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Recension Société

Autoanalyse d’un amour tumultueux

À propos de : Daniel Bizeul, Martial, la rage de l’humilié, Agone


par Régis Schlagdenhauffen , le 28 juin 2018


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Peut-on écrire le portrait sociologique de quelqu’un qui a toutes les apparences du sale type et à qui on a de surcroît été intimement lié ? C’est le pari risqué de Daniel Bizeul dans ce livre-hommage à Martial, dont la vie fut marquée par la domination sociale et la violence sous toutes ses formes.

« L’homme qui venait d’entrer dans ma vie présentait un exemple intrigant de malheurs enchaînés et accumulés, que l’annonce de la contamination par le VIH venait parachever. » (p. 19)

« Va faire du social dans les rues de Paris, va t’occuper d’un autre paumé que moi […] Alors oublie-moi, laisse tomber ton enquête me concernant, je m’en tape de ton boulot, je ne suis pas ton cobaye, je ne suis rien pour toi-même si tu dis que tu m’aimes, moi je n’en veux pas de cet amour… » (Martial, 10 mars 2008, p. 292)

À l’instar de deux ouvrages parus récemment, Qui a tué mon père, d’Édouard Louis, et Qui a tué les verriers de Givors ? de Pascal Marichalar, le sociologue Daniel Bizeul, professeur à l’Université d’Angers, connu pour ses recherches sur le Front national [1] notamment, nous offre, dans son dernier livre, Martial, la rage de l’humilié, une analyse à la première personne de sa relation avec un homme, de 15 ans son cadet, emporté par le VIH/sida en 2010.
Mais plus qu’une simple étude de cas sociologique, ce livre est aussi, si ce n’est surtout, une forme d’hommage à cet homme qui a marqué son existence, une manière d’objectiver et de coucher sur papier le « lien viscéral, qu’il n’est aucun mot pour nommer, qui [l] » a attaché à Martial, et qui [le] noue à lui au-delà de toute raison » (p. 323). Réfutant le choix de la biographie, Daniel Bizeul cherche grâce à cette enquête sociobiographique à rendre visibles les formes de domination sociale et de violence physique et symbolique qui ont engendré sa mort.

Rendre extraordinaire une histoire singulière

Bien que la chose ne soit pas formulée de la sorte, Martial semble représentatif d’une partie des membres de la société qui cumule les discriminations à leur égard (en raison de leurs origines sociales et ethniques, de leur sexualité, etc.), accumule les échecs (sortie précoce du système scolaire, difficulté d’insertion dans le monde du travail, allers-retours en prison) et les pratiques à risques (toxicomanie, activités prostitutionnelles). Ces éléments étant connus, l’affaire aurait pu être pliée, cependant c’est le point de départ de l’enquête à laquelle se livre le sociologue et qui fait d’un homme ordinaire le héros d’une histoire de vie extraordinaire. En effet, la vie de Martial est intimement liée à celle de Daniel Bizeul dont l’objectif, à travers cet ouvrage, est de reconstruire une succession d’expériences et de tournants biographiques ayant mené à sa mort sociale, puis physique. C’est donc un lent processus de désaffiliation et de précarisation, de « dérèglement du lien aux autres » que cet ouvrage décrit et analyse.

Les matériaux ayant servi à cette enquête sont multiples : entretiens avec des proches permettant de confronter les points de vue et de saisir l’indicible, archives personnelles laissées par le défunt, remémoration des moments partagés avec l’enquêté, enregistrements, mais surtout des extraits du riche et foisonnant journal intime de Martial (7000 pages) auquel s’adjoint à partir de 2007 un blog sur Internet. C’est ce qui donne sa consistance toute singulière à cet ouvrage, sa forme d’hommage tout en pudeur. Compagnon de vie de l’auteur durant près de deux décennies, c’est une histoire à deux, tantôt à trois, qui nous est livrée. Une histoire dans laquelle le sociologue donne autant que possible la parole à Martial, à mi-chemin entre la biographie historique de personnes ordinaires et le récit de vie inspiré des méthodes développées par la première École de Chicago — néanmoins teintée d’une forme d’intervention sociologique, bien que l’auteur s’en défende. C’est une tautologie que d’affirmer que la vie de Martial n’aurait pas été la même s’il n’avait rencontré Daniel Bizeul. Pire ou meilleure, personne ne saurait le dire… mais il convient de reconnaître qu’il s’agit d’une relation très inégalitaire qui n’est pas sans rappeler les défis que pose au sociologue le fait de travailler avec des « acteurs faibles » [2].

