La musique occupe une place de choix dans la tradition intellectuelle noire américaine. Mais qu’en est-il du rap, genre parfois controversé ? Pour Ta-Nehisi Coates, le hip-hop éclaire de manière originale le sens de la vie noire, à l’heure du Black Lives Matter.
Journaliste d’investigation pour The Atlantic, éditorialiste invité du New York Times, auteur de deux essais, une autobiographie et récemment un premier roman, Ta-Nehisi Coates est une voix influente dans le paysage intellectuel américain. En 2015, la publication de l’essai Une colère noire, lettre à mon fils eut un écho retentissant sur la sphère publique américaine [1]. Elle coïncidait avec l’apogée du Black Lives Matter, ce mouvement politique contre les violences policières faites aux Noirs dont les meurtres de Trayvon Martin en Floride, Eric Garner à New York ou encore Michael Brown à Ferguson furent les catalyseurs emblématiques. Dans l’actualité immédiate, les morts tragiques de Ahmaud Arbery, Breonna Taylor et George Floyd ont embrasé à nouveau cette « colère noire » qui s’est exprimée tout au long de la décennie 2010. Et le monde sidéré prend conscience de la persistance et de la brutalité du racisme systémique dont sont victimes les citoyens noirs des États-Unis d’Amérique.
Ta-Nehisi Coates s’intéresse aux différents visages du racisme, aux survivances des relations de pouvoir mises en place lors de l’esclavage, au fonctionnement de la société analysée depuis un point de vue noir. Pour lui, la nation américaine s’est construite sur l’exploitation du corps des Noirs, conçu comme une matière première pour son progrès économique et politique, et cette matrice continue de peser de tout son poids dans la situation politique contemporaine. L’esclavage s’est historiquement présenté comme un système d’appropriation des corps africains, et, d’une certaine manière, la tradition noire y a répondu en positionnant l’esprit comme étant hors d’atteinte de la prédation de la classe dominante (la fameuse « soul » comme sanctuaire de l’identité noire). Dans la perspective matérialiste et athée qui est la sienne, Ta-Nehisi Coates choisit d’accorder une place centrale à la question du corps. Depuis les écrits de W.E.B Du Bois et son ouvrage fondateur The Souls of Black Folk (Les Âmes du peuple noir, 1903), les intellectuels africains-américains ont souvent eu recours à la musique – dans laquelle le corps et l’esprit sont indissociablement mêlés – pour enrichir et problématiser leurs réflexions sur la culture noire. Ta-Nehisi Coates n’échappe pas à cette habitude. Dans Huit ans au pouvoir, une tragédie américaine (2017), son recueil d’essais paru au terme des deux mandats du Président Obama, il cite à plusieurs reprises l’influence du hip-hop comme ayant été déterminante sur la maturation de son écriture :
Durant les années Obama, et alors que mon travail me permettait de me poser et d’étudier, j’ai trouvé une concordance naturelle entre l’esthétique mélancolique du hip-hop et l’histoire dans laquelle je me plongeais. Je voulais écrire de façon aussi fluide que Nas, Raekwon, ou Jay. […] C’était la voix qui chantait dans ma tête et que j’essayai constamment de débloquer, de libérer et de restituer dans l’écriture [2].
Ta-Nehisi Coates n’est pas à proprement parler un « écrivain hip-hop ». Il rejette l’idée selon laquelle son statut d’intellectuel noir en vue ferait automatiquement de lui un expert en musique, street wear et émeutes raciales. De fait, il n’a que peu écrit explicitement sur le hip-hop. Pourtant, présente de façon souterraine tout au long de ses écrits, la musique rap n’en exerce pas moins une influence profonde sur sa vision du monde. En cela, Ta-Nehisi Coates renoue avec la tradition du Black writing qui s’est toujours défini dans son rapport à la musique. Évoquant l’influence profonde de James Baldwin et de son essai La Prochaine fois le feu (1963), il relie cet héritage à sa propre culture musicale :
J’ai écrit Une Colère noire pour honorer les écrivains noirs, pour honorer mes ancêtres. […] Il y a peut-être quelque chose de générationnel dans ma manière de comprendre cet héritage. Je pense au hip-hop, forgé à partir d’un alliage de funk et de soul d’une époque, et de paroles d’une autre époque. Je pense à la batterie qui joue un rôle si central dans cette musique, et comment cette batterie s’étire comme une ligne à travers l’océan jusqu’à notre ancienne identité noire. Je pense à toutes les fois où j’ai entendu les chansons de Kendrick Lamar pendant que j’écrivais Between the World and Me. Je devais essayer de créer quelque chose qui soit digne de cette tradition, qui ne se limite pas à “briller” comme disait Jay, mais “qui illumine toute la scène” [3].
