Pourquoi les démocraties perdent-elles certains conflits ? Par défaut de démocratie, répond Élie Baranets, exemples à l’appui.
À propos de : Élie Baranets, Comment perdre une guerre. Une théorie du contournement démocratique, CNRS Editions
Pourquoi les démocraties perdent-elles certains conflits ? Par défaut de démocratie, répond Élie Baranets, exemples à l’appui.
L’ouvrage d’Élie Baranets, tiré d’une thèse en science politique et relations internationales soutenue en 2015, propose d’expliquer pourquoi les démocraties perdent certains conflits. Il s’appuie sur la littérature en science politique, majoritairement anglo-saxonne [1], concernant les rapports des États, selon leur nature démocratique ou autoritaire, à la guerre. Au sein de la science politique, l’ouvrage se situe dans le champ d’études des guerres gagnées par les régimes démocratiques, qu’il complète opportunément en étudiant leurs défaites. Sa thèse est la suivante : les démocraties essuient des défaites lorsque leurs dirigeants politiques ne respectent pas le principe de la délibération et du consentement à l’égard des autres institutions démocratiques, à savoir le gouvernement, le parlement et le peuple.
Autrement dit, quand le chef effectif des armées d’une démocratie fonde l’entrée en guerre sur un mensonge élaboré pour obtenir l’approbation des contre-pouvoirs et du peuple, il crée un cycle vicieux. Celui-ci procède en plusieurs étapes, dont la première consiste à choisir un effort militaire restreint et inadéquat aux nécessités opérationnelles, ce qui produit des difficultés opérationnelles et tactiques. Ces piètres résultats encouragent le développement d’une contestation au sein de la société et des institutions politiques. Cette opposition mène le dirigeant des armées à faire des choix politiques restreignant encore plus les efforts militaires, ce qui mène inévitablement à la défaite.
L’auteur appuie cette thèse sur la méthode dite des « cas les plus différents » et produit une étude qualitative appliquée à un échantillon limité [2]. Il analyse d’une part la guerre du Vietnam opposant d’un côté les États-Unis et le gouvernement officiel de ce pays à une révolution communiste, soit un « État-puissance » et un régime allié contre une insurrection sur le territoire de ce dernier. Il étudie d’autre part la guerre du Liban de 1982, opposant l’État d’Israël à l’Organisation pour la Libération de la Palestine (OLP) et les troupes syriennes déployées au Liban, soit un État isolé dans son environnement géographique contre un groupe terroriste et une armée étatique ennemie sur le territoire d’un État voisin. Le rapport au temps constitue une autre différence entre ces cas : pour les États-Unis, la guerre du Vietnam a duré dix ans (1965-1975), tandis que dans le cas d’Israël, l’intervention au Liban a duré un peu plus d’un an (juin 1982-septembre 1983, et a débouché sur un retrait total de l’armée israélienne en 1985).
Le modèle théorique développé par l’auteur s’inscrit dans le courant considérant que la vie politique intérieure explique principalement le déroulement d’un événement international (la guerre). Cette politique intérieure repose sur des institutions où sont débattues les orientations politiques nationales, dont celles relatives aux conflits internationaux. Ses recherches l’amènent à reconnaître la primauté de la nature du régime sur son régime constitutionnel [3]. En d’autres termes, il établit que la violation des principes démocratiques de délibération et de consentement, plutôt que le modèle présidentiel ou le modèle parlementaire de séparation des pouvoirs, explique l’échec militaire et stratégique.
En l’espèce, les États-Unis sont un régime présidentiel, où le Président et le Congrès sont désignés par des élections différentes et sont co-dépendants, notamment pour décider de l’entrée en guerre. À l’inverse, Israël est un régime parlementaire, où le parlement investit un gouvernement de coalition après des élections législatives. Selon Élie Baranets, peu importent leurs différences d’organisation constitutionnelle : ces deux États ont perdu des guerres quand leurs dirigeants ont menti pour lancer les conflits retenus (voir ci-dessous), à la fois à leur gouvernement (Israël) ou à leur parlement (Congrès aux États-Unis et Knesset en Israël), ainsi qu’à leurs opinions publiques (les deux États étudiés).
