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Recension Histoire

Going wild
Les premiers écologistes américains


par Matthieu Calame , le 9 décembre 2016


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À partir des notions-clés de la pensée environnementale aux États-Unis que sont la frontier, la wilderness et l’ensauvagement, William Cronon montre que l’histoire humaine se déploie dans un cadre géographique, grâce à des ressources naturelles qui la marquent profondément. Manière de rappeler que l’écologie est un humanisme.

Recensé : William Cronon, Nature et Récits. Essais d’histoire environnementale, Paris, Éditions Dehors, 2016, 288 p., 20 euros.

L’objet de l’histoire environnementale est d’« introduire la nature dans le flot de l’histoire humaine ». William Cronon, une de ses figures de proue aux États-Unis, signe avec Nature et Récits. Essais d’histoire environnementale une réflexion épistémologique sur l’histoire environnementale, mais aussi une réflexion sur sa genèse depuis la fin du XIXe siècle. Une genèse articulée autour de trois notions-clés du récit américain comme de la pensée environnementale : la frontière, la wilderness, l’ensauvagement.

Turner et la frontier

En 1893 paraît un petit essai de l’historien Frederick Jackson Turner (1861-1932), qui demeure à ce jour l’ouvrage ayant probablement eu le plus d’influence sur le récit historique américain, The Significance of the Frontier in American History (« La signification de la frontière dans l’histoire américaine »). La thèse de Turner relie le caractère sociopolitique particulier de la société euro-américaine [1] – démocratie et égalitarisme – à l’existence d’une frontier, au sens ancien de « marge » : des terres vierges sans propriétaire, prêtes à être conquises.

Sur cette « frontière » se rejouait en deux générations la trajectoire de la civilisation : terre vierge, chasse, pâturage, agriculture, fondation de villes, expansion industrielle. Malgré la multitude de critiques adressées à la thèse de Turner – son oubli des Indiens, des femmes, des minorités, la dépendance de cette économie des « frontières » à l’expansion urbaine capitaliste de la côte Est, le lien entre démocratie et Lumières qui n’en fait pas un événement proprement américain –, sa force est d’avoir proposé un récit cohérent qui donnait un sens à l’histoire américaine.

Aucun autre n’est venu s’y substituer depuis, et les étapes de la conquête de l’Ouest continuent de rythmer les récits actuels. Turner, immense historien qui marqua des générations d’étudiants, reconnaissait les limites de ce qui était pour lui la thèse forcément circonstancielle d’un essai destiné à faire partie d’une série, même si la postérité n’a finalement immortalisé que ce dernier.

Malgré le ton globalement progressiste du récit, Turner s’interrogeait sur le devenir de la société euro-américaine avec l’achèvement de la colonisation intérieure et la fin de la « frontière », événement contemporain de la parution du livre (les guerres indiennes s’achèvent en 1890 avec l’assassinat de Sitting Bull et le massacre de Wounded Knee).

Muir et la wilderness

Les incertitudes de Turner quant à l’avenir faisaient écho au développement du mouvement de conservation, dont la figure emblématique est John Muir (1838-1914), et sa notion centrale de sauvegarde de la wilderness, l’espace sauvage. Muir, quoique dans une autre perspective, partage avec Turner un constat à vrai dire peu contestable, celui de l’expansion du front agricole aux dépens des espaces « sauvages ». Comme lui, d’ailleurs, il ignore totalement les Amérindiens.
Muir s’inquiète du risque de destruction totale d’une nature vierge et « sublime », au sens le plus fort du terme. Les préoccupations environnementalistes de Muir sont dans l’air du temps et rejoignent celles d’une aristocratie américaine conservatrice – dont Theodore Roosevelt est l’incarnation – qui voit aussi dans le contact et la confrontation avec la nature sauvage le seul moyen de se forger le caractère, et qui craint que la disparition de la wilderness ne conduise à un affaiblissement moral de l’homme américain – entendez par là l’Anglo-américain blanc et protestant.

En 1890 est votée par le Congrès la loi qui fonde le Yosemite Park, le premier parc naturel américain. Ironie de l’histoire, les États-Unis ont créé leur premier parc naturel l’année même où s’achevaient, par un massacre, les guerres indiennes. Les Amérindiens ne faisaient pas partie de la wilderness. Depuis cette date, la protection de la wilderness en tant qu’espace non anthropisé constitue le cœur de la politique américaine de conservation conduite par le National Park Service (NPS).

Cette idéologie d’une wilderness intacte amène la NPS à effacer, sur les territoires qui lui sont confiés, toutes les traces attestant d’une occupation humaine antérieure, si besoin en détruisant bâtiments et aménagements. Or William Cronon, à travers deux exemples, les îles des Douze Apôtres dans le nord du Wisconsin et la ville fantôme de Kennicot en Alaska, montre autant l’omniprésence en Amérique du Nord d’une activité humaine passée, même quand elle a disparu, que la connexion de l’histoire locale et de l’histoire globale.

Outre le fait que, dans les deux cas, les territoires étaient occupés depuis des siècles par des Amérindiens, Kennicot recelait les mines de cuivre les plus riches du monde (70 % de cuivre dans le minerai). La ville fut créée ex nihilo en réponse au formidable développement de l’électricité. Les superbes îles « sauvages » des Douze Apôtres furent le siège du comptoir de fourrures le plus avancé des négociants français, dès la fin du XVIIe siècle. Elles furent colonisées au XIXe siècle par des paysans allemands et scandinaves, servirent de carrières de pierres et, par endroit, furent presque entièrement déforestées. Si Kennicot et les Douze Apôtres célèbrent quoique ce soit, ce n’est pas la wilderness, mais l’extraordinaire résilience des écosystèmes quand les hommes se retirent.

