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Essai International

Antideutsch’ contre anti-impérialistes
Le devenir minoritaire de la gauche radicale allemande


par Juliette Monvoisin , le 20 mai


En Allemagne, le conflit israélo-palestinien divise notamment les sympathisants et militants de la gauche radicale. Parmi eux, le courant « anti-allemand » se distingue par son soutien inconditionnel à l’État d’Israël et une critique de l’anti-impérialisme majoritaire à gauche.

Introduction

Berlin, station de métro Hermannstraße, un soir de novembre 2024. Sur la place Kirsten Heisig, en plein cœur de Neukölln, une voiture de police fait le guet. Le Bajszel a de nouveau fait l’objet d’une attaque : des individus ont lancé un pavé dans la vitrine alors que des clientes étaient encore présentes au comptoir, et ont tagué sur la façade le triangle rouge que le Hamas utilise pour marquer les cibles ennemies en vue d’attaques futures, et qu’on retrouve sur la plupart des murs du quartier. Ces derniers mois, le bar a déjà fait l’objet de plusieurs agressions, dont, fin septembre dernier, une tentative d’incendie. La raison de ces attaques ? Ce lieu culturel organise régulièrement des événements contre l’antisémitisme et l’antisionisme. Leurs auteurs ? Ils sont encore inconnus, mais les témoins qui les ont vus s’enfuir parlent de « jeunes hipsters ».

Ce qui se joue au Bajszel est à l’image des tensions qui traversent la ville de Berlin depuis plus d’un an. Selon le ministère de l’Intérieur, il y a eu dans la capitale plus de 650 manifestations « en rapport avec la situation en Israël et à Gaza » depuis le 7 octobre 2023, dont 320 ont été classées par la police comme « pro-palestiniennes », 170 comme « pro-israéliennes », et les autres « impossibles à classer ». Ce qui distingue Berlin des autres capitales européennes, c’est que ces tensions divisent jusque dans les rangs des sympathisantes et des militantes de la gauche radicale (défendant un changement fondamental des structures socio-économiques capitalistes de la société. Dans certains lieux autogérés, les habitantes se déchirent au sujet des événements politiques à organiser dans leurs locaux, au point de réduire la communication à des graffitis interposés dans les escaliers (les tags « Free Gaza » étant par exemple complétés par « from Hamas »). Les unes sont accusées d’être complices des criminels de guerre israéliens, et les autres, d’antisémitisme. La situation est encore complexifiée par la charge mémorielle qui pèse sur l’Allemagne en général, et sur la capitale historique du national-socialisme en particulier : le slogan très controversé « Free Palestine from German guilt  », devenu un tag assez fréquent, montre les ambiguïtés de cet héritage [1].

Ces tensions, sans doute exacerbées par la composition particulière de Berlin, qui concentre la diaspora palestinienne la plus importante d’Europe (estimée entre 35.000 et 45.000 personnes), sont toutefois loin d’être cantonnées à la capitale : elles sont le reflet d’une fracture bien plus vaste qui divise la gauche radicale allemande tout entière. Si le Bajszel constitue une cible privilégiée des militantes pro-palestiniennes, c’est parce que, tout comme le club  ://about blank du quartier Friedrichshain (qui a également été la cible d’agressions), il est connu pour ses affinités avec la tendance «  antideutsch  » (anti-allemande) de la gauche radicale allemande, dont les sympathisantes défendent un soutien inconditionnel à l’État d’Israël, qu’ils et elles voient avant tout comme le refuge des Juifs du monde entier. Bien sûr, le soutien à Israël n’est pas l’apanage des antideutsch  : en Allemagne, pour des raisons historiques, il est partagé par un spectre politique très large, ce qu’illustre bien la déclaration d’Angela Merkel en 2008 à la Knesset, qui faisait le lien entre la raison d’État allemande et la sécurité de l’État d’Israël. Et il vaut y compris pour les partis de gauche, comme en témoignent depuis octobre 2023 les prises de position sans ambiguïtés en faveur d’Israël de la coalition menée par Olaf Scholz, alliant libéraux, verts et socio-démocrates. Les antideutsch se distinguent toutefois par la façon dont ils justifient ce soutien, à partir d’arguments marxistes et antifascistes, adoptant ainsi une posture unique dans le paysage politique allemand.

