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Les gauches en Amérique du Sud : vers un nouveau bloc géopolitique régional ?


par Sylvain Schultze , le 13 février 2008


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Depuis l’élection de Hugo Chavez à la tête du Venezuela en 1998, la rhétorique de la « révolution bolivarienne » fait renaître de ses cendres le rêve d’unité continentale de Simon Bolivar. Rompant avec la catégorisation binaire gauche populiste/gauche modérée, Marc Saint-Upéry propose une typologie nuancée des diverses gauches sud-américaines dans leurs relations avec leur base et examine les perspectives de formation d’un bloc géopolitique régional.

Recensé :
Marc Saint-Upéry, Le rêve de Bolivar, le défi des gauches sud-américaines, Editions La Découverte, Paris, 2007, 330 p.

Dix ans après la chute des dernières dictatures, l’Amérique du Sud connaît une résurgence des partis de gauche au pouvoir. Du Venezuela à l’Argentine et de l’Equateur au Brésil, bon nombre de pays ont connu un virage politique initié en 1998 par l’élection d’Hugo Chavez au Venezuela. Dans cette région où les eschatologies révolutionnaires se répriment traditionnellement dans le sang, Marc Saint-Upéry explique ce tournant par plusieurs facteurs. Il s’agit tout d’abord d’un facteur politique régional : la critique du modèle néolibéral du « consensus de Washington » reçoit chez les populations un accueil de plus en plus positif. C’est ensuite un facteur social. Dans une région où Noirs et métis forment la majeure partie de la population et paradoxalement s’inscrivent dans ses franges les plus pauvres, la montée en puissance des mouvements autochtones constitue un foyer important d’électeurs pour la gauche. Les bouleversements géopolitiques expliquent enfin ce phénomène. Distraits par la nouvelle menace terroriste moyen-orientale, le retrait des Etats-Unis dans une région longtemps considérée comme son « pré-carré » ouvre un espace politique dans lequel les partis de gauche peuvent s’engouffrer.

En porte-à-faux avec les concepts à la mode, l’auteur conteste une typologie binaire qui opposerait une gauche « populiste », incarnée par Chavez, à une gauche « modérée » dont Lula, entre autres, serait le représentant. Comme le montre l’auteur, l’examen des particularités nationales dévoile une réalité bien souvent éloignée des discours : celle des gauches en Amérique du Sud. Sans faire l’impasse sur ses voisins, Saint-Upéry distingue ainsi successivement la gauche de Lula au Brésil, celle de Chavez au Venezuela et de Kirchner en Argentine. Il revient dans un quatrième chapitre sur le rôle des mouvements noirs et indigènes dans l’arrivée au pouvoir des partis. Le dernier volet est quant à lui consacré aux perspectives de formation d’un nouveau bloc géopolitique régional.

Lula Da Silva au Brésil : du « social- traître » au pragmatique « obligé »

En janvier 2003, l’élection de l’ancien syndicaliste métallurgiste Lula à la tête du Brésil suscite une certaine appréhension dans le continent. A contre-courant de toutes les attentes, le Parti des Travailleurs (PT) du Président opte néanmoins pour le choix de l’austérité budgétaire, prolongeant à sa manière la voie empruntée par son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso. Les premiers malaises au sein de la base se font alors sentir. En mai 2005, le scandale du mensalão finit par jeter le pavé dans la mare : plusieurs députés sont accusés d’avoir reçu des pots-de-vin en l’échange de votes en faveur des projets de l’exécutif. Le Brésil évalue alors l’ampleur de la corruption de son champ politique et économique. En octobre 2006, Lula Da Silva est pourtant réélu face au concurrent Alquim.

Marc Saint-Upéry éclaire par ce bref historique la relation singulière qui existe entre le PT et les mouvements de gauche brésiliens. Face à un Congrès tenu par les forces conservatrices, celle-ci se caractérise par un mélange d’amitié et d’inimitié, de critique et de soutien, fruit d’un pragmatisme converti au réalisme des affaires publiques et conscient de sa responsabilité. C’est selon ce prisme que l’auteur analyse la relative continuité politique du mandat de Lula. En matière sociale en revanche, la réussite de ses deux programmes sociaux phares, Bolsa Familia d’une part, qui prévoit un système de transfert de revenus aux familles démunies, et Pro Uni d’autre part, qui permet l’octroi de bourses universitaires aux enfants pauvres, marque une rupture. Il existe ainsi au Brésil selon l’auteur une forte institutionnalisation des mouvements sociaux sans que ces derniers soient totalement cooptés par l’Etat. Ce constat amène ainsi à nuancer le bilan simpliste de « fidélité » au programme ou de « trahison », pour reprendre les termes souvent employés pour caractériser les rapports entre la gauche et les mouvements sociaux.