Une rencontre à l’origine de l’enquête

La relation qui unit le sociologue à Martial est complexe. Cette complexité est déterminée, pour partie, par les modalités de leur rencontre. Tout commence en 1992 alors que Daniel Bizeul a 42 ans et Martial 24. Un soir, le conjoint du sociologue rencontre un jeune Antillais sur un lieu de drague parisien. Quelques jours plus tard, Martial est invité à passer la soirée avec ce couple gay fraîchement installé à Paris. Au fil de la discussion, Martial leur raconte s’être prostitué et que son dernier compagnon est mort du sida. Bizeul accompagne alors Martial pour réaliser un test de dépistage dont le résultat s’avère positif. Puis, il lui fait une promesse qui semble sceller la relation, celle de ne pas abandonner Martial, quoi qu’il arrive. Rapidement la relation prend une autre tournure puisque l’auteur et son compagnon tiennent dès lors le rôle de parents : ils accompagnent Martial dans ses démarches, l’aident à trouver une formation, un stage, lui achètent un appartement, jouent le rôle de médiateurs entre Martial et le reste du monde social, etc. Cependant, jouer ce rôle n’est pas une mince affaire puisque Martial se montre souvent voleur, menteur, menaçant et agressif vis-à-vis du « couple de pédés bourges » qui l’accueille. Contre vents et marées, malgré les hauts et les bas, Daniel ne rompt à aucun moment la promesse qu’il s’est faite, depuis leur rencontre en 1992 jusqu’à sa mort en 2010. C’est donc le récit d’une histoire partagée qui nous est livrée et au terme de laquelle D. Bizeul reconnaît avoir « endossé parfois, sans en avoir conscience, le rôle du protecteur néo-colonial, blanc, aisé, disposant d’un statut reconnu » (p. 207). Ceci étant dit, l’ouvrage parvient à « faire exister le point de vue de quelqu’un qui est nié dans sa qualité d’humain parce que soi-disant irresponsable et violent » (p. 36).

Le portrait sociologique d’un sale type ?

Martial est un personnage complexe, rebutant parfois, présenté comme abandonné de toutes et tous, notamment pour avoir volé et agressé ses parents et ses proches, caché sa séropositivité à ses ex-compagnes et compagnons avec lesquels il avait des rapports non protégés, violenté nombre de femmes et tenté de tuer Daniel Bizeul et son conjoint.

C’est surtout l’état de tension permanente émanant de Martial qui rendait la vie auprès de lui inquiétante. (p. 35)

Pour comprendre cet « état de tension » et la figure du sale type que semble souvent incarner Martial, l’auteur convoque un certain nombre d’outils sociologiques qui montrent que, bien qu’acteur de sa vie, Martial est aussi le jouet de déterminants sociaux. En effet, selon D. Bizeul, Martial est une « victime structurale », « mal dans sa peau » avant tout parce qu’il est « mal dans sa position » (p. 39). De là découle une analyse très riche de la position de Martial au sein de la société permettant, in fine, non pas d’écrire une biographie, mais de reconstituer le déroulement d’une vie qui éclaire sa rébellion contre un monde qu’il juge hostile. La colère de Martial s’explique par une multitude de facteurs : sa position dans la fratrie, une enfance ponctuée de violences paternelles, la conscience de sa position sociale inférieure, son aspiration contrariée au succès, la succession de ses échecs sur le plan tant scolaire et professionnel que sentimental.

De là découle la question de l’objectivation des déterminismes sociologiques ayant dessiné la trajectoire de Martial. Pour ce faire, l’auteur insiste sur la dimension intersectionnelle, qui est à prendre selon deux acceptions. La première, issue du langage commun, renvoie à la position de Martial à l’intersection de cultures et d’orientations sexuelles. Il est métis et bisexuel. La seconde est celle des sciences sociales : elle désigne un individu potentiellement et pratiquement affecté par plusieurs formes de discrimination, en vertu de sa race, de son orientation sexuelle, de son niveau de diplôme, de sa maladie chronique.

Cette trajectoire n’est pas sans rappeler, finalement, celle de certains diaristes, à commencer par le célèbre Amiel dont le journal est le confessionnal de toutes ses tergiversations et dont Luc Boltanski considère justement que sa difficulté à trouver sa place l’empêche d’agir et le maintient dans la projection d’une vie idéalisée qu’il ne parvient pas à réaliser. Cependant, à la différence du journal intime d’Amiel, celui de Martial est tenu à l’initiative d’un tiers, Daniel Bizeul en l’occurrence, à qui revient la mise en place de ce dispositif sociologique.

