Notre définition de la nature ne correspond pas à celle des Grecs et des Romains. Du « mois du bœuf » à « dame Forêt », les Anciens ne songeaient pas à séparer les hommes de leur environnement animal ou végétal.
Notre définition de la nature ne correspond pas à celle des Grecs et des Romains. Du « mois du bœuf » à « dame Forêt », les Anciens ne songeaient pas à séparer les hommes de leur environnement animal ou végétal.
La « nature » est l’un de ces concepts que l’on manie sans s’interroger sur la vision du monde dont il procède. Le mot semble évident, simple, immuable, naturel. Pourtant, comme tout concept, il est le fruit d’une histoire, d’une langue, d’une culture qui l’ont patiemment construit.
En 2005, l’anthropologue – désormais professeur au Collège de France – Philippe Descola publiait Par-delà nature et culture, une réflexion ethno-anthropologique et philosophique nourrie par son expérience auprès des Achuars d’Amazonie. Il y concluait à la dimension occidentale et moderne de notre notion de nature et de ce qu’elle implique : une coupure radicale entre l’homme et ce qui le caractérise (la culture, la société, l’art) et les règnes minéraux, végétaux et animaux.
Fondue en un grand tout, cette nature est dès lors pensée comme radicalement autre, qu’il s’agisse de s’en protéger, de la dominer ou de la préserver. Historiens, anthropologues et philosophes de l’environnement ou du vivant – concepts utiles pour prendre la nécessaire distance avec celui de « nature » – s’emploient, depuis lors, à en interroger les origines, les contours, les fondements et les limites.
C’est dans cette veine que s’inscrit l’ouvrage dirigé par Maria Cecilia d’Ercole, Silvia d’Intino et Florence Gherchanoc et co-écrit par dix-neuf autres chercheurs du centre AnHiMA (Anthropologie et histoire des mondes anciens). Principalement spécialistes des civilisations grecque et romaine, ils interrogent la notion à sa source, à une époque où elle n’a pas encore pris son sens actuel : l’Antiquité. Ils participent ainsi du développement de l’histoire environnementale, vieille de quelques décennies seulement, et plus jeune encore quand appliquée à l’histoire ancienne.
Cet ouvrage collectif ne se veut ni synthèse des recherches passées, ni programme de recherche à venir. Il s’agit plutôt d’un aperçu – façon kaléidoscope – de ce que l’histoire environnementale peut produire de réflexions sur les rapports des Anciens à ce que nous appelons nature, et sur les questions qu’ils nous renvoient ainsi. Malgré le lien étymologique direct, la définition moderne de la nature ne correspond pas à ce que les Romains nommaient natura et les Grecs phusis (φύσις).
Ce dernier terme apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, quand Hermès remet à Ulysse une plante qui le protégera des sortilèges de Circé et dont il lui révèle la phusis, les propriétés protectrices. La « nature » des Anciens est initialement celle des choses et, surtout, celle des plantes : leur capacité inhérente à croître et à déployer leurs caractéristiques.
S’opère alors un glissement du sens. Au VIe siècle avant notre ère, Empédocle, Parménide et Héraclite, les philosophes présocratiques qui s’intéressent aux origines du monde et à son fonctionnement (nous dirions à sa « physi-que ») appliquent ce terme aux astres et aux éléments dont ils étudient la croissance et les propriétés. Leurs contemporains Thalès, Pythagore et Anaximandre y ajoutent l’idée d’un système global dans lequel naissent, croissent et décroissent ces éléments. Dans son traité De la nature (Péri Phuséos), Anaximandre explique que certains éléments se sont formés à partir d’autres. Aristote ne fera qu’achever le processus de systématisation de la nature, en y voyant un enchevêtrement de causalités multiples : tout phénomène naturel peut s’expliquer par les propriétés inhérentes aux éléments qui le composent.
Mais Grecs et Romains ne poussent pas le raisonnement jusqu’à se couper eux-mêmes de cette nature devenue domaine. Au Ve siècle avant notre ère, les premiers médecins grecs filent la métaphore végétale en l’appliquant au corps humain et, d’abord, à sa croissance dans le ventre maternel. Inquiets des effets du climat sur le corps humain, ils croient également à son action sur les mœurs et même sur les institutions politiques. L’historien Thucydide, qui raconte la guerre du Péloponnèse, ébauche l’idée d’une « nature humaine » conditionnant les comportements qu’il décrit. La nature et l’humain se mettent progressivement en place, mais selon une distinction qui relève davantage de la continuité que de la dichotomie.
La « nature » des Anciens n’est pas davantage opposée à ce que nous considérons aujourd’hui comme ses contraires : société, politique, culture, institutions, etc. Pour Cicéron et les stoïciens, la justice ne procédait pas d’abord du droit écrit par les hommes pour ordonner la société. Elle était un idéal « naturel », inné et antérieur à la civilisation, auquel le droit humain devait se conformer, mais qu’il outrepassait parfois, par exemple en légalisant l’esclavage. Les juristes antiques comme Marcien (IIIe siècle de notre ère) déduisaient de ce même droit naturel celui, pour chacun, d’exploiter la nature. Même l’épicurien Lucrèce, auteur du traité De la nature (De rerum natura), n’opposait pas ses réflexions sur la nature à celles sur la société. Les « choses » (rerum) auxquelles il s’intéressait relevaient étymologiquement de ces mêmes réalités auxquelles s’intéressaient philosophes, historiens et mythographes. Sciences de l’homme et sciences de la nature semblaient indissociables.
