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Bilan du livre à prix unique

À propos de : M. Perona et J. Pouyet, Le prix unique du livre à l’heure du numérique, Cepremap.


par Françoise Benhamou , le 16 novembre 2010


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Les économistes Mathieu Perona et Jérôme Pouyet ont évalué les effets de la loi de 1981 qui instaurait un système dit de prix fixe pour le livre. Leur jugement est mesuré et les conduit à préconiser une évolution du dispositif, tout en mentionnant l’apport du livre numérique.

Recensé : Mathieu Perona et Jérôme Pouyet, Le prix unique du livre à l’heure du numérique, Cepremap, Paris, Éditions de l’ENS, 2010, 92 p., 7 €.

C’est à un bilan fort intéressant de l’économie du livre – en France du moins – que s’attellent les économistes Mathieu Perona et Jérôme Pouyet. Les deux auteurs entendent évaluer les effets de la loi votée en 1981 en France, qui instaurait un système dit de prix fixe. Leur jugement est balancé : « le prix unique du livre n’a mérité ni l’excès d’honneur ni l’indignité dont le débat public l’a chargé » (p.13), et les conduit à préconiser une évolution du dispositif. Quelques pages sont consacrées, en introduction ainsi qu’à la fin de l’ouvrage, au livre numérique.

Le livre, bien particulier

Le livre n’est pas un produit comme les autres. Tel était le premier argument qui a présidé à l’adoption de la loi, celui de la spécificité, que Richard Caves a théorisé en 2000 [1] pour l’ensemble des industries créatives, en dressant la liste de leurs propriétés : unicité des biens, infinie diversité, impossibilité de prédire le succès. Ces propriétés impliquent une prise de risque à l’occasion de la sortie de chaque titre nouveau, dont le pendant côté consommateur est l’impossibilité de connaître la qualité du bien avant de l’avoir acheté, ce qui est le propre de tout bien dit « d’expérience ». La brièveté de la durée de vie de la plupart des titres relève tout à la fois de l’inflation de la production et des stratégies des prescripteurs qui tendent à parler de ce dont on parle déjà, dans une logique de star system ou de winner take all largement étudiée dans la littérature académique [2].

Un système de prix libre ou conseillé permet que s’exerce une concurrence par les prix ; c’est ce à quoi le législateur français a souhaité mettre fin en 1981, en instaurant un système de prix dit unique. En effet, la limitation de la marge de fluctuation à 5% du prix fixé par l’éditeur permet aux librairies indépendantes de conserver une partie du commerce des livres grand public.

En l’absence de prix unique, les best-sellers proposés en pile ou en têtes de gondole dans les grandes surfaces – généralistes ou spécialisées – peuvent être vendus avec un rabais important, la faiblesse de la marge étant compensée par la quantité vendue. Les grandes surfaces peuvent de surcroît négocier une remise élevée de la part de l’éditeur ou du diffuseur sur la base des ventes potentielles ou effectives, rétablissant ainsi des marges équivalentes à celles qui auraient été obtenues en l’absence de rabais. Elles s’accaparent ainsi l’essentiel du commerce des livres à écoulement rapide. Les librairies indépendantes, qui ne sont en situation ni de vendre de telles quantités des livres réputés « grand public », ni de négocier des remises du même niveau, perdent rapidement ce marché indispensable au détaillant qui souhaite affronter le temps long de la vente des livres « difficiles ». L’impossibilité d’assurer l’indispensable trésorerie par la vente des livres faciles afin de supporter les coûts du stockage des livres à écoulement lent constitue une menace non seulement pour la librairie, mais à terme, pour la production éditoriale la plus exigeante.

La loi de 1981 avait donc pour objectif de protéger la diversité éditoriale par la protection d’un réseau de détaillants indépendants qui substituent la concurrence en qualité à la concurrence par les prix. Elle permettait de surcroît un accès au livre assez aisé en tout point du territoire et une uniformité des prix qui évite au consommateur la recherche du point de vente proposant les prix les plus bas.

Quel bilan dresser de la loi ?

Afin d’évaluer les effets de la loi, trois dimensions doivent être prises en compte : 1/ son effet éventuellement inflationniste, qui résulterait de la protection du commerce, 2/ la solidité du réseau de détaillants et 3/ la diversité de l’offre éditoriale. Sur le premier point les auteurs sont circonspects, mais concluent à une hausse du prix du livre légèrement plus élevée que celle des autres biens culturels.