L’existence au sein de la gauche radicale allemande d’une tendance « anti-allemande », face à un courant majoritaire, plutôt caractérisé par ses positions anti-impérialistes, pro-palestiniennes et anti-colonialistes, ne date pas d’hier. Née progressivement au moment de la guerre des Six Jours de 1967, c’est surtout au début des années 1990 qu’elle se voit véritablement confirmée, à la faveur de deux événements. Premièrement, la réunification allemande, considérée par une grande partie de la gauche comme faisant courir le danger de l’avènement d’un « Quatrième Reich » : c’est le refus de certains de prendre acte de ce nouvel état de fait politique qui conduit la droite à les qualifier d’« anti-allemands », adjectif qu’ils reprennent rapidement à leur compte. Le deuxième événement déterminant sont les attaques aériennes irakiennes contre Israël pendant la guerre du Golfe en 1991, que le mouvement pacifiste d’extrême gauche aurait observées avec indifférence. Cependant, alors que d’autres thèmes, tels que le féminisme, la résistance au système capitaliste ou la lutte contre le dérèglement climatique, avaient entre-temps permis de réconcilier la gauche radicale, les massacres du Hamas le 7 octobre 2023 et l’offensive militaire dévastatrice d’Israël à Gaza qui s’en est suivie en ont réactivé les clivages, désormais plus forts que jamais. L’objectif de cet article est, par un rappel historique de la genèse de la tendance antideutsch, de tenter de montrer le rôle de ce dernier dans la structuration du débat au sujet du conflit israélo-palestinien au sein de la gauche radicale allemande.

La genèse historique de la tendance antideutsch

À l’origine de la tendance antideutsch, on trouve deux postulats. D’une part, le national-socialisme n’est pas un accident de l’histoire : l’antisémitisme constitue l’essence quasi métaphysique du « peuple allemand [2] ». D’autre part, il existe une responsabilité historique des Allemands vis-à-vis des crimes du national-socialisme [3]. Dès les années 1960, cette position particulière, liée à l’appartenance à la nation des « Täter » (bourreaux), pousse des intellectuels comme Eike Geisel ou Jean Améry à attirer l’attention sur « les problèmes que posaient l’anti-fascisme et l’antisionisme de la gauche radicale en RFA », qui tendent à banaliser la singularité du national-socialisme en « englobant sous le même terme de ‘fascisme’, l’État ouest-allemand, les États ‘impérialistes’ ou encore Israël [4] ».

Ces deux postulats prennent un sens particulier au début des années 1990, à la faveur de deux événements majeurs : la réunification allemande et la guerre du Golfe. La réunification, d’abord, promet de rétablir l’unité de ce même peuple qui a enfanté les nazis, à grands coups de drapeaux noir, rouge et or et de slogans nationalistes [5], et dans un contexte de multiplication des attaques racistes et xénophobes [6] : c’est ce qu’illustre le slogan « Nie Wieder Deutschland » (« Plus jamais l’Allemagne »). Cette méfiance vis-à-vis de la réunification n’est en réalité pas propre aux antideutsch, ni même à la gauche radicale : une majorité des sociaux-démocrates de la SPD et des Verts ouest-allemands ne sont pas non plus favorables à l’unité [7]. Seulement, la SPD comme les Verts finissent par former des alliances avec des partis est-allemands au Bundestag. Au sein de la gauche radicale, il y a deux écoles. D’un côté, ceux qui acceptent de s’allier avec le parti est-allemand du « socialisme démocratique » (PDS), héritier du parti socialiste de RDA (mais purgé de ses cadres staliniens), et d’entrer ainsi dans le jeu parlementaire. De l’autre, ceux, issus à la fois « de cercles maoïstes, de groupuscules trotskistes, autonomes ou des marges du parti écologiste Die Grünen [8] », pour qui une telle alliance revient à entériner ce qu’ils considèrent comme l’annexion de la RDA par la RFA, et qui, pour rester « antinationaux », préfèrent rester dans l’opposition extraparlementaire [9]. Pour ces derniers, il faudrait profiter de l’effondrement de la RDA pour anéantir à tout jamais le peuple allemand, comme le défend Joachim Bruhn lors d’une manifestation en octobre 1991 [10] : cette prise de position est selon eux le seul moyen d’éviter le retour d’un quatrième Reich.