Le Venezuela d’Hugo Chavez : polarisation idéologique factice et inertie de la « révolution bolivarienne »

Les discours et les mesures aux revêts despotiques du Président Chavez font bien souvent oublier l’absence de sentiment anti-impérialiste au sein de la population vénézuélienne, de même que la forte continuité du modèle économique par rapport aux gouvernements précédents. Selon l’auteur, c’est sur ces deux constats qu’il faut juger le médiatique Président du Venezuela : d’une part la polarisation extrême de la société vénézuélienne qui favorise la surenchère idéologique, d’autre part une dichotomie forte entre les discours et la réalité.

Marc Saint-Upéry se montre sceptique face aux dérives autoritaires du régime de Chavez et s’attache à déconstruire le mythe qui consiste à présenter le Venezuela comme un « nouveau Cuba ». Selon l’auteur, la surenchère des épithètes pour qualifier le régime est le fruit d’une escalade idéologique artificielle dans laquelle se complaît une société vénézuélienne extrêmement polarisée. Si la parenté de cette polarisation revient à Chavez, l’auteur montre que des abus ont eu lieu dans les deux camps, notamment sur le terrain des médias. Cette césure idéologique a aussi conduit les mouvements de gauche à faire un choix radical : celui de la cooptation verticale par le pouvoir, ou celui de la survie dans des franges culturelle à la marge, alimentant du même coup la dynamique maximaliste, bien qu’artificielle, du pouvoir.

Le mythe de la « révolution bolivarienne » est la seconde victime de cette déconstruction. L’auteur révèle une dichotomie forte entre les paroles et les actes du régime. Dans de nombreux secteurs, la dynamique révolutionnaire s’est bien plus traduite par un statu quo que par une destruction de l’ordre établi. En matière économique principalement, le Venezuela de Chavez demeure une République mono-exportatrice reposant sur le pétrole qui constitue plus de 50% de ses recettes fiscales et 80% de ses exportations. Seul le domaine social semble marquer une véritable rupture. Pourtant, si Chavez reste le premier Président du Venezuela a s’être penché sur la question sociale, la réussite des programmes sociaux Barrio Andentro - programmes qui ont permis l’accès des classes les plus pauvres à de nombreux produits (alimentaires, santé, etc.) – demeure toutefois partielle. Au total selon l’auteur, la révolution bolivarienne fait du sur-place, entretenue par l’entropie bureaucratique et la myopie rentière de l’or noir. Les prophéties alarmantes ou enchantées sur l’avenir du régime sont quant à elles alimentées par l’incroyable degré de polarisation factice atteint par la société vénézuélienne.

Nestor Carlos Kirchner en Argentine : un péronisme « transversal » ambigu

Avril 2002. En plein été austral, l’Argentine se réveille assommée par une crise économique historique. Les caisses de l’Etat sont vides, le pays redevable de plus de 130 millions de dollars de dette extérieure. En mai 2003, à la suite d’un scrutin national visant à restaurer la légitimité du régime, Kirchner est élu par forfait : son concurrent et principal responsable de la crise Carlos Menem ne s’est pas présenté. Quelques années plus tard, Kirchner parvient à 70% de cote de popularité dans les enquêtes d’opinion.

Selon Marc Saint-Upéry, si Kirchner s’est bâti une image de « fonceur » alimentée par des discours radicaux, sa politique se caractérise par une extrême prudence budgétaire et une hétérodoxie très modérée. L’évolution dans le bon sens des indicateurs macroéconomiques (taux de croissance exceptionnels, excédent commercial, augmentation de l’emploi) et les mesures médiatiques courageuses prises par Kirchner (en 2005, l’Argentine négocie – avec succès – la plus grosse remise de dette de tous les temps avec le FMI), n’occultent pas le fait que beaucoup de réformes structurelles n’ont pas été faites : les entreprises publiques sont toujours privatisées, ce qui prive l’Etat de marges de manœuvre. Profitant de la plasticité du péronisme, l’ex-Président argentin a adopté tout au long de son mandat une stratégie de séduction électorale « transversale », balayant le spectre politique de la gauche radicale à la social-démocratie. C’est particulièrement son combat en faveur du rétablissement des droits de l’homme qui lui a attiré le soutien du parti radical et de la gauche non-péroniste. Selon l’auteur, le Président a tiré tous les avantages d’une stratégie à géométrie variable qui caractériserait aujourd’hui ce qui reste du péronisme post-Menem : « une machine à conquérir et à conserver le pouvoir sans aucun contenu stratégique additionnel, fût-il celui de domestiquer les contradictions de classe ou de discipliner les travailleurs ». Avec sa base, les relations sont foncièrement ambigües, mélange de cooptation pour les groupes piqueteros ralliés au pouvoir et de fidélité contingente pour la Centrale des Travailleurs Argentins.

Un pouvoir de gauche métis.

