Recensé :
Liora Israël et Danièle Voldman (dir.), Michael Pollak. De l’identité blessée à une sociologie des possibles, Bruxelles, Complexe/CNRS Éditions, collection « Histoire du temps présent », 2008, 266 p.
Que laisse un chercheur lorsqu’il disparaît ? Des souvenirs, un bureau à ses collègues, une bibliographie, quelques livres, plusieurs mètres cubes de papiers noircis, des dizaines de cassettes magnétiques… et pour quelques-uns seulement une postérité.
Rares sont ceux dont cette postérité est immédiatement évidente. Les chercheurs en sciences sociales passent souvent par un purgatoire dont beaucoup ne sortent jamais. Et puis il y a ceux envers qui, quinze après leur mort, une dette unanime est reconnue. Sans eux la discipline n’aurait pas été la même, sans eux des possibles ne se seraient pas ouverts, sans eux de jeunes chercheurs ne seraient pas entrés dans le métier. Le sociologue Michael Pollak, mort du sida à 44 ans est de ceux-là. Ses archives sont conservées dans pas moins de trois lieux (l’Institut d’Histoire du Temps Présent, l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine et le Centre culturel autrichien de Paris), et, faisant suite à Une identité blessée, livre d’hommages publié immédiatement après sa disparition en 1993 chez son éditrice Anne-Marie Métailié, un deuxième ouvrage collectif consacré à ses travaux et comprenant des inédits vient de paraître. Longtemps, l’œuvre de ce chercheur international a été écrasée par sa fin tragique : le chercheur enquêtant sur la maladie dont il allait succomber. Or, c’était là un immense contresens comme l’explique avec élégance et clarté Luc Boltanski dans un texte qui clôt le volume collectif : Pollak était en quête d’une nouvelle pratique de la fonction de l’intellectuel, « entre l’expert borné et l’intellectuel vaseux ».
Fils de mai 68, il avait fait partie, avec Luc Boltanski, Nathalie Heinich et quelques autres, de la génération qui avait entouré le travail de Pierre Bourdieu avant de prendre ses distances pour notamment développer son propre sillon au sein du GSPM (Groupe de sociologie politique et morale). Comme l’écrivent Liora Israël et Danièle Voldman, il s’est placé au confluent « d’une sociologie critique et d’une sociologie alors naissante de la critique, enrichies des apports germanique et nord-américain ».
Un sociologue cosmopolite
Pollak a en effet incarné durant quelques années une figure inédite et précieuse, celle d’un sociologue cosmopolite, voire hybride, à l’image de la ville de Vienne en 1900 à laquelle il avait consacré un bel ouvrage chez Gallimard dans la collection Archives en 1984. Intempestive, sa pensée s’est ainsi nourrie sans cesse de la confrontation de cultures sociologiques différentes et parfois opposées. Cette liberté, si rare, comme nombre d’auteurs du collectif le soulignent, l’a ainsi mené à sillonner nos sociétés modernes sous des angles et selon des questions très divers : de Vienne aux témoins de la Shoah, du sida à mai 68. Sans doute la force de cette œuvre est-elle d’avoir fait de l’activité de recherche son propre terrain d’enquête, dès sa thèse qui porta, à partir du cas de la sociologie et de la science économique, sur « les incidences de la politique scientifique sur l’évolution du champ scientifique ». Posture complexe, à l’image de son inscription institutionnelle, toujours décalée, comme si Pollak avait fait sien le mot de Foucault, « n’avoir plus de visage pour apparaître là où on ne vous attend pas » : de l’OCDE au CNRS, du Wissenschaftskolleg de Berlin à l’EHESS, du Centre Georges Pompidou à Cornell University. Saisissante, à vingt ans de distance, est aussi la capacité de ce chercheur européen à avoir initié des travaux collectifs (dont certains ont été poursuivis après sa mort), à commencer par la pratique de la recherche à quatre mains qui jalonne l’ensemble de sa bibliographie, illustration de l’humilité du chercheur en même temps que quête d’efficacité. Car Pollak a dévoré les terrains avec un appétit réjouissant qui, dans le contexte de crise actuelle, nous encourage.