Ce modèle s’appuie sur les postulats du modèle théorique de l’acteur rationnel, communs à toutes les démocraties, quelles que soient leurs différences institutionnelles :
– Les dirigeants démocratiquement élus cherchent à présenter leurs décisions comme des succès auprès de l’opinion publique, car ils souhaitent être réélus, ce qui les distingue des autocrates pour qui la survie à la fois physique et politique constitue une priorité ;
– L’infraction aux normes démocratiques est source d’illégitimité.
Cette volonté d’être réélu mène à vouloir présenter positivement un conflit en minimisant sa portée, d’où le choix délibéré du mensonge. L’étude comparée démontre que le président américain Lyndon B. Johnson et le ministre des armées Ariel Sharon du gouvernement de Menahem Begin ont semé les graines de leurs futures défaites en contournant les contre-pouvoirs démocratiques et en abusant leurs opinions publiques.
Le président américain Johnson a menti sur l’ampleur de l’implication militaire américaine au Vietnam, perpétuant une présence militaire remontant à ses prédécesseurs Eisenhower et Kennedy. Il fit adopter par le Congrès une autorisation pour défendre les navires américains contre ceux nord-vietnamiens en 1964, sur laquelle il fonda des déploiements militaires outrepassant une stricte mission défensive. Ceux-ci furent toujours inadéquats et nourrirent le cercle vicieux défini par Élie Baranets, notamment après l’offensive du Têt en 1968. Le gouvernement américain ne put décider un investissement militaire massif au Vietnam du fait de son mensonge originel, particulièrement après cette victoire militaire communiste. Dès lors, le public et les contre-pouvoirs s’opposèrent au conflit jusqu’à atteindre un point critique. Cela mena au retrait américain et à la victoire du gouvernement communiste d’Ho Chi-Minh en 1975.
Cette défaite résonne avec le cercle vicieux qu’Ariel Sharon dessina en Israël en 1982. Alors ministre de la Défense, il profita de la faiblesse du chef de gouvernement Menahem Begin à partir de 1981 pour imposer son choix d’un conflit dur avec les troupes syriennes stationnées au Liban et l’OLP. Il entraîna son pays dans une guerre s’étendant de juin 1982 à septembre 1985, date du retrait des troupes israéliennes. Plutôt que des frappes ciblées et des opérations limitées, choix préférés par l’état-major, il imposa une opération de grande envergure. Il justifia ce conflit en mentant sur l’ampleur du projet au sein du gouvernement, aux parlementaires, dans les médias et jusqu’aux partenaires internationaux d’Israël. Tsahal, l’armée israélienne, envahit Beyrouth, mais échoua à faire partir les troupes syriennes du Liban. Le mensonge originel prévint tout investissement militaire adéquat à l’objectif caché, restreignant les troupes qui engrangeaient pourtant victoire tactique sur victoire tactique. Ariel Sharon échoua à atteindre son objectif militaire réel puisque le conflit renforça finalement la présence syrienne au Liban. Et si l’OLP fut affectée, ce fut sans perdre ses dirigeants que l’opération israélienne ciblait. Surtout, l’opération intitulée « Paix et Galilée » fut à jamais liée aux massacres des camps de Sabra et Chalila.
Ces deux défaites se déroulèrent dans des contextes de mobilisations populaires massives d’opposition, en Israël comme aux États-Unis. L’étude révèle aussi la tendance des membres des contre-pouvoirs institutionnels (sénateurs américains, membres du gouvernement ou du parlement israélien) à se prétendre dupés pour accumuler des gains politiques. Une fois qu’il est acquis que le confit est perdu, ils s’érigent en pourfendeurs du dirigeant responsable de ces échecs.