Sur le second point, les auteurs notent d’abord que la promotion est un bien informationnel public : l’effort de promotion d’un détaillant profite en partie à d’autres. Le prix unique a pour finalité d’inciter néanmoins le libraire à l’effort en vue de conserver un stock important de titres et d’en assurer la promotion, car il empêche les comportements opportunistes des clients. Toutefois, ce système conduit à fournir des rentes aux détaillants qui bénéficient de ces efforts sans en subir les coûts car les éditeurs ne peuvent moduler la marge du détaillant en fonction de l’effort fourni. La critique va même plus loin : Perona et Pouyet ajoutent que rien n’assure que les niveaux d’information et de stock visés par la loi sont conformes à ceux que choisiraient les consommateurs.

La remarque des auteurs est fondée si l’on s’en tient à l’idée que le prix unique est destiné à satisfaire « les consommateurs ». Mais on peut supposer qu’en arrière-plan de la loi, l’hypothèse est faite qu’il n’est pas incongru de demander aux consommateurs de best-sellers de payer leurs livres un peu plus cher afin que les livres difficiles puissent être publiés, distribués, promus et vendus malgré l’étroitesse de leur public et leur moindre rentabilité. La loi sur le prix unique conduit alors le consommateur de best-sellers à subventionner le consommateur de livres de moindre diffusion, ce qui est finalement conforme à l’objectif de défense de la diversité culturelle.

Ajoutons que si la loi est favorable aux intérêts des plus gros consommateurs de livres, les mieux dotés en capital culturel, comme la critique en est souvent faite, un argument permet de nuancer cette perspective sur le long terme, celui de dimension intergénérationnelle des biens culturels : de génération en génération, le souci de préserver la création ne profite pas seulement à une élite. Des livres édités aujourd’hui sont appelés à constituer demain le patrimoine littéraire de tous. La diversité culturelle et la richesse de la production des idées et de la vie littéraire constituent un legs aux générations futures.

Perona et Pouyet notent que, comme pour le prix, l’évaluation des effets de la loi sur la densité et la variété du réseau de libraires est difficile. Il nous semble toutefois que, paradoxalement, le prix unique a bénéficié aux grandes surfaces, qui s’arrogent une part élevée de marché sans subir les coûts de l’information à destination des consommateurs, ni de coûts de stockage d’un nombre élevé de références. La loi a créé un avantage comparatif pour deux maillons de la galaxie des points de vente : d’une part ceux qui vendent quasi-exclusivement des livres faciles et qui continuent de capter une part importante de ce marché tout en bénéficiant de marges confortables liées à l’absence de rabais [3], et, d’autre part les libraires indépendants qui développent des stratégies de qualité pour des lectorats assez conséquents. Au milieu, les petites et moyennes librairies semblent avoir plus de mal à tirer véritablement profit de la loi. Mais sans celle-là, peut-être auraient-elles franchement disparu. Au Royaume-Uni où le Net Book Agreement (prix unique établi par accord interprofessionnel) a été abandonné en 1997 [4], les chaînes ont absorbé une large partie du marché de détail, à l’exception de libraires très spécialisés [5], et même un best-seller comme Harry Potter a fait perdre de l’argent aux libraires tant la course aux rabais a rogné les marges effectives.

Comment mesurer la diversité éditoriale ? Le seul critère objectif est le nombre de titres nouveaux (nouveautés et nouvelles éditions) édités chaque année : entre 1985 et 2008 celui-ci passe de 39 054 à 76 205. Certes, cette croissance peut aller de pair avec une plus grande standardisation de l’offre, mais elle témoigne de la vitalité du secteur. Afin d’aller plus loin, Perona et Pouyet proposent de rapprocher la part du segment « arts et littérature » et le régime de prix appliqué au livre par une vingtaine d’États. Cette part est plus élevée en cas de prix unique mais on ne saurait surinterpréter ce résultat pour en déduire une supériorité de ce régime de prix pour la défense du segment le plus créatif de la production éditoriale.

On notera donc que cette loi fort consensuelle a eu des effets plutôt positifs, bien que souvent surévalués. Les auteurs omettent d’ailleurs de noter qu’elle était controversée dès le départ, même si elle fut votée à l’unanimité : elle rencontra la fureur des centres Leclerc, l’hostilité de la FNAC, mais aussi la méfiance des libraires devant un régime de prix qui leur retirait une part de leur liberté commerciale et l’agacement des gros acheteurs de livres qui fréquentaient assidument les FNAC aux rabais de l’ordre de 20% du prix conseillé.

Vers une adaptation du prix unique ?