L’apparition au pouvoir de Présidents indiens ou de candidats aux discours nativistes (Evo Morales en Bolivie, Rafael Correa en Equateur, Ollanta Humala au Pérou) renoue avec une certaine peur de « revanche sociale » de la part de certains intellectuels latino-américains. Il s’agirait d’un mythe qui occulte la modération des politiques mises en place par ces mêmes dirigeants. Comme le précise l’auteur, en Bolivie, en dépit du folklore qui entoure les apparitions d’Evo Morales, la nationalisation des hydrocarbures, l’électrification des campagnes, n’a rien de spécifiquement « indien ». Ainsi, le prestige volontairement construit autour de l’ « indianité » politique ne doit pas faire oublier la diversité et la plasticité de l’ « indianité » sociale : tantôt revendication de dignité abusée, tantôt stigmate imposé par l’autre, l’ « être indien » se construit autour d’autres modalités d’identification.

L’arrivée au pouvoir de dirigeants noirs, mulâtres ou métis traduit selon Marc Saint-Upéry l’aboutissement d’un processus initié par des années 80-90 favorables au développement des horizons politiques : effets des réformes agraires et des réformes décentralisatrices, ascension sociale, fin des dictatures, auxquels s’ajoute un substrat anthropologique communautaire endormi, l’existence d’une conscience autochtone. Pour l’auteur, cette nouvelle donne politique participe à l’apprentissage démocratique d’une région où les franges sociales les plus pauvres sont composées de populations noires ou métisses. Car s’il n’existe pas de « vrais » Indiens, il existe un racisme anti-Indien virulent, notamment au Pérou, où la forte présence de populations autochtones cohabite paradoxalement avec une discrimination sévère à l’égard des natifs et l’absence relative de mouvement indigène organisé. En reprenant l’exemple du Brésil où se conjuguent doublement reconnaissance de la différence et « cordialité » consensuelle entre groupes aux frontières poreuses, Marc Saint-Upéry dresse aussi un bilan des mesures de discrimination positive mises en place. Pour l’auteur, le Brésil constitue un modèle d’intégration là où en France les débats s’enlisent entre partisans du modèle républicain et adeptes du communautarisme.

Monroe contre Bolivar : vers un nouveau bloc géopolitique régional ?

Si Marc Saint-Upéry se montre circonspect sur les perspectives de formation d’un nouveau bloc géopolitique régional, il s’oppose en revanche fermement à la thèse du « pré carré » américain. La distraction moyen-orientale n’est pas la seule raison avancée pour arguer du recul nord-américain dans la région. Le désenchantement est multiple. Politique d’une part (opposition de ses alliés à l’invasion en Irak, échec du candidat de Washington à la présidence de l’OEA), l’échec nord-américain est aussi économique : si bon nombre de traités de libre-échange ou d’association ont été signés dans la région, ces derniers ne parviennent pas à compenser l’abandon en 2005 du projet de Zone de Libre-échange des Amériques (ZLEA). Marc Saint-Upéry ne conclut pas néanmoins à la victoire de l’épée de Bolivar sur le bâton de Monroe. L’auteur revient sur la formation en 1991 du MERCOSUR et montre toutes les limites d’un bloc géopolitique asymétrique, composé d’un géant régional (le Brésil) qui, associé à son voisin argentin, compose 96% du PIB des quatre pays originairement membres. L’avenir de ce marché commun dépendra selon Saint-Upéry de la résolution brésilienne de modifier sa politique extérieure marquée par un certain « révisionnisme » [Alain Rouquié], c’est-à-dire une volonté de « préserver son autonomie de décision et peser sur les règles du jeu mondial au service du développement national. » Il s’agira aussi de dépasser les crises bilatérales et les désaccords (Argentine/Uruguay sur les questions environnementales, mesures douanières asymétriques, etc.) qui risquent de miner la cohésion.

L’auteur évoque néanmoins une intégration « malgré tout », impulsée par un seuil de convergence minimal et relancée par l’entrée du Venezuela au sein du MERCOSUR et par le souhait, exprimé par Morales, d’intégrer le marché comme membre de plein-droit. Pour Saint-Upéry, ces nouveaux éléments permettent la relance d’une dynamique. C’est tout d’abord la question de l’intégration des différents groupes régionaux (CAN, MERCOSUR) au sein d’un même bloc (la Communauté Sud-Américaine des Nations) qui est reprise. Cela favorise ensuite la mise en place d’un mouvement en faveur des politiques de développement à destination des petits pays (Bolivie, Uruguay, Paraguay et Equateur). Face à une intégration commerciale incomplète, le discours critique de Chavez ouvrirait enfin quant à lui la voie à une intégration plus politique.

La grande qualité du livre de Saint-Upéry réside dans sa documentation extrêmement riche, fruit de plusieurs années de recherche, de lectures et de témoignages. On ne saurait non plus nier la connaissance intime que l’auteur entretient avec cette région, ce qui ajoute à l’œuvre une plus-value littéraire indéniable. Si certains partis pris transparaissent de ses écrits, l’auteur ne s’en cache pas et se déclare ouvertement « de gauche ». Le lecteur est averti.

par Sylvain Schultze, le 13 février 2008

Pour citer cet article :

Sylvain Schultze, « Les gauches en Amérique du Sud : vers un nouveau bloc géopolitique régional ? », La Vie des idées , 13 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-gauches-en-Ameriques-du-Sud

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