1991, c’est aussi l’année de la guerre du Golfe, déclenchée par l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990, et qui, entre janvier et février 1991, oppose l’Irak de Saddam Hussein à une coalition onusienne menée par les États-Unis. Le 18 janvier 1991, l’Irak lance 39 missiles Scud sur Israël, qui, sous la contrainte des États-Unis soucieux de ne pas briser la coalition internationale, ne réagit pas aux attaques. Dans ce contexte, la gauche radicale allemande, concentrée sur le fait de s’opposer à la puissance impériale américaine, se range majoritairement au côté de l’Irak, ce qui suscite des résistances au sein de ses propres rangs. En effet, les missiles scud sont inspirés des missiles allemands V-2 utilisés pendant la Seconde Guerre Mondiale, et le gaz toxique que Saddam Hussein menace d’utiliser contre Israël a été produit avec l’aide d’ingénieurs allemands. De plus, la décision de Saddam Hussein d’attaquer Israël est interprétée comme étant mue par un réflexe antisémite. Hans Magnus Enzensberger publie alors dans l’hebdomadaire Der Spiegel le 4 février 1991 un article intitulé « Hitlers Wiedergänger », où il défend l’idée que Saddam Hussein serait l’héritier d’Hitler. De la même manière que Hitler a exploité les sentiments nationalistes allemands et anticapitalistes et a parlé de germanisme, de sang et de terre, Saddam Hussein aurait selon lui mobilisé les motifs anticoloniaux, panarabes et islamiques pour nourrir la haine, le ressentiment et le désir de vengeance à l’égard des Juifs, une fois encore coupables tout trouvés pour rendre compte du sentiment d’humiliation. Cette critique de « l’islamo-fascisme » fait écho à la dénonciation de l’antisémitisme inévitable du nouvel État allemand des « anti-allemands ». Elle les conduit à abandonner la tradition pacifiste dominante au sein de la gauche radicale, et à faire « de la confrontation politique et militaire une lutte contre un nouvel Auschwitz [11] ». On trouve une illustration de cette nouvelle position dans l’appel, publié par la revue konkret, au bombardement de Bagdad par la bombe atomique afin de protéger la sécurité de l’État d’Israël [12]. Elle les amènera en 2003 à soutenir la deuxième guerre du Golfe, en opposition complète au consensus pacifiste défendu par la majorité de la gauche radicale allemande [13].

Contre l’anti-impérialisme primaire et l’antisémitisme secondaire

Les antideutsch n’ont jamais représenté un mouvement politique de masse. En 1991, le « Groupe K », issu d’une sécession du groupe maoïste Kommunistischer Bund (KB) et dont la plupart de leurs représentants font partie, est constitué d’une centaine de membres à peine, et se dissout après quelques actions politiques, notamment au moment des commémorations des bombardements de Dresde en 1995 [14]. Aujourd’hui, il n’existe pas, à ma connaissance, de chiffres fiables sur le nombre de personnes revendiquant leur appartenance au courant antideutsch de la gauche radicale. Si certains parlent de « quelques centaines » de personnes, le lectorat de journaux identifiés à ce courant, comme Jungle World ou konkret, se chiffre plutôt en milliers. Cette incertitude s’explique avant tout par le fait que le qualificatif est souvent imposé de l’extérieur aux individus, et qu’il désigne davantage une socialisation politique qu’une appartenance formelle à une organisation, comme nous le verrons plus loin. C’est la raison pour laquelle il est également difficile de caractériser sociologiquement le profil de ces individus, bien que leurs publications semblent surtout viser un public intellectuel (universitaire) et politisé (fréquentant certaines librairies et certains bars militants) et que certains observateurs les aient identifiés comme majoritairement des hommes sans origines immigrées.

