Recensé : Christophe Morin, Au service du château, L’architecture des communs en Île-de-France au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, 35€.
La Révolution française a cristallisé autour du château de Versailles l’image de l’absolutisme royal, dont les raffinements architecturaux et artistiques ont longtemps été assimilés à une forme de débauche morale et politique, assimilée à l’Ancien Régime. Au XIXe siècle, le roman gothique, le romantisme et les restaurations de Viollet-le-Duc ont légué un imaginaire du château médiéval fortifié, emblème de la seigneurie et de ses pouvoirs civils et militaires. Christophe Morin s’intéresse à d’autres châteaux — ceux, très nombreux, qui se sont multipliés en France tout au long du XVIIIe siècle, sous la Régence puis sous les règnes de Louis XV et Louis XVI, dans la grande et la petite noblesse, mais aussi dans la haute bourgeoisie financière qui cherchait à conquérir les attributs du pouvoir symbolique de la monarchie. En dépit de quelques excursions en Normandie, Picardie et Touraine, l’espace géographique que privilégie l’auteur est l’Île-de-France, qui fut le laboratoire incontestable de l’architecture castrale et de ses évolutions à l’époque des Lumières, entre ville et campagne, à proximité de Paris et Versailles. Mais, comme l’indique le beau titre du livre, l’objet d’étude est moins le château, auquel des travaux importants ont déjà été consacrés [1], que l’ensemble des bâtiments d’utilité qui servent à la vie du château et de ses occupants, maîtres, domestiques et valets.
À partir d’enquêtes de terrain et de campagnes photographiques — car nombre de ces édifices subsistent aujourd’hui, partiellement ou totalement —, dont les résultats ont été confrontés à des recherches d’archives, de plans et de projets, et sans jamais perdre de vue les écarts entre la théorie et les réalisations des architectes du temps (Ledoux, Antoine, Brongniart ou Chalgrin, pour ne citer que les plus éminents), Christophe Morin porte un regard analytique et savant sur des espaces utilitaires jusqu’alors plutôt négligés par l’histoire de l’art et l’histoire de l’architecture. En fin connaisseur des usages, des goûts et des comportements soumis à la convenance, en observateur méticuleux des distributions spatiales et des contraintes techniques de la construction, l’auteur dresse d’abord une typologie des dépendances ou des communs en regard du corps de logis, c’est-à-dire considérés non plus comme des lieux accessoires aménagés au fils du temps et des besoins, mais inscrits dans le programme architectural du château et des jardins attenants. C’est donc à l’appréhension d’une « vie de château » indirecte, que l’ouvrage nous invite, où priment les bâtiments d’utilité, selon un paradoxe qui traverse le XVIIIe siècle : comment ces espaces de service peuvent-ils participer au pouvoir, au prestige et au confort du propriétaire du château, sans être d’une présence incommodante ?
Aux alentours du château
Ainsi, à travers les quelque 70 édifices dont il étudie les communs, Christophe Morin passe en revue les différentes dépendances du château, leur théorisation et leur destination, leurs fonctions et leurs usages, leur articulation, selon une série d’approches qui associent les outils de l’histoire de l’architecture, de l’histoire politique et sociale et de l’anthropologie culturelle — l’auteur connaît bien les travaux de Jean-Louis Flandrin [2] et de Daniel Roche [3]. Son cheminement part des espaces contigus au logis du seigneur pour s’éloigner progressivement à travers les jardins. Ce parcours permet de spécifier d’abord les espaces du service de la bouche : les cuisines et l’office, les fournils et les points d’eau, dans leurs rapports avec la salle à manger et le service, avec leurs variantes et leurs inconvénients : en aile ou en sous-sol. À la suite, l’auteur s’intéresse aux lieux de conservation, dont le statut est plus ambigu, confondant parfois l’usage et l’agrément, comme l’orangerie implantée comme un bâtiment d’utilité mais perçue aussi comme un lieu de plaisir et de fantaisie, un espace de collection et de spectacle, dont les exigences d’isolation et de chauffage ont pu être comprises comme des solutions adaptables au château, pour le confort de ses habitants. Puis, viennent les glacières, dont l’établissement et le fort développement doivent être rapportés à l’essor du « boire à la glace », mis à la mode par Procope. Christophe Morin restitue le principe simple du fonctionnement des glacières, leur intendance et leur remplissage, qui déterminent leur implantation souterraine, leur construction maçonnée et l’orientation au nord de leurs ouvertures. Il montre aussi comment elles sont progressivement intégrées au jardin dont l’ombre les protège, puis à ses fabriques. Dans un second temps, l’ouvrage interroge les espaces dévolus aux domestiques, selon leur fonction et leur rang, d’après leur degré d’éducation et d’intimité avec les maîtres : ceux-ci varient, à l’intérieur même du château pour les valets au service des seigneurs, dans les dépendances selon leur affectation aux écuries ou au chenil — avec une situation particulière pour le jardinier, nouveau Candide des Lumières, disposant d’un espace autonome à portée du potager. Enfin, Christophe Morin scrute les espaces importants dédiés aux animaux et qui sont, peu ou prou, dédiés à la vénerie : les écuries comprenant les stalles des chevaux, les greniers à fourrages et à céréales, les remises à carrosses, la sellerie et la maréchalerie ; le chenil pouvant abriter des meutes parfois nombreuses, comme celles du duc de Penthièvre (à Septeuil) ou du prince de Condé (à Chantilly) ; la faisanderie, enfin, qui permet l’élevage en couveuses et volières, tant pour le plaisir de la chasse que pour la distraction de la promenade et le prestige de l’attraction.
