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Louis X le Hutin remettant un diplôme à des Juifs portant la rouelle (xive siècle).

Recension Histoire

Archives juives, histoire française

À propos de : Mathias Dreyfuss, Aux sources juives de l’histoire de France, CNRS Éditions


par Pierre Birnbaum , le 16 février 2023


Les Juifs de France, évacués du grand récit national ? En fait, leurs archives sont aussi riches que prégnantes, témoignant d’un ancrage très ancien. Au-delà, elles permettent d’écrire l’histoire tant « extérieure » qu’« interne » des communautés juives.

L’ouvrage de Mathias Dreyfuss s’inscrit dans un renouveau remarquable de l’historiographie du judaïsme français, tant au sein de l’Hexagone qu’à l’étranger, illustré par la publication récente d’ouvrages novateurs. Son livre marque une étape importante par l’ampleur de la recherche, mais surtout par son originalité.

Dreyfuss se propose en effet de remettre en question l’idée trop souvent admise selon laquelle « le judaïsme français ferait l’objet d’une large occultation au sein du récit national ». Pour nombre d’historiens, le fait juif serait plus ou moins évacué du récit national, plus ou moins occulté dans les manuels qui ne tiendraient que peu compte de sa présence séculaire ; sa mémoire serait fréquemment négligée, tout comme ses « lieux de mémoire », ses emblèmes, ses héros, ses monuments ou encore ses rues. En bref, le mythe national n’en tiendrait guère compte.

Archives, mémoires et graffitis

Afin de remettre en question cette interprétation qu’il considère comme dominante, Mathias Dreyfuss se propose de prendre les archives non pas comme des sources historiques, mais « comme des objets dont il s’agit d’étudier l’historicité propre », en s’inspirant du « tournant archivistique » contemporain. Il s’agit, dès lors, de « faire passer les archives du statut de source à celui de sujet ».

Dans ce sens, par un double mouvement, son livre « retrace le cheminement qui a conduit archivistes et historiens, juifs et non juifs, à construire tout au long du XIXe siècle les sources latines, romanes et françaises, littéraires, archéologiques comme archivistiques, en sources de l’histoire juive », afin de montrer comment « l’histoire juive s’inscrivait discrètement dans les replis de l’histoire de France », tout en partant à la recherche de sources juives qui se situent au cœur de l’histoire de France.

Pour ce faire, Dreyfuss revient d’abord sur le concours de la Société royale de Metz (1785-1787), dont la question était « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux ? » Il montre comment les auteurs des différents mémoires recourent à des données socio-économiques administratives étrangères aux citations souvent approximatives des hébraïsants chrétiens. Ces mémoires, telles les Observations sur l’établissement des Juifs de Metz rédigé par l’abbé Grégoire, reposent sur des données socio-démographiques qui retracent les âges des mariages, le type de nourriture, etc., autant de sources propres à appréhender l’histoire des Juifs.

Dreyfuss se lance ensuite dans une enquête considérable qui plonge dans les archives du Trésor des chartes, dans ses layettes peu connues dont il analyse en détail les pièces qui les composent à travers les siècles, en revenant aussi sur les quittances ou les catalogues relatifs aux Juifs. Il examine leur classification, leur transfert d’un lieu à l’autre, s’attarde sur la composition d’un glossaire hébreu-français du XIIIe siècle et sur son examen philologique. Il mène une recherche qui le conduit dans les manuscrits de la BnF, aux Archives nationales, aux Archives départementales de Metz, d’Avignon, de Dijon, de Strasbourg, de Bordeaux, mais aussi dans les archives notariales, notamment dans les livres de compte comme ceux d’Héliot de Vesoul, dont il décrit chaque pièce.

Par un travail de grande rigueur, il traque la dissémination de ces archives, leurs divers codes, leurs classements variés en fonction de telle ou telle logique. Le lecteur même informé découvre l’existence de nombreux documents avec émerveillement et suit Dreyfuss dans ces découvertes avec leur dimension parfois non dénuée d’humour comme dans la lecture, ô combien périlleuse, des graffitis de la Tour blanche d’Issoudun, des noms et des plaintes des prisonniers juifs du XIIIe et XIVe siècles, que Gérard Nahon qualifie de « plus riche gisement de graffitis hébraïques repérés sur le territoire français ». Il se délecte aussi de la découverte fortuite, en 1887, de la bague d’Astérus datant de la fin de l’Antiquité, lors des travaux de terrassement à Bordeaux.

Sortir de la « ghettoïsation historiographique »

À travers ce long voyage au sein de la société française parcourue dans ses moindres recoins, on prend la mesure de la présence de tant de vestiges archéologiques, de tombes, de crânes, de squelettes qui parsèment le territoire et témoignent de l’ancrage lointain de la présence juive, de Paris à Rouen, de Nancy à Marseille ou Châteauroux, d’Orange à Montpellier, de Dijon à Béziers.

L’auteur de ce fascinant voyage a su reconstruire l’histoire des interprétations de manuscrits hébraïques datant de la période médiévale, leur déplacement d’un lieu à l’autre, leur redécouverte et leur analyse par des rabbins érudits, de Derenbourg à Franck et Munk, mais aussi par nombre de savants non-juifs, tels Gustave Saige, Sylvestre de Sacy ou le comte de Guilhermy, qui étudie les inscriptions hébraïques de la « colonie juive » de la rue Pierre-Sarrazin à Paris. Leurs travaux savants et novateurs sont fréquemment publiés dans la Revue des études juives, dès sa création en 1880.