La posture que qualifie l’adjectif antideutsch, pour hétérogène qu’elle soit, peut être caractérisée par trois éléments. Premièrement, le soutien inconditionnel du droit à l’existence de l’État d’Israël. Ce soutien repose sur la nécessité de montrer sa solidarité avec l’État des survivantes de la Shoah, conséquence nécessaire du principe d’émancipation universelle [15]. En effet, si le sionisme n’est pas considéré comme la solution idéale pour lutter contre l’antisémitisme, il constitue pour les antideutsch la mise en œuvre imparfaite du nouvel impératif catégorique que la Shoah a selon Adorno imposé à l’humanité : « organiser sa pensée et sa conduite de manière à ce qu’Auschwitz ne se répète jamais [16] ». Il représente également un projet révolutionnaire, dans la mesure où l’État d’Israël «  se définit d’une part par rapport aux Juifs qui vivent dans le pays lui-même, mais aussi par rapport à tous ceux qui sont dispersés dans la diaspora et exposés à la menace mondiale de l’antisémitisme [17] ». Dès lors, dans la mesure où Israël incarne le pouvoir d’émancipation organisé des Juifs, son existence (qu’il faut distinguer des politiques décidées par ses gouvernements successifs) doit être soutenue inconditionnellement [18].

La deuxième caractéristique de la mouvance antideutsch est le rejet d’une certaine forme d’anti-impérialisme primaire, qui tend à considérer que tous les mouvements politiques qui s’opposent à l’impérialisme américain sont des mouvements de libération, y compris ceux qui ont mené aux pires massacres (comme les régimes de Saddam Hussein ou de Slobodan Milosevic [19]).

La troisième, enfin, est la lutte contre une certaine forme d’anticapitalisme : celui qui, en dénonçant les excès du pouvoir abstrait, mobile et insaisissable qu’est la finance, repose sur des traits que l’antisémitisme attribue traditionnellement aux Juifs (intellectualité, abstraction, cosmopolitisme, libéralité, insaisissabilité, etc.) [20]. Dans Anti-Semitism and National Socialism, l’historien Moishe Postone le dénonce comme un antisémitisme secondaire, reposant sur « un mécanisme de personnification du capital abstrait » dans des figures comme celle du « Juif » ou de la « judéité internationale [21] ». Autrement dit, l’antisémitisme ne se résume pas à haïr les Juifs : il constitue très souvent le ciment de la critique du capitalisme financier. Pour les antideutsch, c’est tout le contraire : non seulement la défense inconditionnelle de l’existence de l’État d’Israël est compatible avec le communisme, mais elle représente en quelque sorte l’activité communiste par excellence, un « antifascisme conséquent ».