L’organisation des communs
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Christophe Morin étudie l’organisation prévalant à la construction et à la décoration de l’architecture des communs, que le XVIIIe siècle ne considère plus comme un simple lieu utilitaire, mais comme l’un des éléments constitutifs de la mise en valeur du château. L’équation à laquelle se trouvent confrontés les architectes est celle de l’intégration des communs à une propriété organisée selon un plan centré, où le corps de logis reste le point focal, déterminant les circulations et les distributions, conformément au critère de convenance. C’est donc désormais, sur le modèle versaillais et de ses dérivés (Trianon ou Marly), une attention d’ensemble qui est accordée à ces bâtiments, corrélativement au château et à ses jardins, à ses accès, à ses rapports avec la topographie locale, à la nature et au village environnants. Communs et dépendances sont subordonnés au logis principal, mais ils participent de la rationalisation de l’espace, de l’ordonnancement de la propriété et de la valorisation du château qu’ils servent. La symétrie des implantations, la hiérarchie des constructions, les proportions des bâtiments d’utilité et leur décor, assurent aussi la lisibilité de l’ordre seigneurial, conciliée avec les besoins de la vocation nouvelle du château devenu lieu de villégiature. C’est dans une série d’équilibres complexes — entre l’utilité et l’agrément, entre la fonctionnalité et la proclamation, entre la visibilité et la hiérarchie —, que Christophe Morin étudie les plans, les élévations et les programmes sculptés de ces édifices : bas-reliefs de chiens dans les feuillages aux frontons des chenils, iconographie du cheval, scènes de chasses ou figures mythologiques ovidiennes dans les archivoltes d’écuries, attributs du jardinage à l’avant-corps des orangeries…
Small is beautiful
Dans la dernière partie de son étude, l’auteur s’interroge sur « la fiction d’habiter une petite maison », qui se répand dans la société française aisée du XVIIIe siècle, alors que le roi lui-même cherche à s’affranchir du poids de l’étiquette royale en recherchant la vie des « petits appartements » et en s’échappant de Versailles pour Trianon, où il séjourne dans l’illusion d’ « un pavillon en dépendance du principal château » — dans une maison de campagne, qui semble dépourvue de communs et qui feint de s’apparenter elle-même à un bâtiment d’agrément. Il résulte de ces nouvelles conceptions, également fécondées par le palladianisme et l’architecture anglaise, des codes sociaux et des cadres de vie qui changent et suscitent une inflation de constructions, considérant le domaine comme une composition en trompe-l’œil, où les bâtiments d’utilité devront être dissimulés dans les jardins (anglo-chinois ou à l’anglaise) [4] ou la verdure des charmilles, pour ne pas rompre l’harmonie de la nature humaine et physique et pour satisfaire aux exigences de la convenance. C’est, selon Christophe Morin, un signe de la sécularisation du programme du château et de la démocratisation de cette forme d’habitat qui, dès avant la Révolution, n’est déjà plus tout à fait reconnu comme un élément symbolique du pouvoir monarchique. C’est aussi, paradoxalement, le moment où les architectes sont les plus inventifs et les plus libres, dans leurs propositions théoriques comme dans leurs créations, puisque la vie de château est en grande partie émancipée des critères de la bienséance et des obligations inhérentes à toute représentation politique ou sociale.
Enrichi d’une abondante iconographie qui accompagne la démonstration que renforcent des annexes documentaires fournies, le livre de Christophe Morin est un outil précieux à des bien des égards : il vient consolider la trop maigre bibliographie sur l’architecture du XVIIIe siècle et plus particulièrement celle sur les châteaux, les jardins et les folies de l’âge classique, en examinant une série d’objets souvent considérés comme mineurs ; il ouvre aussi la voie à une histoire transdisciplinaire de l’architecture comme forme pétrie de considérations esthétiques et philosophiques, politiques, sociales et culturelles ; il propose enfin des considérations et des éléments d’appréciation de la France contemporaine qui, dans le sillage de la Révolution, hérita de ces édifices, les négligea parfois ou en fit un objet patrimonial [5].