De même, l’auteur met en lumière l’apport essentiel des travaux d’Abraham Cahen ou d’Isidore Loeb (lequel dénonce la « falsification colossale de l’histoire juive ») sans négliger ceux de Moïse Schwab, de Moïse Ginsburger ou de Maurice Liber, tout comme ceux de grands historiens contemporains spécialistes de paléographie et d’épigraphie, de Gérard Nahon à Colette Sirat, qui parviennent à sortir l’archéologie juive de sa « ghettoïsation historiographique ».

Ce faisant, Mathias Dreyfuss aborde une question essentielle que l’on voudrait appréhender à partir de la citation de Moïse Ginsburger évoquée au sujet de l’ouvrage de Roger Clément sur les Juifs de Metz. Ginsburger considère ce livre classique comme de « l’histoire extérieure de la communauté israélite de Metz » et il ajoute : « Pour étudier de façon complète l’histoire des Juifs de Metz, il faudrait étudier également l’histoire intérieure » des Juifs de Metz à partir, par exemple, des Memorbücher, des livres de souvenirs dressant la liste des défunts célèbres et des martyrs assassinés depuis les Croisades, ou à travers les pinkassim, archives des communautés juives qui retracent leurs activités religieuses, économiques, culturelles, familiales, ou encore leurs relations avec le monde non juif.

Cette citation est particulièrement intéressante, car elle oppose une histoire « extérieure », tournée vers la société, vers le rôle de l’État, de l’administration et des notables, retracé souvent par des érudits non juifs, à une histoire « interne », qui repose sur les sources proprement juives, qu’elles soient rédigées ou non en hébreu.

Dreyfuss souligne pourtant la fragilité de ces archives internes, souvent des copies défectueuses, il ajoute que la Révolution française a procédé à la dissolution des corporations religieuses impliquant l’abandon des pinkassim, dont ne subsistent souvent que quelques feuillets. En dehors de l’exemple de Bordeaux où ces délibérations ont été conservées, la quasi-absence des registres des communautés alsaciennes met à mal le projet d’une histoire « interne », d’autant plus que la réforme de l’état civil, en septembre 1792, mène au changement souvent radical de patronymes et de prénoms.

Un historien « vengeur » ?

La distinction entre histoire « interne » et histoire « externe » se pose tout particulièrement dans le cadre de l’exceptionnalisme français de la construction d’un État-nation centralisé. Cette logique aurait pu trouver une place plus importante dans cet ouvrage, même si elle contredit quelque peu l’hypothèse de départ car, de la monarchie absolue à l’État révolutionnaire (ou à l’État républicain), la centralisation étatique a laminé, au nom de l’universalisme, et davantage que dans d’autres États plus sensibles au maintien des particularismes linguistiques ou religieux, toute forme institutionnelle de spécificité culturelle, au nom d’une citoyenneté « forte ».

À partir de la Révolution française, il me semble que la question se pose dans des termes très différents, au détriment des sources internes qui subsistent de manière plus malaisée. Dreyfuss se montre conscient de cette logique homogénéisatrice, mais elle me semble avoir des conséquences plus sérieuses à l’époque contemporaine qui expliquent, plus qu’il ne le pense peut-être, la part juive si réduite dans l’historiographie dominante, ainsi que le fréquent refus de donner sa légitimité à la dimension juive de la nation française.

La soutenance de thèse de Robert Anchel, un ancien élève de l’École des Chartes, en est à elle seule un bon exemple. Anchel, dont Dreyfuss évoque les travaux, présente en 1928 une thèse de doctorat intitulée Napoléon et les Juifs. Essai sur les rapports entre l’État français et du culte israélite de 1800 à 1813.

Dans son rapport de thèse inédit, Albert Mathiez, le grand historien de la Révolution française, directeur de la thèse, prend la défense de l’Empereur, puis il termine sa critique véhémente d’un travail pourtant novateur fondé sur des archives inédites, en déclarant : « M. Anchel a sans doute une excuse. Il appartient à la race des persécutés. Il a cru faire en s’instituant non seulement leur historien, mais leur vengeur », manière de congédier brutalement une recherche qui concernait pour la première fois la dimension proprement juive du moment napoléonien – qui demeure, de nos jours encore, souvent négligée et illégitime.

D’autres moments de l’histoire récente peuvent être évoqués, qui témoignent eux aussi d’un relatif silence persistant, de l’affaire Dreyfus (sur lesquels Stephen Wilson a attiré le premier l’attention) à Vichy où, en dehors des travaux de Georges Wellers menés de l’extérieur de l’université, il faut attendre les ouvrages de Robert Paxton pour prendre la mesure proprement antisémite des « années noires » qu’ignorait encore, en 1972, le premier grand colloque universitaire organisé sur ce thème.

De nos jours, l’histoire de la période juive contemporaine avance à grands pas, même si, peu à peu, du fait de la centralisation administrative, les sources externes s’amincissent, tandis que s’effacent lentement, elles aussi, les traces proprement internes de l’histoire juive française.

Mathias Dreyfuss, Aux sources juives de l’histoire de France, Paris, CNRS Éditions, 2021, 414 p., 26 €.

par Pierre Birnbaum, le 16 février 2023

Pour citer cet article :

Pierre Birnbaum, « Archives juives, histoire française », La Vie des idées , 16 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Archives-juives-histoire-francaise

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