La dérive extrême-droitiste et islamophobe d’une partie des antideutsch

La difficulté qu’il y a à estimer le nombre d’antideutsch au sein de la gauche radicale est encore renforcée par le fait qu’une partie non négligeable des personnes qui revendiquent cette étiquette ne font plus partie de cette gauche radicale. Les attentats du 11 septembre 2001 constituent ainsi un point de bascule vers une division politique durable. À ce moment-là se répand l’idée selon laquelle le « fascisme islamique » (ou « fascisme vert ») serait le principal ennemi de la gauche progressiste, et qu’Israël est la seule garante des valeurs « occidentales » au Moyen-Orient [22]. Le 17 octobre 2001, le journal Jungle World, dans un article intitulé « Du Fanta, pas des Fatwas », explique que « l’attaque des guerriers de Dieu islamiste » a une composante antisémite « évidente, car le World Trade Center est identifié comme le symbole du capital mondial dominé par les Juifs, les États-Unis étant la seule puissance protectrice d’Israël ». Dans ce même article, Andrea Albertini affirme que non seulement l’antisémitisme est la « racine idéologique du djihad », mais que « les musulmans de toutes les confessions peuvent se retrouver dans la haine d’Israël ».

À partir de là, on voit se dessiner deux directions pour les antideutsch : celle de la gauche radicale, que continuent à revendiquer des journaux comme konkret ou Jungle World et la maison d’édition Ça Ira, et celle de l’extrême-droite, représentée par la revue berlinoise Bahamas. Pour les représentantes de cette dernière, la défense de l’État d’Israël sert à justifier un racisme anti-musulman décomplexé, motivé par la lutte contre une « idéologie fasciste à visage islamique » et contre un antisémitisme « importé » par l’immigration dans une société allemande qui en serait prétendument « purifiée ». Les figures de Jürgen Elsässer et de Justus Wertmüller, tous deux antideutsch de la première heure, illustrent bien cette dérive droitiste et islamophobe. Wertmüller, rédacteur à Bahamas, revue devenue ces vingt dernières années anti-queer, anti-woke et islamophobe, déclare ne reconnaître « aucun droit allemand, européen ou postcolonial à critiquer Israël ». Pour lui, l’anticolonialisme de la gauche radicale, théorisé notamment par « la préface sanglante de Sartre au livre sanguinaire de Frantz Fanon Les Damnés de la Terre », aurait conduit à justifier les pires violences racistes au nom de l’émancipation des peuples. Quant à Elsässer, il est devenu un militant d’extrême-droite : la revue Compact – Magazin für Souveränität, qu’il a fondée en 2010 et dont il est rédacteur en chef, se caractérise par la défense des théories du complot et des positions xénophobes.

La structuration du débat en Allemagne depuis le 7 octobre 2023

Lors de mon premier séjour à Berlin en 2016, si la présence des antideutsch (et de leurs drapeaux israéliens) était visible dans les manifestations antifascistes et anticapitalistes, ils avaient la réputation d’être, au mieux un peu « has been », au pire carrément problématiques, l’expression « antideutsch » étant utilisée par certain.es, à tort ou à raison, comme synonyme de relativisation du colonialisme, de queerbashing et de racisme antimusulman. Seulement, les massacres du 7 octobre 2023 et la guerre sanglante qui s’en est suivie contre le peuple palestinien les ont rendus plus visibles dans l’espace public – comme en témoigne la récente création d’un nouveau journal antideutsch, casablanca – Texte zur falschen Zeit.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer le renouveau de la fracture au sein de la gauche radicale. Le célèbre festival de musique Fusion, événement important de la gauche radicale allemande, a par exemple été le théâtre d’un conflit entre ceux qui, tout en admettant que la « guerre contre le Hamas » est devenue une guerre contre la population civile palestinienne, refusent la célébration du Hamas ou la contestation du droit à l’existence d’Israël, et ceux qui s’opposent à la reconnaissance de « l’existence d’un ethno-État d’apartheid », et considèrent qu’il est illégitime de « dicter des formes acceptables de protestation et de résistance ». De même, la marche des fiertés internationaliste (IQP) qui a eu lieu le 27 juillet 2024 à Berlin, et qui propose traditionnellement une alternative plus politisée et moins commerciale à la marche des fiertés « officielle », ont rangé leur « lutte anticoloniale, antiraciste et anticapitaliste pour la liberté » du côté de la cause palestinienne ; les antideutsch en ont été explicitement exclus. En retour, ces derniers ont notamment reproché aux organisateurrices d’avoir figuré sur l’affiche de l’événement une carte d’Israël peinte en vert (le vert de l’Islam) – geste interprété comme la volonté d’éradiquer Israël de la carte. De même, les actions queers et/ou féministes provoquent immanquablement des divisions sur le thème du conflit israélo-palestinien : en témoigne l’organisation d’une marche intitulée « Feminism unlimited » le 8 mars 2025 (férié à Berlin), qui a rassemblé 8000 personnes et qui défendait qu’un « féminisme universel ne peut se passer d’une critique de toute forme d’antisémitisme » contre la « minimisation, négation voire la glorification » des violences sexuelles du Hamas par des « cercles prétendument de gauche et féministes  ». Enfin, il est intéressant, bien qu’anecdotique, de voir que se sont développés sur les applications de rencontre des hashtags « #noantideutsch » ou « #noantiimp ».