Petite taille des libraires, faible modernisation de la plupart d’entre elles et difficulté à se voir rétribuées en fonction de l’effort fourni en qualité sont selon Pouyet et Perona des effets pervers de l’application du prix unique, que les groupements de libraires parviennent quelque peu à compenser. C’est pourquoi ils proposent d’aménager le dispositif au profit d’un prix fixé de manière souple, révisable par l’éditeur à tout moment, et qui ouvrirait la possibilité de traiter une partie des titres en régime de prix libre. L’avantage serait de récompenser le lecteur précoce d’un titre encore peu connu par un prix faible susceptible d’être ultérieurement ajusté à la hausse. Cette forme indirecte de subvention au lecteur audacieux se combinerait à un ajustement des marges consenties par les éditeurs aux détaillants en fonction de leurs efforts et de leur capacité à vendre des titres nouveaux et innovants ainsi que des titres du fonds. Si la proposition est ingénieuse, on peut craindre que ce dispositif génère des coûts transactionnels élevés et contribue à une moindre transparence due à la mise en place de contrats adaptés à chaque détaillant et à leurs résultats au cas par cas. Les auteurs se réfèrent à l’efficacité de la distribution de films de cinéma aux États-Unis, qui repose sur des règles analogues. Mais peut-on comparer des règles élaborées pour une industrie qui produit quelques 200 films par an en France et 700 aux États-Unis à celles qu’il faudrait appliquer à une industrie qui en produit plusieurs dizaines de milliers en France et une centaine de milliers aux États-Unis ?

Et le livre numérique ?

Le titre du livre de Perona et Pouyet est un peu trompeur ; remarquablement mené et documenté sur la question de la loi sur le prix unique pour le livre papier, il ne traite du livre numérique qu’en quelques pages à peine, et omet de discuter la question cruciale du différentiel de TVA entre livre numérique et livre papier.

La régulation renvoie à la définition du livre numérique (« homothétique », c’est-à-dire simple transposition du livre papier, ou enrichi de diverses fonctionnalités ?) et de ses supports de lecture (ordinateur, tablette, téléphone, console) [6]. Une large partie du monde éditorial réclame une loi pour le numérique homothétique afin que l’éditeur conserve la maitrise du prix, et dans le but d’éviter la monopolisation des ventes par des groupes tels qu’Amazon, Apple et Google, capables de vendre à perte comme ce fut le cas d’Amazon avec le Kindle, ce qui reviendrait à créer une partition dans le domaine du livre numérique entre les fichiers « homothétiques » et les autres.

Ironie de l’histoire, un rapport rédigé par Georges Chetochine avait évoqué, avant l’adoption de la loi de 1981, l’idée de partager le marché du livre en deux sous-ensembles distincts : celui des livres difficiles à rotation lente (livres « push ») et celui des livres à écoulement plus rapide, plus ou moins pré-vendus (livres « pull ») ; cette vision avait failli conduire à la mise en place d’un double secteur, à la manière de ce qui se pratiquait au Royaume-Uni (sous le Net Book Agreement, un double système permettait à l’éditeur de choisir pour chaque titre produit le prix libre ou fixe, mais en pratique le prix libre ne concernait que quelques catégories de livres), avec un secteur protégé comportant des ouvrages difficiles sous régime de prix imposé par l’éditeur, et un secteur considéré sous régime de prix libre, constitué des livres pratiques et des best-sellers.

On peut s’inquiéter aujourd’hui de l’invention d’une partition qui, en protégeant un livre inchangé, aura l’effet de freiner la recherche développement sur les enrichissements du texte d’un côté, et la mise en place de formes commerciales nouvelles (abonnement, vente par chapitre, pay per view, bouquets, etc.) de l’autre côté. Si l’argument de la protection de la diversité culturelle demeure, le libraire n’en est plus le seul véhicule, et on peut s’attendre à des effets de « longue traine » [7] : il est fort possible que la diversité permise par la vente numérique s’avère supérieure à celle que permet la vente physique.

