Paru peu de temps avant la disparition de son auteur, ce recueil rassemble quatre études consacrées à Montesquieu, dont un essai inédit, rédigé au début des années 1980. Le commentaire proposé par Bernard Manin frappe par sa manière de renouveler des problèmes interprétatifs extrêmement débattus – celui du statut, dans l’Esprit des lois, de l’éloge du régime anglais ou du commerce, du rapport aux Anciens ou à la monarchie française, du meilleur régime, ou encore de la postérité de la philosophie politique de Montesquieu dans la Révolution française. Ce renouvellement est permis par une lecture attentive des textes, résolument anti-straussienne en ce qu’elle entend donner une teneur philosophique plutôt qu’un sens prudentiel aux apparentes contradictions ou difficultés de l’œuvre du célèbre auteur du XVIIIe.
La puissance du commentaire tient également à son engagement dans la discussion avec d’autres interprètes majeurs dont B. Manin prend au sérieux les lectures, tout en les confrontant aux textes qu’elles passent sous silence ou minorent. L’unité du volume réside d’abord dans la critique de deux grandes lectures de Montesquieu, la lecture marxienne d’Althusser – qui rattache les thèses de l’auteur au parti-pris de sa classe nobiliaire – et une certaine lecture libérale [1] – qui voit dans l’Angleterre commerçante et individualiste, dont le pouvoir politique est circonscrit, la société idéale. Ces deux interprétations majeures sont renvoyées dos à dos en ce qu’elles ne prennent pas au sérieux la thèse de Montesquieu sur la pluralité des bons régimes, c’est-à-dire des régimes modérés, et son attention aux différentes manières d’atteindre la liberté politique en limitant le pouvoir tout en garantissant la stabilité de l’État.
On comprend alors que, par l’analyse des textes du célèbre théoricien de la distribution des pouvoirs, B. Manin cherche à produire une critique interne du libéralisme : sa lecture s’oppose à un « libéralisme unitaire », qui fixe « de façon univoque et une fois pour toutes les limites que le pouvoir ne doit pas franchir » (p. 166). La thèse qui traverse le volume peut donc être discernée dans la défense d’une « conception libérale pluraliste », dont Montesquieu serait à l’origine, affirmant l’impossibilité d’ériger une règle absolue déterminant le bien politique, à rebours d’un « libéralisme individualiste » (p. 171) qui a ceci de commun avec le républicanisme qu’il offre une vision unitaire du bien et du régime politique qui l’accomplit.
La fixité des régimes
Loin d’un éloge univoque du régime anglais, l’auteur de l’Esprit des lois tient en haute estime la monarchie tempérée dont le modèle serait la monarchie française avant sa dérive absolutiste. Le chapitre inédit du présent ouvrage montre qu’il faut d’abord discerner les thèses que Montesquieu ne convoque pas, faisant ainsi émerger la grande originalité de l’auteur. Le pouvoir du roi n’est pas, comme chez Bossuet, soumis aux lois de la justice divine ; la distinction entre monarchie et despotisme ne tient pas non plus au respect de lois naturelles. Montesquieu fait redescendre, si l’on peut dire, la modération du pouvoir, du ciel sur la terre : elle doit être trouvée dans des dispositions institutionnelles qui ne s’adossent à aucune instance transcendante ou universelle.
Mais certaines théories de la monarchie française [2], bien connues de Montesquieu, invoquent des lois positives explicites, auxquelles le monarque est soumis, énonçant les principes de l’hérédité de la Couronne, de l’inaliénabilité du domaine royal, de l’indisponibilité de la Couronne, de la catholicité du roi, ou encore les droits des parlements à vérifier les lois et le droit de remontrance. Comment comprendre alors que Montesquieu ne fasse pas allusion aux différents débats sur le contenu des lois fondamentales ? Selon l’interprétation de B. Manin, l’auteur ne veut retenir de celles-ci que leur forme (qui implique la stabilité) et leur objet (ce sur quoi elles doivent porter, la sphère constitutionnelle), mais leur contenu spécifique est, à la rigueur, indifférent. Là où les straussiens en font un art d’écrire, la tâche que s’assigne B. Manin est de donner aux silences et aux réélaborations terminologiques de l’auteur une teneur philosophique.