Parmi mes amies allemandes politiquement engagées, les avis divergent toutefois quant à l’importance de l’opposition entre antideutsch et « anti-impérialistes » dans la gauche radicale aujourd’hui. C’est sans doute parce que, mis à part quelques polémistes, il est rare de trouver des personnes qui se revendiquent explicitement d’un côté ou de l’autre : la distinction est très liée à la décennie qui a suivi la réunification, et elle est loin de renvoyer à des blocs homogènes [23]. On parle plutôt de « socialisation politique » dans tel ou tel courant, ce qui fait davantage appel à une sensibilité et à des références communes qu’à une appartenance officielle. L’historienne Anne Joly parle ainsi de « phénomène » antideutsch, par opposition à un mouvement social ou d’un courant politique plus structuré [24]. De plus, il serait faux de dire que les idées qui sont défendues par les antideutsch n’aient pas également infusé chez les défenseurs de la gauche radicale ne se revendiquant pas explicitement de cette tendance, et que ces derniers soient restés figés dans une posture anti-impérialiste héritée de la Nouvelle Gauche des années 1960 et 1970. Inversement, on trouve également dans les cercles de gauche antideutsch des critiques du gouvernement israélien et de sa droitisation, bien qu’elles soient peu diffusées publiquement. Certaines organisations revendiquent ainsi une approche nuancée du conflit. On peut mentionner une déclaration datant de mai 2024 dans laquelle l’Interventionistische Linke Berlin (organisation politique anticapitaliste) reconnaissait que, « s’il n’est pas antisémite (…) de nommer comme telle l’injustice dont sont victimes les Palestiniens, notamment de la part du gouvernement israélien, (…) depuis la Shoah, l’antisémitisme s’articule généralement de manière détournée, et l’un des détours préférés est une ‘critique d’Israël’ ». Il s’agissait pour eux de « trouver le juste milieu » plutôt que de recourir au « schéma simpliste ami/ennemi ». De même, dans un texte destiné à répondre aux attaques dont ils ont fait l’objet, le collectif du club  ://about blank s’est clairement distancié de la position actuelle du gouvernement israélien, en affirmant que les allégations selon lesquelles ils « soutenaient le gouvernement de Netanyahu, le mouvement sioniste d’extrême droite ou les actes de guerre dévastateurs à Gaza » étaient « fausses et dénuées de tout fondement ». Selon eux, l’anti-fascime doit conduire à « se montrer solidaire et empathique avec les personnes concernées israéliennes et palestiniennes ainsi qu’avec les musulmans et les juifs, sans devoir choisir son camp ».