La partition risque de laisser le marché à d’autres que les éditeurs, moins enclins à privilégier le développement du livre numérique homothétique. Nombre d’acteurs industriels demeurent en embuscade, venus des télécommunications ou du commerce en ligne notamment. Il est vrai que le marché du livre numérique est handicapé en France par le différentiel de taux de TVA avec le livre papier : ce dernier bénéficie d’un taux réduit en France de 5,5% contre 19,6% pour le taux normal [8]. L’application de ce taux réduit est censée bénéficier au consommateur, dans la mesure où l’avantage est répercuté sur celui-ci [9]. Elle relève de l’hypothèse qu’il est sensible au prix et que le bien culturel mérite d’être indirectement subventionné car il participe du bien-être social et de la formation des hommes et des femmes. Mais ce taux réduit de TVA ne concerne pas le livre numérique, taxé au taux normal de 19,6 %, ce qui induit un surcoût de 14,1 % par rapport au livre papier. Ce traitement distinct relève de la doctrine fiscale européenne, qui traite le téléchargement de livres par fichiers numériques comme une prestation de service par voie électronique taxée au taux plein. Si plusieurs rapports ont souligné cette aberration, rédigés par Bruno Patino, Patrick Zelnik, Guillaume Cerutti, Hervé Gaymard notamment, un rapport de Yann Gaillard pour le Sénat s’en détache, arguant de ce que, « si le marché est dominé par une libraire numérique comme Amazon, c’est lui, et non les éditeurs, qui bénéficiera de la mesure ; et s’il ne l’est pas, la mesure risque de susciter un fort effet d’aubaine, et de ne pas avoir d’impact significatif sur le prix TTC du livre numérique, comme dans le cas de l’extension en 2009 du taux réduit de TVA à la restauration » [10]. Une baisse de la TVA si elle devait se produire, nécessiterait un engagement des éditeurs au sujet de leur politique de prix.

La régulation du livre se voit ainsi fragilisée. Si l’on ajoute que ses deux autres piliers, le développement des bibliothèques et le droit de la propriété intellectuelle, sont eux aussi bouleversés par le numérique, on aperçoit à quel point toute la chaine du livre et l’action des pouvoirs publics sont à repenser. Le livre de Perona et de Pouyet nous y aide grandement, même si la question du numérique n’est que trop brièvement abordée.

par Françoise Benhamou, le 16 novembre 2010

Pour citer cet article :

Françoise Benhamou, « Bilan du livre à prix unique », La Vie des idées , 16 novembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bilan-du-livre-a-prix-unique

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Caves R.E.Creative Industries. Contracts between art and Commerce, Harvard University Press, Cambridge, 2000.

[2Pour plus de détails, cf. notamment Benhamou F., L’économie du star system, Paris : Éditions Odile Jacob, 2002.

[3« Dans la grande distribution, le rayon livre serait celui qui dégagerait la plus forte marge, juste après… l’eau minérale ! », Garcia D. « Durable prix unique », Livres Hebdo, 7 juillet 2006, p. 7.

[4Le Net Book Agreement britannique était entré en vigueur en 1899 ; il instaurait un régime conventionnel de prix fixe et stipulait que le détaillant qui ne s’y conformerait pas pouvait cesser d’être approvisionné. En 1995, plusieurs éditeurs, parmi lesquels HarperCollins et Random House, ainsi que la chaîne de librairies WH Smith décident de se retirer de l’accord ; deux années plus tard, en mars 1997, la Restrictive Practices Court déclare l’accord contraire aux intérêts du public et donc illégal.

[5La revue Cultural Trends, éditée par le Policy Studies Institute, publie régulièrement des statistiques sur le marché du livre au Royaume-Uni. Sur les États-Unis on peut se référer aux travaux d’A. Schiffrin (notamment L’édition sans éditeurs, La fabrique, 2007) ; voir aussi Caves, 2000, op. cit. et le numéro spécial des Cahiers du SLF sur la situation de la librairie dans quelques pays européens (mai 2005).

[6Cf. Benhamou F. et Guillon O., « Modèles économiques d’un marché naissant : le livre numérique », Culture Prospective, 1, 2010.

[7Anderson avance qu’Internet permet la résurrection des titres délaissés mais qui auraient mérité mieux, et une vraie vie pour les petits tirages, dont le public existe, est assez important pour que les produits s’avèrent rentables, mais est trop épars pour qu’aucun détaillant ne puisse les proposer durablement. Internet permet en effet de « rassembler » des publics dispersés géographiquement et d’atteindre ainsi des un niveau de ventes suffisant afin d’amortir les petits tirages (Anderson C. The Long Tail. Why the Future of Business is Selling Less of More, (Hyperion, New York, 2006).

[8Notons qu’il est de 4% en Espagne et en Italie, 7% en Allemagne, 12% en Hongrie, 25%, au Danemark mais 0% en Irlande et au Royaume-Uni.

[9Perona et Pouyet notent toutefois que la baisse de la TVA en 1989 se répercuta dans les profits des éditeurs plutôt que dans les poches des consommateurs…

[10Patino B., Le devenir numérique de l’édition. Du livre objet au livre droit, Paris : La documentation française, 2008, Cerutti G., Toubon J., Zelnik P., Création et Internet, Rapport au Ministre de la Culture, 2010, Gaymard H., Accueillir le numérique ?, Paris : La Documentation française et Gallimard, 2010, Gaillard Y., La politique du livre face au défi numérique, Paris : Rapport pour le Sénat, 2010.

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