S’inscrivant dans la longue lignée des écrivains noirs ayant construit une relation substantielle à la musique, l’œuvre de Ta-Nehisi Coates interroge donc à nouveaux frais la place de la musique dans la tradition littéraire africaine-américaine au XXIe siècle. Défendre l’idée que les musiciens sont à même d’éclairer voire de construire le sens profond de l’expérience noire américaine comme l’ont fait des prédécesseurs comme Ralph Ellison ou Amiri Baraka [4], était en soi une thèse forte à propos du jazz. Mais renouveler ce constat à propos du rap, genre controversé jusque dans le débat public noir américain, en est une autre. Le rap, une musique qui existe depuis désormais 40 ans, est en effet synonyme pour beaucoup d’intellectuels noirs d’une forme de nihilisme hautement problématique. Qu’il s’agisse du critique de jazz Stanley Crouch pourfendant dès les années 1990 la décadence morale, musicale et culturelle incarnée par le rap, du sociologue Paul Gilroy déplorant l’appauvrissement du répertoire d’attitudes contre-culturelles, la misogynie, et l’adhésion de cette forme subculturelle aux valeurs du capitalisme néo-libéral, du linguiste John McWorther épinglant l’attitude d’opposition stérile de la « génération hip-hop », ou plus récemment encore du journaliste repenti Thomas Chatterton Williams dénonçant l’ornière mortifère dans laquelle les adolescents noirs se retrouvent piégés, nombreux ont été les penseurs africains-américains à s’élever contre la musique rap [5]. Le hip-hop aurait-il brisé la longue et prolifique relation entre la musique et les intellectuels africains-américains ? On peut à bon droit se demander ce que les chaînes en or, les voitures de luxe, la prédation des corps féminins ou l’apologie de la drogue et de la violence armée peuvent bien apporter à la critique de l’idéologie américaine. C’est pourtant la voie qu’a explorée Ta-Nehisi Coates. Non seulement les valeurs culturelles du hip-hop ne sont selon lui pas à dénigrer, mais, à bien y prêter attention, on peut y trouver des éléments de compréhension de la cosmovision noire et, ce sera la thèse de cet article, un éclairage original sur le mouvement Black Lives Matter.
Le masque des rappeurs
Né en 1975, Ta-Nehisi Coates a grandi avec le rap new-yorkais, qu’il évoque dans son autobiographie, Le Grand combat :
Baltimore vibrait encore au battement érotique de la house. Pourtant, tout gamin que j’étais, je pensais déjà que l’époque exigeait un son qui parle de notre monde chaotique, dénaturé et magnifique. Ce qui me plaisait dans le son de New York, c’est qu’il était aussi incompréhensible que nos vies. Il y avait des boucles d’alto sidérantes, des samples de voix confuses qui surgissaient de nulle part et, là où on attendait un bridge, une mélodie, un pont ou un refrain accrocheur, uniquement des percussions : les rythmes rageurs et fracassants de la TR-808 [6].