Cependant, une question centrale divise les milieux de la gauche radicale : c’est celle de la légitimité à attribuer ou non au Hamas. Au Bajszel, le bar antideutsch dont je parlais en introduction, les murs sont tapissés d’autocollants «  FckHamas  », et le recours au triangle rouge est considéré comme un appel à la haine raciale. C’est parce que le Hamas y est vu d’abord et avant tout comme une organisation terroriste, antisémite et qui conteste le droit d’existence d’Israël, et le 7 octobre, comme un « pogrom de masse ». Dans les locaux fréquentés par la gauche radicale plutôt anti-impérialiste, l’existence de tels autocollants est impensable, car une partie de ses défenseurs considère le Hamas comme le bras armé de la guerre de libération anti-colonialiste, et la remise en cause de sa violence est vue comme une tentative de définir les formes acceptables de résistance, donc comme une forme de néocolonialisme. Notons que, sur ce point encore, certaines organisations parviennent à nuancer leurs propos [25], souvent avec la conviction que, au vu de la situation politique actuelle et la montée de l’extrême droite en Europe, la gauche radicale ne peut se permettre d’être divisée.

Être « de gauche » dans un pays postcolonial et postnazi

Pour revenir au quartier de Neukölln à Berlin, la « guerre des tags » qui a lieu sur les murs de ses bâtiments et dans les toilettes des bars connus pour leur engagement dans la gauche radicale (« Free Gaza from Hamas Israel », « Fuck Hamas Sionism », « Sionism is fascism », « Antisionism is antisemitism ») ne montre pas seulement qu’ils sont fréquentés par les sympathisantes des deux tendances, mais aussi et surtout que ces deux tendances existent. Un tel clivage, qui constitue à première vue une curiosité de la culture politique allemande, permet de poser à nouveaux frais la question du sens de la fameuse définition que donnait Gilles Deleuze dans son Abécédaire : être de gauche, c’est « ne pas cesser de devenir minoritaire ». Si être de gauche, c’est être toujours du côté des opprimées, que signifie « être de gauche » dans un pays à la fois postcolonial et post-nazi – ou, peut-on ajouter, dans un contexte français, post-Vichy ? Et que répondre à celles et ceux qui disent que la critique de l’antisémitisme est un outil avec lequel des groupes puissants musellent les voix marginalisées ? Au-delà de ses revendications programmatiques, le courant antideutsch a le mérite de rappeler l’injonction de Karl Marx à la « critique impitoyable de tout l’existant [26] », censée s’appliquer non seulement au capitalisme, mais aussi au mouvement ouvrier en tant que sujet et objet du processus social. Il permet également de rappeler la complexité du conflit – à condition, toutefois, de résister d’une part à la dérive extrême-droitiste et islamophobe, qui va justement à l’encontre de l’esprit marxien en oubliant d’appliquer la critique au gouvernement israélien et à ses alliés, et d’autre part à la relativisation de l’horreur des crimes de guerre en cours à Gaza.

par Juliette Monvoisin, le 20 mai

Pour citer cet article :

Juliette Monvoisin, « Antideutsch’ contre anti-impérialistes. Le devenir minoritaire de la gauche radicale allemande », La Vie des idées , 20 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Antideutsch-contre-anti-imperialistes

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Notons toutefois que la rhétorique selon laquelle l’Allemagne doit en finir avec un «  culte de la culpabilité  » est un discours d’extrême-droite, largement mobilisé par l’AFD pour légitimer le nationalisme allemand.

[2Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil, 1997  ; Stephan Grigat, «  Communism, Anti-German criticism and Israel  », (Interview avec J. Misera), 2005.

[3Moishe Postone, Deutschland, die Linke und der Holocaust. Politische Interventionen, Fribourg, ça ira, 2005, p. 55-56  ; Anne Joly, «   Le phénomène antideutsch  : une singularité de la gauche radicale allemande   », La Revue des Livres, n°6, juillet-août 2012, p. 78.

[4Joly, «   Le phénomène antideutsch  », op. cit., p. 77. Pour une analyse de l’histoire mouvementée des rapports entre la gauche allemande et la cause palestinienne, voir les travaux de Joseph Ben Prestel, par exemple : «  A Diaspora Moment : Writing Global History Through Palestinian-West German Ties  », The American Historical Review, Volume 127, Issue 3, September 2022, p. 1190–1221, https://doi.org/10.1093/ahr/rhac260.