Croire pour survivre

Un aspect particulièrement intéressant que développe l’ouvrage est la place prise par la croyance comme moyen de donner du sens aux événements du monde. Daniel Bizeul consacre une cinquantaine de pages à cette question et montre ainsi la multiplicité des trajectoires du croire qui ont affecté Martial. Élevé dans la tradition catholique, Martial développe une relation particulière à Dieu avec lequel il se sent par moments en pleine communion. Cependant, son pendant négatif, le diable, semble aussi particulièrement présent dans sa vie. La conséquence en est un rapport dual au monde, perçu comme un jeu d’oppositions entre le bien et le mal accentué par ses croyances en des puissances surnaturelles selon des schèmes assez typiques des Antilles dont il est originaire. De puissantes pages, extraites du journal de Martial, attestent de sa vision du monde, comme lorsqu’il écrit en décembre 2005 qu’« il y a deux Dieux, il y a un Dieu d’amour, et il y a un autre Dieu, de la haine, qui s’appelle le démon. » Parallèlement, son système de croyance se nourrit de lectures et de rencontres, rendant de plus en plus complexe son univers mental, l’éloignant toujours plus de ses croyances originelles. Après avoir cru être un envoyé de Dieu, Martial se tourne vers l’Islam. Il en découle un épisode de soumission à un groupe islamique. Puis, un peu plus tard, c’est vers la religion Rastafarah qu’il se tourne, avant de revenir à un système de croyance syncrétique plus complexe, mais toujours manichéen, l’aidant à donner sens à son parcours et à l’infection au VIH. D. Bizeul propose à cet endroit une analyse en termes de disponibilité mentale et idéologique permettant de comprendre la succession des conversions de Martial, cherchant, à chaque fois à donner sens à sa vie et par delà, à trouver une justification exogène à son chemin de vie.

Donner sans attendre

Le portrait de Martial fait apparaître une multiplicité de personnes qui le prennent successivement sous leur aile. Pourtant, et l’on peut s’en étonner, la bisexualité qui marque le parcours social Martial ne fait pas l’objet d’une analyse distincte, même si elle est régulièrement évoquée au fil de l’ouvrage. Hormis la relation avec Daniel et son compagnon, rares sont les autres hommes avec lesquels Martial a entretenu une relation intime qui transparaissent dans l’ouvrage. Toutefois, une différence nette se dégage entre les relations entretenues avec les hommes et avec les femmes. Tandis qu’il menace les hommes de violence, il passe à l’acte avec ses compagnes. Dès lors, c’est une incursion dans ces violences conjugales qui nous est offerte, avec des apartés laissant la parole à ses ex-compagnes qui toutes ont fui pour éviter la mort.

S’agissant de la relation de Martial avec Daniel et son compagnon, l’ouvrage nous livre une leçon de vie, d’engagement et de don, invitant à une réflexion plus vaste sur ce que l’amour peut offrir. La posture de soutien inconditionnel, la volonté qui animait D. Bizeul de croire qu’il pourrait transformer un destin, alors même que Martial et lui-même entretenaient par moments une relation tendue, restent toutefois peu interrogées a posteriori — tout comme d’ailleurs les motivations sociologiques du projet d’adoption de Martial — alors même que celui-ci semble se percevoir lui-même comme un « cobaye sociologique », un objet d’étude.

Malgré le réconfort qu’apporte, à la lecture du livre, la générosité qui entoure la relation de Daniel à Martial, son histoire est éminemment tragique, puisqu’il mourra du VIH/Sida suite à son refus de soins. On se demande pour quelles raisons, hormis un amour inconditionnel qu’il est difficile d’objectiver, l’auteur a tenu à entretenir cette relation avec cet homme, qu’il envisagea un temps d’adopter, qu’il aimait et que ce dernier semblait considérer en retour comme un père, un grand frère ou un oncle. Pour quelles raisons lui a-t-il acheté un appartement, l’a-t-il entretenu financièrement, emmené en vacances, aidé à trouver du travail, soutenu et défendu sans jamais faillir face à la justice, aux médecins et aux travailleurs sociaux ? On regrettera peut-être que les motivations de ce livre-hommage ne soient pas mieux explicitées, ou que la parole du conjoint de Daniel Bizeul ne soit pas plus souvent convoquée.

Recensé : Daniel Bizeul, Martial, la rage de l’humilié, Marseille, Agone, 2018, 368 p., 23 €.

par Régis Schlagdenhauffen, le 28 juin 2018

Pour citer cet article :

Régis Schlagdenhauffen, « Autoanalyse d’un amour tumultueux », La Vie des idées , 28 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Autoanalyse-d-un-amour-tumultueux

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Notes

[1Daniel Bizeul, Avec ceux du FN. Un sociologue au Front national, Paris, La Découverte, 2003.

[2Jean-Paul Payet, Corinne Rostaing, Frédérique Giuliani (dir.), La relation d’enquête. La sociologie au défi des acteurs faibles, Rennes, PUR, 2010.

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