Cette période est aujourd’hui largement désignée comme « l’âge d’or » du rap, quand les objectifs artistiques, la qualité du flow des rappeurs et la créativité dans l’usage des échantillons sonores qui forment les parties instrumentales, primaient sur les impératifs commerciaux. Pourtant, au cours des années 1990, la diversité expressive de la musique rap s’est réduite à peau de chagrin pour ne laisser place qu’à l’agressivité viriliste du gangsta rap, au moins dans les sommets des charts. Coates en est le premier affecté : « J’étais fatigué des controverses mesquines entre rappeurs, par les meurtres de Tupac et Biggie et par la façon dont la musique s’était laissée entraîner dans tous les pièges de la culture people dans laquelle elle évoluait désormais [7]. »
Bien qu’il ait lui-même pris ses distances avec le tournant mainstream et gangsta du rap à la fin des années 1990, Ta-Nehisi Coates n’entend pour autant pas ajouter sa voix au chœur des contempteurs du rap cités plus haut. Pour résumer sa position qui émerge au fil de ses écrits, on pourrait dire que le rap n’est pas tant une culture aliénée qu’une culture adaptée à un environnement aliénant. Ce faisant, Coates restitue à la musique en tant qu’art sa capacité – sa fonction – de distanciation avec la réalité sociale. Dans le cas des cultures populaires où la question de la domination est omniprésente, Coates souligne que la stratégie des rappeurs a toujours été de se créer des espaces de liberté en exagérant la distance entre leur identité individuelle et la persona artistique qu’ils projetaient sur la sphère publique :
Un album de rap est comme une bande-dessinée autobiographique dans laquelle l’auteur se dépeint en anti-héros un peu barré et factice. Carlton Ridenhour, un enfant de Long Island passé par des études supérieures en graphisme, prit un micro et se transforma en Chuck D, un ennemi de l’état dévoilant ses conspirations racistes, un militant surveillé par le FBI. Christopher Wallace était un garçon obèse et malade se décrivant comme « noir et laid comme jamais ». Mais quand il devint Biggie Smalls, il se métamorphosa en séducteur dont les tubes comme “One More Chance” firent de lui un maître ès cocufiage [...]. À plusieurs reprises, le rappeur Nas se présenta comme Nasty Nas (prophète des rues), Nas Escobar (baron de la drogue) et Nastradamus (célébrité moralisatrice et persécutée) [8].
La multiplication et le caractère outrancier de ces identités d’emprunt accentuent l’idée d’une distance avec les apparences du « rap game » américain. Cette dimension factice peut alors devenir perceptible par le public. Chez MF Doom, rappeur new-yorkais underground auquel Coates consacre un long portrait dans le New Yorker en 2009, le masque bien réel arboré dans ses clips et ses performances devient un prolongement et une matérialisation de l’obsession du hip-hop pour les façades. Selon Coates, il faut prendre au sérieux les frasques de ce rappeur décalé qui produit avec son masque une forme de méta-discours sur l’esthétique du rap. Le masque de MF Doom vaut métaphore de l’attitude de l’ensemble des rappeurs.
Dans son tout dernier livre, un roman qui se déroule pendant la période de l’esclavage, Coates reprend d’ailleurs cette thématique du masque qui circule dans l’ensemble de son œuvre [9]. Dans une situation de domination, le masque est un recours efficace pour se protéger contre des interactions sociales asymétriques. Dans le domaine du spectacle, des blackface minstrels africains-américains jusqu’aux bouffonneries des rappeurs en passant par les facéties des jazzmen sur scène, le masque est une clé d’interprétation capitale de la performance noire sur le temps long de l’histoire. Il y apparaît comme l’occasion d’une critique sociale dissimulée [10]. Dans le hip-hop, insiste Coates, la fétichisation permanente des apparences dans le cadre si décrié de la culture bling-bling peut et doit également être comprise sous cet angle.
Toutefois, on ne saurait sous-estimer les lourdes conséquences de la fascination pour ce personnage du gangster dans le théâtre quotidien de la rue, dans les interactions sociales de la vie réelle. Après tout, Biggie Smalls et Tupac Shakur sont bel et bien morts à l’issue de leur rivalité musicale orchestrée médiatiquement. La violence du rap n’est pas que symbolique. Ayant grandi dans les quartiers où cette violence s’exerce au quotidien, Ta-Nehisi Coates ne l’ignore absolument pas, et c’est probablement ici que se situe la pertinence de son positionnement esthétique et politique, le point de bascule théorique dans les débats qui l’opposent à d’autres intellectuels noirs [11]. Pour lui, la pose agressive qui prévaut dans les relations sociales du ghetto noir doit paradoxalement être comprise comme l’expression de la vulnérabilité du corps noir et de la conscience même de sa fragilité. On rejoint ici de manière inattendue l’un des thèmes majeurs de l’essai Une Colère noire, selon lequel le racisme systémique américain s’exprime d’abord et avant tout sous la forme d’une violence capable de détruire les corps noirs – le mouvement Black Lives Matter étant précisément l’expression de l’actualité toujours persistante de cette « loi » américaine [12] et des luttes noires pour y résister.