L’ouvrage éclaire un enjeu crucial de nos sociétés démocratiques en se fondant sur une recherche de politique comparée entre deux démocraties au positionnement international spécifique et à l’engagement indéniable dans des conflits affectant l’ordre international. Il enrichit nos connaissances sur la guerre du Vietnam et la guerre au Liban de 1982 en croisant sources francophones et anglophones. En élaborant un modèle théorique parcimonieux, il permet d’ouvrir la comparaison à d’autres cas de démocratie s’engageant dans des conflits. Enfin, en s’inscrivant dans un courant spécifique de la science politique française, il contribue aux débats scientifiques sur le développement des études stratégiques et de défense en France [4], et en particulier dans les études relations civilo-militaires [5].
On pourrait se demander si le fait d’avoir mis la notion de mensonge en matière politico-militaire au cœur de la recherche ne risque pas de servir d’appui à des discours antiélitistes et populistes. Rejoindre la notion de contournement démocratique et de déni plausible, notion commune aux études de renseignement [6], pourrait constituer une piste de recherche pour produire un nuancier des décisions prises par les dirigeants politiques. Un tel nuancier permettrait d’éviter la présomption systématique de manipulation à l’égard des choix stratégiques nationaux.
par , le 1er février 2021
Thibault Delamare, « Défaites démocratiques », La Vie des idées , 1er février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Baranets-Comment-perdre-une-guerre
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[1] L’auteur fournit un état de l’art extrêmement fouillé de cette littérature spécialisée. Il complète des ouvrages en langue française partageant cette vocation, en particulier : JOANA Jean, Les armées contemporaines, Paris, Les Presses de Sciences Po, « Références », 2012, 325 p.
[2] Il se distingue des études quantitatives appliquées aux relations civilo-militaires et aux conflits, voir par exemple la thèse de Sophie PANEL : « Conflicts dynamics in democratic and autocratic regimes, 1946-2008 », Université de Heidelberg, 2015.
Pour un exemple de recherche combinant les méthodologies quantitatives et qualitatives, voir : WEEKS Jessica L., Dictators at war and peace, Cornell University Press, « Cornell Studies in Security Affairs ».
[3] l se distingue ainsi de travaux en relations civilo-militaires liant l’efficacité militaire, et ainsi d’une certaine façon la possibilité de la victoire, aux choix constitutionnels d’organisation des institutions politiques selon différentes interprétations de la notion de séparation des pouvoirs. Les régimes présidentiels ou parlementaires modèlent alors différemment les relations entre pouvoir politique et armée. Voir sur le sujet : AVANT Deborah D., Political Institutions and Military Change. Lessons from Peripheral Wars, Ithaca, Cornell University Press, « Cornell Studies in Security Affairs », 1994.
[4] Voir le récent ouvrage de Mathieu CHILLAUD sur ces sous-champs de la science politique, notamment dans leur rapport à l’État : Les études stratégiques en France sous la Ve République. Approche historiographique et analyse prosopographique, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2020. L’Association française de Science politique contient une section thématique intitulée « La production des savoirs sur la guerre : enjeux méthodologiques et éthiques » où les scientifiques concernés et se reconnaissant dans différents courants paradigmatiques débattent de l’évolution de la production de leurs recherches au vu de la hausse substantielle de financement étatique, sensible depuis les attentats terroristes de 2015. L’Association pour les Études sur la Guerre et la Stratégie constitue un autre forum où les différentes disciplines scientifiques (droit, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, économie) se retrouvent, notamment autour de prix de recherche et d’un congrès annuel.
[5] Les politistes rassemblées au sein de l’International Studies Association considèrent ce sous-champ actuellement en transformation, avec un élargissement des recherches vers l’intégration des forces de sécurité intérieure qui vivraient une « militarisation » et l’effacement des différences entre institutions étatique employant la force publique dans la « lutte contre le terrorisme », confère BROOKS Risa, « Integrating the Civil–Military Relations Subfield », Annual Review of Political Science, Vol. 22, mai 2019.
[6] Voir par exemple : CORMAC Rory, Disrupt and Deny, Oxford, Oxford University Press, 2018, 416 pages.