Leopold et l’« ensauvagement »

Aldo Leopold (1887-1948) offre une autre vision de la wilderness en s’intéressant à la nature ordinaire et invisible. Celle-ci est omniprésente, dès lors que l’on prend la peine de la regarder et de lui concéder un espace. Leopold et sa famille devinrent des « jardiniers du sauvage », ce que Leopold résuma dans la formule suivante :

La tâche la plus ancienne de l’histoire humaine : vivre sur un bout de terre sans l’abîmer.

Cette idée conduit à une conception plus souple et plus fluctuante de la wilderness, en s’intéressant moins à une nature statique, en équilibre permanent, qu’à une nature dynamique susceptible de se reconstituer, dès lors qu’on lui en laisse la place ou qu’on l’appuie – ce qui amènera bien plus tard, dans les années 1990, à parler de rewilding (ensauvagement). Une « politique de la nature » devient non une politique de conservation ponctuelle en vue de préserver une wilderness témoin, mais une politique générale favorisant l’ensauvagement en tous lieux. En Europe, on peut discerner ce mouvement dans la manière dont les villes cherchent à se déminéraliser, dans le mouvement des « incroyables comestibles », le guerrilla gardening.
William Cronon inscrit directement son travail d’historien de l’environnement et son engagement écologiste dans la pensée de Leopold. Les histoires de l’homme et de la nature sont des histoires intimement imbriquées. De Turner, quelles que soient les critiques qui lui ont été faites, William Cronon a retenu cette idée, qui n’était pas neuve, mais qui avait tendance à être négligée au tournant du XXe siècle, selon laquelle l’histoire humaine se déploie dans un cadre géographique et grâce à des ressources naturelles qui la marquent profondément.
En retour, le mythe d’une nature sauvage dont il conviendrait de préserver des isolats de wilderness (d’ailleurs trop souvent déterminés en fonction de leur caractère paysager exceptionnel) nous empêche de penser notre lien réel à l’altérité de la nature et de constater la réalité d’une vie autonome qui se déploie en permanence au milieu de nous. La philosophie de la wilderness entrave le développement d’une société réellement écologique au sens de Leopold.

Le sens moral de l’histoire environnementale

La passion de William Cronon est de rendre compte de l’histoire intime entre l’homme et la nature, de ses drames bien sûr, mais aussi de ses réussites et de ses rédemptions. Écologiste assumé, il revendique une fonction sociale de l’historien : « La tâche particulière de l’histoire environnementale est d’affirmer que les histoires sur le passé sont meilleures, toutes choses égales par ailleurs, si elles nous rendent plus attentifs à la nature et à la place que les gens y occupent. » Refusant une polarisation qui voudrait que l’un décroisse pour que l’autre croisse, ses travaux plaident pour une coexistence profitable. Son écologie est humaniste au sens où, sans nier le caractère destructif de certaines formes de société et de rapport à la nature, il n’en fait pas une fatalité.

Le Wisconsin unit Muir, Turner, Leopold et Cronon. Un État où tous sont passés à un moment de leur vie. Un État sans nature exceptionnelle, plutôt rural, qui a vu très tôt se développer le tourisme, « l’une des forces culturelles les plus puissantes de remodelage des paysages à travers le monde ». C’est ce caractère indissociable de l’histoire humaine et de son environnement, dans lequel l’espace porte les traces de l’homme et où le destin de l’homme est lié aux ressources de l’espace, qui permet à Cronon d’affirmer que « l’histoire est ce que l’on voit, où que l’on regarde. »

Nature et Récits n’est pas un texte unique, mais regroupe plusieurs courts essais de W. Cronon abordant à la fois une notion comme la wilderness, l’importance de Turner ou la fonction de l’histoire environnementale. William Cronon aime la nature, même la nature ordinaire. Il aime aussi l’homme et il se fait le narrateur de l’histoire parfois troublée des relations entre les Euro-Américains et ce territoire dont ils ont pratiquement exterminé les Amérindiens. Une histoire à maints égards dramatique.

À l’issue d’un cours, cependant, et recueillant les avis des étudiants, il y lut leur désarroi, presque leur désespoir. Tel n’était pas le message qu’il voulait transmettre ; aussi consacra-t-il son dernier cours à un plaidoyer enflammé pour une coexistence possible et désirable. La vision du rapport de l’homme à la nature que propose Cronon sonne de façon étrangement familière aux oreilles d’un Européen, dans ce petit bout de continent vite saturé où, bon an mal an, les communautés se sont efforcées de trouver un équilibre en constituant ce que les Français appellent un territoire, un terroir.

Or, si wilderness se traduit mal en français, « territoire » n’a pas d’équivalent anglais. C’est pourtant d’un territoire que parle Cronon, en évoquant le Wisconsin. En ce sens, et quelles qu’en soient les approximations, la vision prophétique de Turner semble se vérifier. En achevant la conquête, en faisant disparaître la frontier, en atteignant les limites de ressources naturelles pléthoriques, les Euro-Américains ont achevé le premier chapitre de leur histoire. Dépourvus de wilderness, ils vont devoir « inventer » leur territoire. Souhaitons que Turner se trompe sur sa deuxième intuition : que la démocratie soit liée à l’existence d’une « frontière » !
Bref, un livre très doux à lire – comme un paysage du Wisconsin – et une réponse aux auteurs qui ont affirmé que l’écologie était un antihumanisme.

par Matthieu Calame, le 9 décembre 2016

Pour citer cet article :

Matthieu Calame, « Going wild. Les premiers écologistes américains », La Vie des idées , 9 décembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Going-wild

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Notes

[1Je reprends ici le terme d’« Euro-Américain » employé par l’auteur, qui permet de distinguer non seulement les migrants de souche non européenne, mais aussi les Amérindiens.

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