Dans la monarchie, dépôt des lois et lois fondamentales sont indissociables, car cela donne aux lois leur fixité, concept qui constitue une des pierres angulaires de l’analyse. Là où toute volonté est sujette au caprice, là où tout individu qui détient un pouvoir est prompt à en abuser, il faut un point fixe qui soit indépendant de cette menace, socialement déstabilisante, individuellement effrayante, et dissolvant potentiellement tout ordre. La fixité peut donc être définie par ce qui résiste à l’arbitraire de la volonté, ce qui est indépendant du vouloir capricieux des hommes. Pourtant, même dans le despotisme, érigé par Montesquieu au rang de régime à part entière, subsiste une certaine fixité, sans laquelle ce serait le chaos. Mais celle-ci n’est pas interne au gouvernement politique, elle repose sur la religion (EL, XXVI, 2). La monarchie se définit par la « stabilité dans la sphère de la loi » (p. 38), là où le despotisme ne trouve une forme de stabilité qu’extérieure au politico-juridique. Un des critères de description et d’évaluation des sociétés chez Montesquieu est donc leur stabilité, sans que celle-ci ne soit le seul critère ni qu’elle soit atteinte de la même façon par les différents régimes. Contre une lecture classique qui fait de Montesquieu le père de la sociologie (jugée réductrice en ce que l’auteur se contenterait de décrire les sociétés), B. Manin insiste à la fois sur la dimension normative de sa philosophie et sur la relative indétermination ou pluralité des normes.
La limitation interne du pouvoir monarchique
Dans le débat sur les droits des Parlements, B. Manin rappelle que le point de discussion central portait sur la question de savoir si un droit de refuser la loi pouvait être reconnu à ces derniers, ce qui reviendrait à les ériger en contre-pouvoir, en limite institutionnelle externe au pouvoir royal, donc à partager la souveraineté. Cette thèse, notamment défendue par Bernard de La Roche-Flavin, président du parlement de Toulouse, en 1621 dans un ouvrage intitulé Treize Livres des Parlements de France, est récusée par Montesquieu : « le dépôt des lois n’enveloppe aucun droit de résistance des corps dépositaires » (p. 43). Comment donc ce qui ne fait que recueillir, annoncer et rappeler les lois, peut-il limiter le pouvoir ? Si Montesquieu accorde au pouvoir royal la seule puissance de faire les lois ou de les abroger, il s’écarte en revanche d’une position qui, de Hobbes à Rousseau, accorde au pouvoir souverain la faculté sans réserve et instantanée de se délier des lois passées. C’est ici un point capital de l’interprétation de B. Manin : la dimension temporelle acquiert une fonction limitative du pouvoir en un double sens – le Parlement rappelle au roi les lois passées ; les médiations relatives au dépôt des lois introduisent une lenteur bénéfique.
D’une part, les dépositaires des lois n’opposent pas leur volonté à celle du souverain, mais lui rappellent sa propre volonté (ou celle de ses prédécesseurs). En ce sens, le pouvoir royal est tenu par les lois passées qu’il a lui-même édictées. Monarque et despote n’ont pas de pouvoir supérieur à eux ni de contre-pouvoir face à eux (au sens fort du terme, c’est-à-dire d’un droit de veto). Mais la différence est d’ordre temporel : la volonté despotique est instantanée. B. Manin permet de discerner un sens de l’arbitraire qui ne tient pas tant ici à l’injustice de la volonté (même si elle peut être définie ailleurs par sa cruauté) qu’à son instantanéité dissolvant le temps passé. L’irrationalité est dans la volonté qui n’est liée à aucune temporalité. D’où cette thèse paradoxale énoncée par B. Manin : « L’irréversibilité de la loi est une des conditions de la liberté. » (p. 49)
D’autre part, la limitation temporelle est garantie par la lenteur dans les procédures, qui empêche le souverain de vouloir une loi qui n’aurait qu’une utilité éphémère : « la fixité et la lenteur d’exécution exercent une action cathartique sur une loi dont l’origine humaine est pleinement assumée » (p. 53). De même que la modération du régime anglais tient à la distribution des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, la modération monarchique tient à cette « limitation interne de la souveraineté » (p. 61). Dans les deux cas, la loi fixe et établie est la condition de la liberté politique.