La déliquescence de l’espace urbain paupérisé dans les années 1970 et 1980, que Coates relie à l’histoire plus longue de la domination raciale aux États-Unis [13], a créé une insécurité permanente pour les populations noires pauvres. Cette insécurité a à son tour donné lieu à la nécessité d’une illusion de contrôle absolu de l’espace physique du ghetto, de la part de ceux qui y ont été assignés. D’où cette performance permanente du contrôle du « quartier » par des gens dénués de tout pouvoir réel, cette « attitude ghetto » qui s’est ensuite exprimée dans l’univers du hip-hop [14]. La peur se transforme en agressivité et en posture (factice) de domination. C’est ainsi que la logique étrange des sons distordus et violents qui ont baigné son enfance lui est finalement apparue évidente : « Je commençais à comprendre pourquoi ces mecs avaient besoin d’arborer des capes et des masques, pourquoi ils roulaient des mécaniques entre les mesures. Je commençais à comprendre que je n’étais pas le seul à avoir peur [15]. » Le masque du gangster qu’endossent de façon virtuose les rappeurs est avant tout destiné à dissimuler la peur de « perdre son corps », pour reprendre le vocabulaire d’Une Colère noire.
L’esthétisation d’une défaite sociale
Ta-Nehisi Coates propose donc une vision du rap comme expression d’une peur transfigurée en rage, l’agressivité comme forme inversée d’une vulnérabilité, la violence symbolique comme tentative désespérée de maîtriser un quotidien devenu hors de contrôle. Cette approche permet de tenir ensemble son amour de la musique, sa connaissance des artifices rhétoriques qui en font la richesse subculturelle (la logique du masque et l’emboîtement des références évoquées dans l’essai sur MF Doom) et une lucidité sur la position de paria occupée par les Noirs dans un système politique structuré par l’antagonisme racial. Le rap consisterait alors secrètement en une mise en forme artistique de cette position de faiblesse, l’esthétisation d’une défaite sociale, celle de la génération « post-droit civiques » décrite par le journaliste et historien du hip-hop Jeff Chang [16].
Dans le rap contemporain, c’est probablement chez Kendrick Lamar que Ta-Nehisi Coates entend le plus clairement l’expression de cette conscience douloureuse de la finitude et de la fragilité du corps noir. Le rappeur californien est connu pour avoir réintroduit au début des années 2010 un intérêt pour une musique qui aille au-delà des clichés du rap de gangster. Son premier album, « Section.80 » (2011), offre ainsi une méditation nostalgique sur l’âge d’or du rap conscient et engagé, une époque qu’il n’a lui-même pas connue. Mais le titre joue aussi tragiquement sur la référence au calibre d’une arme à feu. Son deuxième album, good kids, m.A.A.d. city (2012), a fait l’objet d’une chronique de Coates qui condense toute sa pensée sur le hip-hop. Il y rappelle l’obsession de cette musique pour « un monde fantasque dans lequel l’auteur a acquis un contrôle total et est proprement invulnérable [17] ». Toutefois, en brodant sur cet univers de référence, le rappeur laisse malgré tout filtrer une angoisse sur la réalité de cette maîtrise :
“Good Kid” est une histoire racontée depuis l’intérieur du masque. Des fantasmes de rage et de luxure y sont bien présents, mais c’est la peur qui prévaut dans le monde de Lamar. Il se désigne lui-même non pas comme “Compton’s Most Wanted” mais comme “Compton’s Human Sacrifice”. Il aime profondément sa ville, même s’il sait que cette ville cherche à le tuer. “Si les Pirus et les Crips se mettaient ensemble” dit-il, “ils m’auraient probablement buté avant la fin de cette chanson” [18].