Sur le plan religieux, la christianisation de l’empire initia une autre dichotomie que la nôtre, comme l’illustre l’une des polémiques entre chrétiens et polythéistes. En 384, l’évêque de Milan, Ambroise, répondit au polythéiste Symmaque, qui accusait l’abandon des cultes traditionnels d’avoir causé sécheresses et famines. Le chrétien affirma que la nature avait certes été créée par Dieu, mais qu’il avait cessé d’y intervenir et que les imperfections du monde n’étaient que la conséquence du péché originel. La nature se séparait de Dieu, mais pas de l’homme.
Cette idée d’une continuité entre l’homme et la nature s’exprimait également dans les discours et les arts de l’Antiquité. L’olivier, arbre emblématique d’Athènes, se confondait symboliquement avec la cité et ses habitants. Devenu leur emblème sur les monnaies de la cité ou sur les boucliers de ses défenseurs, il inspira le mythe du héros Érichthonios, lui-même né de la terre à l’image d’un arbre, et ancêtre de tous les Athéniens. Les Grecs de Béotie tenaient un discours analogue autour du bœuf, pivot de leur agriculture et omniprésent sur leurs boucliers, dans les noms qu’ils donnaient à leurs enfants et jusque dans leur calendrier et son « mois du bœuf ».
Dans le domaine artistique, séparer l’homme de la nature paraît presque impossible, comme dans les scènes peintes par les Romains aux débuts de notre ère, et dont des dizaines d’exemples ont été conservés par l’éruption du Vésuve. Bergers, animaux, héros, dieux, ruines, arbres et montagnes se mêlent dans ces représentations idéales et intemporelles. Sur les vases grecs, les motifs végétaux ne se contentent pas de délimiter les espaces à peindre : ils signifient un espace de manière simplifiée (un arbre pour la forêt) et placent l’action dans la nature.
Le poète Ovide, selon qui le luxe de son temps n’était pas si mauvaise chose, n’opposait pas art et nature, mais considérait que le premier venait exalter la seconde en sublimant ses fruits, qu’il s’agisse d’un mets préparé ou d’une femme apprêtée. Même les enfants grecs, qui jouaient avec des galets, des noix ou des ossements (et parfois s’amusaient à singer les rites des adultes en sacrifiant des pommes), franchissaient allègrement nos catégories.
Les interactions quotidiennes des Anciens avec la nature constituaient une autre forme de discours, implicite, mais tout aussi révélateur. L’environnement des sociétés anciennes les obligeait à une constante adaptation, à l’image des côtes du Latium, marécageuses, inhospitalières et qui imposèrent des adaptations : transhumance saisonnière, plantation de vignes sur les pentes, surélévation des routes, travaux de drainage, etc. L’océan Atlantique et ses marées firent l’objet d’une évolution du discours et des pratiques. Le général romain Scipion-Émilien saluait le coup de pouce que donnait Neptune à sa flotte, quand Jules César, un siècle plus tard, retardait l’assaut de la sienne pour bénéficier d’une marée plus favorable.
Les Anciens cherchèrent aussi à adapter leur environnement, depuis les tentatives de percement du futur canal de Corinthe jusqu’à la transformation de la presqu’île de Syracuse en île. Les échecs, les réprobations divines et la méfiance toute grecque vis-à-vis de la « démesure » (hubris) dont se rendaient ainsi coupables les hommes n’y changèrent rien.
La consommation de viande animale et ses deux corollaires qu’étaient la chasse et l’élevage obligèrent Grecs et Romains à interroger le rapport de l’homme à l’animal. Malgré quelques voix discordantes dénonçant (déjà) la souffrance animale et le risque moral inhérent à la violence, les philosophes comme Platon, Xénophon ou le rhéteur Pollux théorisèrent une guerre primordiale entre bêtes sauvages et premiers hommes. Incapables de se défendre seuls, les seconds se rendirent supérieurs aux bêtes par leur organisation sociale, politique et civique, fondée par conséquent sur le droit des vainqueurs à disposer des (animaux) vaincus et infériorisés, mais intégrés à l’histoire des guerres humaines.
La nature des Anciens n’est donc pas si différente de la nôtre en termes de périmètre. Elle l’est en revanche sur le plan de ses relations avec l’homme. À notre séparation moderne, les Anciens ont préféré une continuité protéiforme, mais omniprésente. Même les quelques pas de côté chronologiques ou géographiques que propose l’ouvrage le confirment.
Dans le Ṛgveda, texte fondateur de l’hindouisme, « dame Forêt » n’est pas seulement l’antithèse du village et du monde civilisé. Elle est aussi la terre généreuse et fragrante qui accueille l’ascète et permet son initiation. En Mésopotamie ancienne, où l’on distinguait la ville, la campagne cultivée et le désert, le dieu solaire Šamaš, dieu du politique, fertiliseur des sols et maître du désert brûlant, parcourait et reliait ces trois espaces. Et quand dans les années 1930 Christian Zevros fonda la revue Cahiers d’art, il affirma que l’art grec d’hier comme d’aujourd’hui devait sa remarquable beauté et son unité à la nature grecque, aussi belle qu’immuable.
Les sociétés occidentales redécouvrent aujourd’hui leurs liens avec une nature dont elles ont un temps pensé pouvoir s’abstraire, par la technologie et par la définition même de ce concept. La popularisation du terme « environnement », moins dichotomique, en témoigne. Malgré la distance chronologique, culturelle et technologique qui nous en sépare, l’exemple des sociétés anciennes peut contribuer à cette redécouverte. Peut-être même à cette réconciliation, entre l’homme et ce que les Anciens n’ont jamais pensé comme foncièrement séparé de lui.
par , le 12 juin
Kevin Bouillot, « Aux origines de l’histoire environnementale », La Vie des idées , 12 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-origines-de-l-histoire-environnementale
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