Cependant, une fixité absolue serait à la fois impossible – les circonstances changent, il y a une vie sociale – et condamnerait le pouvoir politique à l’impuissance – il ne pourrait plus rien faire de nouveau. La modération s’écarte donc de deux extrêmes, tant la fixité que l’instabilité absolues, qui sont deux figures du despotisme : l’instantanéité de la loi despotique dissout l’idée même de loi, mais l’éternisation de la loi serait tout aussi menaçante, car elle signifierait son inflexibilité face à des circonstances changeantes, son incapacité à convenir à ces rapports extra-juridiques qui font le cœur de l’esprit des lois, une lettre de la loi perdant tout esprit. La difficulté à laquelle se confronte Montesquieu est de conjuguer l’immanence du pouvoir politique avec l’érection de digues contre le despotisme, risque qui hante particulièrement le régime monarchique.
B. Manin insiste essentiellement sur les limitations internes de la souveraineté. On pourrait lui faire le reproche de minorer la modération du pouvoir monarchique par la noblesse. En effet, aux yeux de Montesquieu, le contenu des lois fondamentales du gouvernement monarchique est indissociable des corps intermédiaires. S’ils ne doivent pas être compris comme des contre-pouvoirs, comme le montre B. Manin, au sens où ce ne sont pas des pouvoirs autonomes qui pourraient venir disputer la souveraineté royale, Montesquieu les conçoit à la fois comme limitation interne de la souveraineté monarchique, et comme puissance stabilisatrice du pouvoir royal, garantie paradoxale de son respect.
Le pouvoir des corps intermédiaires empêche l’absolutisme tout en favorisant l’obéissance. Montesquieu considère ces « puissances intermédiaires dépendantes » comme des garants de la stabilité du régime, non seulement en tant que transmetteurs des décisions royales, les temporisant et les amortissant (selon les termes de B. Manin), mais aussi en tant que puissances de liaison entre le roi et le peuple, contenant les débordements de ce dernier. Aussi le monarque doit-il bien se garder de voir dans la noblesse des frondeurs ou des séditieux et de l’« avilir » (EL, V, 11).
Mais la limitation du pouvoir monarchique n’est pas seulement interne et procédurale, elle comporte une dimension sociale. L’honneur, ce « préjugé sur sa personne et sa condition » (EL, III, 6), cet amour de la distinction qui a ses propres codes, limite la puissance prescriptive du pouvoir royal et pourrait l’emporter en cas de conflit avec les lois du Prince (IV, 2). En s’efforçant de critiquer la lecture d’Althusser, unilatérale en ce qu’elle reconduit les thèses de Montesquieu à un parti-pris féodal, la lecture de B. Manin pourrait sembler cependant résorber cette tension au sein du régime monarchique.
Le pluralisme des biens politiques
À partir de cette réflexion sur la limitation de la monarchie, ce qui importe à B. Manin est de révéler chez Montesquieu la thèse d’une indétermination relative du bien politique, justifiant la pluralité des régimes. Dans le chapitre intitulé « Montesquieu et la politique moderne [3] », B. Manin restitue la thèse de Thomas L. Pangle dans Montesquieu’s Philosophy of Liberalism. A Commentary on The Spirit of Law (1973), selon laquelle le philosophe se situerait résolument du côté des Modernes, pour qui le seul but de la politique est la préservation de la vie et de la liberté des individus, là où la politique des Anciens visait la perfection de la nature humaine et la vie bonne – Pangle reprenant ici à son compte le partage établi par Leo Strauss. Selon Pangle, l’éloge de l’Angleterre montre que l’Esprit des lois ouvre la voie au libéralisme visant la sécurité individuelle et la poursuite par chacun de ses objectifs particuliers. L’aspect le plus fécond, aux yeux de B. Manin, de la lecture de Pangle tient à l’opposition entre deux formes de république, l’une fondée sur la participation, l’autre dite libérale, permettant de souligner que Montesquieu introduit une tension nouvelle entre la démocratie et la poursuite de ses intérêts privés.
Cependant, B. Manin montre que l’accent mis par Pangle sur le désir de sécurité rabat d’une certaine façon Montesquieu sur Hobbes, sans tenir compte du sens majeur donné à la sûreté, comprise non pas seulement comme protection contre les agressions individuelles, mais comme protection des citoyens contre la toute-puissance des gouvernants. De plus, malgré l’éloge indéniable du régime anglais, on ne saurait « le considérer comme la seule solution que proposerait Montesquieu » (p. 125) [4]. B. Manin met alors en lumière l’originalité, négligée par Pangle, de « l’irréductible indétermination qui caractérise, dans l’Esprit des lois, le bien politique », sans pour autant (et c’est tout l’intérêt de la thèse) renvoyer à un pur relativisme (p. 126).