[5Postone, Deutschland, die Linke und der Holocaust, op. cit., p. 97 et sq.

[6Gerhard Hanloser (dir.), ‘Sie warn die Antideutschesten der deutschen Linken’ : Zu Geschichte, Kritik und Zukunft antideutscher Politik, Münster, Unrast, 2004.

[7Anne Joly, «  Les gauches radicales est- et ouest-allemandes à l’épreuve de la nation réunifiée (depuis 1990)  », thèse de doctorat, 2012, p. 157-158.

[8Joly, «   Le phénomène antideutsch  », op. cit., p. 76  ; Simon Erlanger, «   ‘The Anti-Germans’ : The Pro-Israel German Left   », Jewish Political Studies Review, vol. 21, printemps 2009, p. 97.

[9 Ibid, p. 167-170.

[10Selim Nadi, «  Antideutsch : sionisme, (anti)fascisme et (anti)nationalisme dans la gauche radicale allemande  », Période, 2014.

[11Ibid.

[12Joly, «   Le phénomène antideutsch  », op. cit., p. 77  ; Erlanger, «   ‘The Anti-Germans’  », op. cit., p. 99. C’est pourtant dans les pages de konkret que la célèbre militante de la RAF Ulrike Meinhof avait loué en 1972 l’action des terroristes palestiniens lors de l’assassinat des athlètes israéliens pendant les Jeux Olympiques de Munich, et comparé les athlètes israéliens à des nazis.

[13Erlanger, «   ‘The Anti-Germans’  », op. cit., p. 103.

[14 Ibid, p. 97-100.

[15Idée défendue notamment par Jean Améry dans Par-delà le crime et le châtiment - Essai pour surmonter l’insurmontable, Actes Sud, 1995 (1966).

[16Theodor W. Adorno, Dialectique négative [1966], trad. Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978, p. 286.

[17Nadi, «  Antideutsch  », op. cit.

[18C’est ce qu’on a pu appeler le «  caractère exilique  » de l’État d’Israël : voir par exemple Danny Trom, L’État de l’exil. Israël, les juifs, l’Europe, Paris, Puf, 2023.

[19La question des Balkans mériterait toutefois d’être approfondie, car la question des guerres d’ex-Yougoslavie a entraîné certains différends au sein du mouvement entre les «  anti-allemands  » et les «  anti-nationaux  » : voir Erlanger, «   ‘The Anti-Germans’  », op. cit., p. 101.

[20 Ibid.

[21Joly, «   Le phénomène antideutsch  », op. cit., p. 78.

[22Selim Nadi, «  Nation, race et impérialisme dans la gauche allemande depuis la réunification  », Période, 2014.

[23Raphael Schlembach affirmait ainsi en 2010 que «  parler des antideutsch est un peu anachronique  » : «   Towards a critique of anti-German ‘communism’   », Interface, vol. 2, n°2, novembre 2010, p. 200.

[24Anne Joly, «  Les gauches radicales est- et ouest-allemandes à l’épreuve de la nation réunifiée (depuis 1990)  », thèse de doctorat, 2012, p. 234-235.

[25Selon le manifeste publié par l’Interventionistische Linke, ce n’est pas parce qu’on accepte que les Palestiniens ont le droit de résister à une colonisation injuste qu’il faut accepter de s’allier avec une organisation islamiste et antidémocratique : les mouvements anticoloniaux étaient et sont politiquement hétérogènes et il y a toujours eu en leur sein de multiples discussions sur le sens et la légitimité des différentes formes de résistance : Interventionistische Linke Berlin, «  Zweites Statement der IL Berlin zum Krieg in Israel/Palästina  », 7 mai 2024.

[26Karl Marx, «  Lettre à Arnold Ruge (septembre 1843)  », Correspondance Marx-Engels, tome 1, lettre 77, Paris, Éditions sociales, 2019.

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