Les “Compton’s Most Wanted” sont un groupe célèbre de gansgta rap. L’un de ses membres, MC Eiht, est même en featuring sur cette chanson et assure ainsi le lien entre Kendrick Lamar et la génération des OG (pour « Old Gangstas »). Les Pirus et les Crips sont deux gangs tout aussi célèbres de Compton, ville de la banlieue de Los Angeles dans laquelle Kendrick Lamar est né. Ainsi Lamar ne se désolidarise pas de la culture du ghetto mais laisse simplement apparaître la désillusion qui est la sienne. La suite de son œuvre ne fait que confirmer les intuitions de Coates sur ce « contenu de vérité » de la musique rap. La chanson « All Right » (To Pimp a Butterfly, 2015), se fait l’écho de toutes les obsessions de l’auteur d’Une Colère noire. Message oxymorique d’espoir sans illusion sur un monde dominé par la violence policière, le clip s’ouvre sur une scène où Kendrick Lamar rappe à toute allure, alors qu’il est coincé dans une voiture trop petite pour lui et ses amis. Puis le cadre s’élargit, et nous découvrons que la voiture n’avance pas, parce qu’elle est portée comme un cercueil par quatre policiers qui l’obligent à faire du sur place. Le clip se termine par la vision du rappeur omniscient perché sur un lampadaire depuis lequel il domine de son regard la ville de Los Angeles. Mais il chute car il est finalement abattu par le policier qui le traquait depuis le début. Dans cette chanson, les Noirs se battent et embellissent leur vie quotidienne avec le rap. Ils sont conscients de leur situation d’aliénation mais meurent malgré tout à la fin. Chez Lamar, le rap est bien cette esthétisation tragique d’une défaite sociale, dans lequel l’espoir n’a malgré tout pas totalement disparu, mais n’est qu’une possibilité théorique. Comme dans les Negro Spirituals, la liberté est une utopie régulatrice à jamais inaccessible.
Sortie en 2015, la chanson est rapidement devenue une sorte d’hymne politique, spontanément reprise par les manifestants victimes de la répression policière. En contrepoint aux écrits de Coates, le mouvement Black Lives Matter peut d’ailleurs être vu comme une forme de réhabilitation performative du corps. Le temps de la manifestation, les corps brutalisés deviennent des corps agissant avec les die-in, poings levés, supports de messages et d’images sur les T-Shirt, visages ou plus récemment les masques peints [19] :
Revendiquant une filiation avec une tradition littéraire ayant toujours pris au sérieux la musique vernaculaire noire américaine, Ta-Nehisi Coates propose une interprétation profonde et originale de la signification du hip-hop pour la génération arrivée après la période glorieuse de la lutte pour les droits civiques et l’échec de la révolution noire. Le rap fut d’abord une ouverture sur le monde pour l’enfant du ghetto de Baltimore, venant mettre des mots et des sons sur son expérience adolescente. Parvenu à l’âge d’homme et s’efforçant de trouver sa propre voix d’écrivain, c’est encore le rap qui lui servit formellement de point de repère. Mais c’est surtout sa lecture politique, voire existentielle, des vantardises et de l’agressivité du rap qui constitue l’apport le plus stimulant de ses écrits sur la musique. Coates ne choisit pas d’opposer un rap politisé, conscient et donc vertueux à un autre qui se serait laissé corrompre par les industries culturelles, mais essaie de comprendre comment ces différents courants musicaux articulent tous une vision profonde de la condition noire américaine. En insistant ad nauseam sur la violence dont les Noirs sont les premières victimes, quitte à se l’approprier symboliquement, les rappeurs projettent une ombre sur le « rêve » américain censé garantir à chacun la possibilité d’une émancipation. Ils rappellent, à l’instar du mouvement Black Lives Matter, que malgré les progrès formels des droits civiques depuis les années 1960, la société américaine exige toujours un tribut exorbitant à sa population noire, infiniment plus exposée à la violence structurelle de l’État que le reste du corps politique. Face à ce tableau si sombre, des critiques se sont parfois élevées pour lui reprocher son pessimisme et l’absence de perspective politique émanant de ses écrits. Mais, à l’instar du narrateur d’Invisible Man de Ralph Ellison choisissant à la fin du roman de renoncer à l’action pour accéder à une connaissance supérieure du monde en écoutant le jazz de Louis Armstrong, Ta-Nehisi Coates se sert de l’éclat du hip-hop pour aiguiser sa perception de l’Amérique : « Et si le voyage ne m’avait pas donné d’espoir, au moins m’avait-il apporté la clarté [20] ».
Ouvrages :
• The Beautiful Struggle, New York, Spiegel & Grau/Random House, 2008, traduction française : Le Grand combat, traduction de Karine Lalechère, Paris, Autrement, 2017.