Ce faisant, B. Manin renouvelle l’interprétation très débattue du mot d’ordre de l’auteur des Lumières, dans une discussion serrée avec la perspective aristotélicienne : la modération n’est pas tant à comprendre comme la recherche du juste milieu que comme l’exigence de concilier deux impératifs contraires qui ont chacun leur importance (par exemple, la nécessité de se méfier de la multiplication de réglementations qui sont le symptôme d’abus de pouvoir, et celle d’introduire des formalités dans la procédure qui protègent du despotisme), sans que l’on puisse indiquer a priori « la juste mesure, ou le moyen terme » (p. 131). Si Montesquieu récuse les solutions extrêmes, il cherche aussi à discerner les différents principes en tension, face auxquels plusieurs solutions sont praticables.
L’interprétation de l’Esprit des lois engage alors une lecture bien plus ample de la ligne de partage des théories politiques : à des lectures historicistes, voire progressistes, qui reposent sur le clivage entre Classiques et Modernes, B. Manin substitue une ligne conceptuelle « entre les théories politiques de la pluralité qui accordent une place à l’indétermination (quelle que soit son origine) et les théories unitaires qui, de Platon à Hobbes et Rousseau, cherchent à déterminer le principe universel (donc unique) fondant une société unifiée » (p. 139). C’est alors un autre sens qui est magistralement donné par B. Manin au libéralisme de Montesquieu, « une sorte de libéralisme de second degré : importer les institutions d’un peuple chez un autre, c’est faire violence à la tradition du second, c’est encore imposer. Montesquieu rejette une imposition non libérale du libéralisme » (p. 154).
C’est aussi sur cette relative indétermination – il y a un mal (le despotisme), mais plusieurs biens – que butent les acteurs de la Révolution française, car ils rejettent « cette rationalité de type prudentiel qui s’exprime sous une forme moderne dans la théorie de la modération » (p. 177). Il n’en demeure pas moins que ceux-ci sont les héritiers de la définition des fonctions étatiques, du principe de non-cumul des trois pouvoirs et de la limitation du pouvoir par le pouvoir – la confrontation entre leurs différentes interprétations de ces principes, permettant de restituer certaines lignes de fractures entre révolutionnaires, selon le troisième essai.
De façon analogue, le pluralisme de Montesquieu explique qu’il ait pu être tiré du côté du libéralisme comme du républicanisme. La tension entre l’éloge de la vertu antique et celui du commerce dans l’Angleterre moderne ne révèle aucunement une contradiction, mais le « principe positif, et explicitement assumé de sa théorie : la reconnaissance d’une pluralité de biens en politique » (p. 201), principe qui permet à Montesquieu de mener de façon originale « une réflexion systématique sur les rapports entre la république et le commerce » (p. 221), ce dernier n’étant pas nécessairement vu comme fauteur de luxe et de corruption. Par l’analyse des républiques commerçantes, Montesquieu pense donc également une pluralité de formes possibles au sein d’un même type de régime.
Par-delà les débats interprétatifs, ce qui est intéressant in fine est de comprendre ce que l’auteur des Principes du gouvernement représentatif, ouvrage lui-même devenu un classique, était venu chercher chez Montesquieu. B. Manin le voyait moins en fondateur des sciences sociales, qu’en philosophe politique, tentant de discerner les forces et les faiblesses des institutions, chaque régime étant un « chef-d’œuvre de législation » (EL, V, 14), c’est-à-dire aussi un chef-d’œuvre de limitation du pouvoir par le pouvoir. Il tenait à voir dans l’Esprit des lois « non pas un livre d’endoctrinement, mais un véritable projet d’éducation philosophique des législateurs et des gouvernants » (p. 103). L’héritage fécond de la pensée de Montesquieu tenait sans doute à ses yeux dans cette pensée originale de la pluralité – pluralité des biens politiques, des régimes modérés, des pouvoirs, des forces qui animent le corps social. Grâce à Montesquieu, il s’agissait de concevoir une autre perspective possible pour le libéralisme, une conception libérale dite pluraliste, qui se prolongea chez les constituants états-uniens.
Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, « L’avocat du diable », 2024, 250 p., 24 euros.