Comment rendre compte de cette trajectoire Pollak, de ce parcours si original de recherche ? Sa proximité avec toute une génération de chercheurs qui sont aujourd’hui les principaux animateurs de la discipline sociologique fait à la fois signe et présentait un grand risque : en guise d’hommage produire – comme c’est souvent le cas – une suite infinie d’articles où chacun loue ce qu’il était et ce qu’il est devenu. Ici, rien de tel car Liora Israël et Danièle Voldman ont résolument voulu placer Michael Pollak du côté de notre actualité en se demandant quelle présence ont aujourd’hui ses travaux. C’est donc un portrait au présent qui nous est proposé, composé par une série de douze articles d’historiens, de statisticiens et de sociologues, complétée par une table ronde sur la notion d’expert. Parmi les auteurs, Pollak lui-même, dont les coordinateurs du volume ont eu l’excellente idée de republier ou de traduire deux articles passionnants : un premier, coécrit avec la sociologue américaine des sciences Dorothy Nelkin et paru en 1979, sur la participation du public à la prise de décisions technologiques, dont la contribution de Pierre Lascoumes montre l’important apport théorique avec la prise en compte de ce que l’on appelle aujourd’hui la « construction sociale du risque ». Le second texte, cosigné avec le statisticien Alain Desrosières, est issu d’un atelier tenu en janvier 1987 à Berlin qui portait sur la manière dont les scientifiques procèdent quand ils fabriquent un produit. Il s’agissait de montrer que l’étude des techniques d’enregistrement, de formalisation et de description des sciences sociales ne pouvait être séparée « ni des alliances et des politiques qui les sous-tendent ni de celle des formes sociales, ni même des instruments de gestion économique et sociale, qu’elles façonnent en retour ».
La recherche de l’identité
À la lecture du portrait intellectuel de Pollak qui s’articule à ces publications, on est frappé par le fait que nombre des hypothèses qu’il développa de manière pionnière sont aujourd’hui quasiment passées du côté du domaine partagé : tout se passe comme si les quinze années nous séparant de sa disparition avaient fait entrer les thèmes de ses travaux, et surtout leur approche, dans le domaine collectif. De fait, il est frappant de constater, avec une génération de chercheurs qui ne l’a pas connu (Florence Tamagne, Liora Israël ou Cyril Lemieux), combien son travail a porté autour de la notion d’identité, qu’il s’agisse de l’approche du témoignage ou des analyses novatrices et parfois fragiles sur la « communauté » homosexuelle. C’est précisément sur ce dernier point que reviennent deux des collègues de Pollak dans un bel article qui restitue l’histoire de la mise en place et de la réalisation d’un projet scientifique particulier, à savoir la création d’un vaste observatoire en milieu homosexuel à partir de 1985. Janine Pierret et Marie-Ange Schiltz montrent à travers cet exemple, qui prendra du fait de la disparition du sociologue un tour tragique, la formidable maturité de cette pensée et sa capacité à mettre en réseau une série de modes d’investigation très variés afin de produire une connaissance inédite, ainsi qu’une souplesse théorique refusant l’affiliation unique. L’enquête à plusieurs niveaux se déploie avec en particulier la célèbre enquête Presse Gay (avec la publication d’un questionnaire dans le journal Gai-Pied), le sociologue devenant au même moment membre d’AIDES, la première association de lutte contre le sida. Et Pierret et Schiltz d’écrire que Pollak inventa une position de « médiateur » fort féconde, à la fois pour la production scientifique, qui s’est enrichie de son expérience personnelle, et pour les associations.
C’est à cette question de la fonction du chercheur que Nathalie Heinich consacre sa participation à la table ronde en insistant sur l’imposante place de la recherche contractualisée dans la bibliographie de Michael Pollak. Heinich rappelle que le sociologue fut aussi un formidable gestionnaire de contrats au sein de l’association l’ADRESSE (Association pour le développement des recherches et études sociologiques, statistiques et économiques) qu’il présida à partir de 1984. Pollak tint ensemble, sans jamais brouiller les frontières, ni nourrir une quelconque réticence pour l’une d’entre elles selon Heinich, les fonctions d’expert, de chercheur et d’intellectuel. C’est là, aux yeux de la sociologue, que Pollak demeure un modèle à suivre à un moment où les querelles entre les tenants de la recherche sur contrat et ceux qui prônent une indépendance totale des chercheurs sont réactivées par la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
Aller plus loin
Les ouvrages publiés par Michael Pollak
– Avec Dorothy Nelkin, The Atom Besieged : Extraparliamentary Dissent in France and Germany, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1981.
– Vienne 1900 : une identité blessée, Paris, Gallimard, 1984.
– Max Weber en France : l’itinéraire d’une œuvre, Paris, IHTP/CNRS, 1986.
– Les homosexuels et le sida : sociologie d’une épidémie, Paris, Métailié, 1988.
– En codirection avec François Bédarida, Mai 68 et les sciences sociales, Paris, IHTP/CNRS, 1989.
– L’expérience concentrationnaire : essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 1990.
– En codirection avec Denis Peschanski et Henry Rousso, Histoire politique et sciences sociales, Paris, IHTP/CNRS, 1991.
– Une identité blessée : études de sociologie et d’histoire, Paris, Métailié, 1993.
Sur le Web :
– Un texte de Michael Pollak sur l’entretien en sociologie sur le site de l’Institut d’Histoire du Temps Présent
– Deux textes d’hommage à Michael Pollak écrits par Pierre Bourdieu et Marie-Ange Schiltz à l’occasion de sa disparition.
Pour citer cet article :
Philippe Artières, « Actualité de Michael Pollak »,
La Vie des idées
, 3 octobre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Actualite-de-Michael-Pollak
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