• Between the World and Me, New York, Spiegel & Grau/Random House, 2015, traduction française : Une Colère noire. Lettre à mon fils, traduction de Thomas Chaumont, Paris, Autrement, 2016.
• « The Case for Reparations », The Atlantic (juin 2014), traduction française : Le Procès de l’Amérique. Plaidoyer pour une réparation, traduit de l’anglais par Karine Lalechère, préface de Christiane Taubira, Paris, Autrement, 2017.
• We Were Eight Years in Power. An American Tragedy, Londres, Hamish Hamilton/Random House, 2017, traduction française : Huit ans au pouvoir. Une tragédie américaine, traduction de Diana Hochraich, Paris, Présence Africaine, 2018.
• The Water Dancer. A Novel, New York, One World/Random House, 2019.
Articles sur le hip-hop :
• « The Mask of Doom. A nonconformist rapper’s second act », The New Yorker, 21 septembre 2009.
• « Hip-Hop Speaks to the Gun », New York Times, 6 février 2013.
• « The World that Hip-Hop Made », The Atlantic, 22 février 2013.
• « Ta-Nehisi Coates on Race, Hip-Hop and Being Praised by Toni Morrison », Entretien avec Simon Vozick-Levinson, Rolling Stone, 16 juillet 2015.
• Ta-Nehisi Coates, « I’m not Black, I’m Kanye », The Atlantic, 7 mai 2018.
Pour citer cet article :
Emmanuel Parent, « Black sounds matter. Le hip-hop dans l’œuvre de Ta-Nehisi Coates »,
La Vie des idées
, 9 juin 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Black-sounds-matter
Nota bene :
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[1] Titre original : Between the World and Me, 2015. Voir la recension de Nicolas Martin-Breteau paru dans La Vie des idées du 3 février 2016 : « Le racisme comme expérience viscérale ».
[2] Ta-Nehisi Coates, « Notes de la quatrième année », dans Huit ans au pouvoir. Une tragédie américaine, traduction de Diana Hochraich, Paris, Présence Africaine, 2018, p. 92-93.
[3] Ta-Nehisi Coates, « Notes de la septième année », dans Huit ans au pouvoir, op. cit., p. 172-173.
[4] Sur les positions respectives d’Ellison et Baraka/LeRoi Jones sur la musique, voir Emmanuel Parent, « Ellison, critique de LeRoi Jones », L’Homme, n° 181, 2007, p. 131-150.
[5] Stanley Crouch, The All-American Skin Game : Or, the Decoy of Race, New York, Pantheon Books, 1995 ; Paul Gilroy, « “After the Love Has Gone” : bio-politics and ethopoetics in the black public sphere », Public Culture, n° 7, 1994, p. 49-76 ; John McWorther, All About the Beat : Why Hip-Hop Can’t Save Black America, Gotham Books, 2008 ; Thomas Chatterton Williams, Une Soudaine liberté. Identité noire et culture urbaine [2011], traduit de l’américain par Colin Reingewirtz, Paris, Grasset, 2019 ; sur ce dernier auteur, voir notamment l’entretien paru dans Books & Ideas : « Black Men and the choice of masculinity ».
[6] Ta-Nehisi Coates, Le Grand Combat, traduction de Karine Lalechère, Paris, Autrement, p. 119.
[7] « I was worn down by the petty beefs between rappers, by the murders of Tupac and Biggie, and by the music’s assumption of all the trappings of the celebrity culture in which it now existed » Ta-Nehisi Coates, « The Mask of Doom. A nonconformist rapper’s second act », The New Yorker, September 21, 2009 (mis en ligne le 21 septembre 2009, consulté le 11 février 2020).
[8] « A rap album is an auto biographical comic book, whose author styles himself as a twisted, oft put-upon antihero. Carlton Ridenhour, a Long Island native who studied graphic design in college, picked up a mike and became Chuck D, an enemy of the state, a revealer of racist conspiracies, a militant watched by the F.B.I. Christopher Wallace was morbidly obese and, by his own assessment, “black and ugly as ever,” but when he became Biggie Smalls he transformed himself into a Lothario whose hits, like “One More Chance,” portrayed him as a prolific cuckold artist. At various moments, the rapper Nas billed himself as Nasty Nas (corner seer), Nas Escobar (gangsta drug kingpin), and Nastradamus (sanctimonious, persecuted celebrity). » Ta-Nehisi Coates, « The Mask of Doom », art. cit.
