quelque relent de scandale, étant donné la différence d’âge entre les époux et son union précédente (p. 262). C’est au sujet de cette période, pendant laquelle George Eliot incite son mari légitime à rédiger sa biographie, que Carlisle insiste plus directement sur l’aspect matériel du mariage, indissociable de l’institution (p. 258). Carlisle souligne l’historique des liens qui unissent Eliot à Cross qui faisait partie de ses admirateurs et admiratrices de la génération des fils de Lewes (p. 208, p. 259), ainsi que la manière romanesque dont l’écrivaine parle de cet amour, qui surgit chez elle comme une « légende miraculeuse » (p. 258), en reprenant certains motifs de son union avec Lewes. Carlisle détecte un soupçon d’intérêt de la part d’Eliot. Il ne s’agit pas cependant d’accuser Eliot d’avoir eu des motifs peu dignes en épousant Cross, mais plutôt de montrer comment la romancière a su idéaliser le mélange d’ambition, d’intérêt et de sentiments de tout mariage, comme elle l’avait fait pour sa vie avec Lewes, par contraste avec les mariages malheureux des romans.

En proposant de déduire une philosophie du mariage de la comparaison de la vie et de l’œuvre de George Eliot, Carlisle brouille la séparation de l’œuvre et de l’auteur, malgré la désormais classique mise en garde de Marcel Proust sur la nécessaire séparation de la vie et de l’œuvre formulée dans le Contre Sainte-Beuve, et qui fait toujours débat aujourd’hui. Elle montre comment cette séparation a été fragile tout au long de la vie non conventionnelle et intellectuelle de l’écrivaine, jusqu’à en faire, en s’appuyant sur les écrits intimes, une écrivaine d’autofiction avant la lettre, qui a su donner « une nouvelle élasticité au concept de mariage » (p. xix), et aux environnements affectifs et sociaux qu’il engendre.

Clare Carlisle, The Marriage Question. George Eliot’s Double Life, Penguin Books, 2023, 369 p.

par Céline Surprenant, le 2 juillet

Pour citer cet article :

Céline Surprenant, « Bonheurs et misères du mariage », La Vie des idées , 2 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bonheurs-et-miseres-du-mariage

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