[9] Coates prête ainsi à son narrateur le jeune Hiram Walker la pensée suivante : « Être esclave, c’est porter un masque. » « To task is to wear a mask. », The Water Dancer. A Novel, New York, One World/Random House, 2019, p. 311.
[10] Sur cette thématique du masque dans la performance noire, la littérature scientifique est littéralement pléthorique. On pourra par exemple consulter en français : William Lhamon, Jr., Raising Cain. Représentations du blackface de Jim Crow à Michael Jackson [1998], traduction de Sophie Renaut, Paris, Kargo/L’Éclat, 2004. Pour une étude approfondie des stratégies rhétoriques du gangsta rap et sa dimension critique, on pourra se référer à Eithne Quinn, Nuthin’ but a “g” thang. The culture and commerce of gangsta rap, New York, Columbia University Press, 2005.
[11] On peut ainsi trouver un débat informel en ligne avec John McWorther sur la valeur du rap, après que Coates ait épinglé dans son blog l’ouvrage à charge de ce dernier contre le hip-hop All about the beat… (op. cit.). Voir : https://www.youtube.com/watch?v=tXjfZkJ2qos
[12] « Tu n’as pas besoin de croire que le policier qui a étranglé Eric Garner est sorti ce matin-là dans le but de détruire un corps. Tout ce que tu dois comprendre, c’est que ce policier porte en lui le pouvoir et la puissance d’un État américain et le poids de l’héritage national, deux choses qui font que parmi l’ensemble des corps détruits chaque année, le nombre des corps noirs est bien supérieur, et ce dans des proportions hallucinantes. Voilà ce que je voudrais que tu saches : en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage. » Ta-Nehisi Coates, Une Colère noire. Lettre à mon fils, Paris, Autrement, 2016, p. 139. On peut rappeler que la mort de George Floyd lundi 25 mai 2020 est un remake absolument tragique de celle de Garner en 2014. Tous deux sont décédés des mains de la police en répétant exactement la même phrase : « I can’t breathe ».
[13] Voir par exemple son essai sur les réparations de l’esclavage et la politique du logement dans la ville de Chicago : « The Case for reparations » (2014), traduit en français sous le titre : Le Procès de l’Amérique, Paris, Autrement, 2017.
[14] Les critiques de jazz ont depuis longtemps relevé comment des attitudes de la vie quotidienne (l’irrévérence, la nonchalance, la séduction agressive, la dévotion, la spiritualité etc.) se traduisaient musicalement dans les styles individuels de chaque musicien (au travers d’expressions comme playing hot, cool, funky, churchy, soulful, etc.). Pour Amiri Baraka : « La musique noire est essentiellement l’expression d’une attitude concernant le monde, et seulement ensuite une attitude concernant la technique musicale », dans Musique noire, Paris, Buchet-Chastel, 1969, p. 17.
[15] Ta-Nehisi Coates, Le Grand Combat, op. cit., p. 120.
[16] Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop. Une histoire de la génération hip-hop, traduction Héloïse Esquié, Paris, Allia, 2006, chapitre 11.
[17] « Their music is not so much interested in exalting to our preferred values as constructing a fantasy wherein the author has total control and is utterly invulnerable. » Ta-Nehisi Coates, « Hip-Hop Speaks to the Gun », New York Times, mis en ligne le 6 février 2013, consulté le 11 février 2020).
[18] « “Good Kid” is narrative told from behind the mask. Fantasies of rage and lust are present, but fear pervades Lamar’s world. He pitches himself not as “Compton’s Most Wanted” but as “Compton’s Human Sacrifice.” He loves the city, even as he acknowledges that the city is trying to kill him. “If Pirus and Crips all got along,” he says, “They’d probably gun me down by the end of this song.” » Idem.
[19] Merci à Thomas Bertail, doctorant en histoire de l’art à l’université Rennes 2, pour ses réflexions au sujet du Black Lives Matter.
[20] Ta-Nehisi Coates, « Notes de la septième année », dans Huit ans au pouvoir, op. cit., p. 174.