La crise institutionnelle et politique sans précédent traversée par Israël avant même le 7 octobre nécessite de revenir à son histoire longue. Son rapport contrarié avec le modèle classique de l’État nation et la souveraineté constitue pour Danny Trom la matrice singulière de ce projet politique.
Danny Trom est directeur de recherche au CNRS, membre du Laboratoire Interdisciplinaire d’Études des Réflexivités (EHESS), membre associé au Centre d’Études juives, et de 2014 à 2017 chercheur au Centre de Recherche Français de Jérusalem (CNRS). Il est entre autres l’auteur de Persévérance du fait juif. Une théorie politique de la survie (Éditions de l’EHESS/Gallimard/Le Seuil, collection « Hautes Études », 2018) et La France sans les juifs. Persécution, extermination, expulsion (« collection Émancipations », PUF, 2019). Récemment il a co-édité avec C. Moreau de Bellaing Sociologie politique de Norbert Elias (série « Raisons Pratiques, Éditions de l’EHESS, 2022). Cette année, il a publié L’État de l’exil. Israël, les juifs, l’Europe (Puf, 2023).
La Vie des idées : Avant de commencer, une question sur le conflit en cours. Vous aviez en effet écrit une première version de cet entretien avant le 7 octobre 2023. Qu’est-ce que cet événement change à votre analyse ?
Danny Trom : Le 7 octobre, un pogrom d’une ampleur et d’une intensité sidérantes s’est déroulé dans les frontières même de l’État d’Israël. Cet événement nous fournit une entrée en matière particulièrement dramatique à la thèse que je défends dans mon ouvrage. Il la confirme à travers un échec. L’État d’Israël se comprend comme le lieu, le seul endroit au monde, où la violence anti-juive —que le mot russe pogrom résume — est rendue impossible. Impossible, elle l’est conceptuellement et empiriquement. Qu’il ait eu effectivement lieu atteint donc cet État dans ce qui le constitue en propre. Puisqu’il est l’État de l’exil, le refuge potentiel des juifs partout où ils sont, c’est toute la configuration d’après-guerre qui vacille sous nos yeux. Car depuis la Shoah, l’État d’Israël est intégré dans un système homéostatique où les juifs du monde, qu’ils soient sionistes ou pas, savent que se tient là un État où ils peuvent converger en cas de nécessité. Mais depuis le 7 octobre, c’est comme si l’État d’Israël, ce centre juif qui se tient en exception par rapport à tous les autres, précisément parce qu’il est un État, rejoignait la condition commune. Le caractère exilique de cet État que je restitue dans l’ouvrage s’en trouve comme exposé et redoublé. D’où le vertige en Israël et dans le monde juif face à cet événement.
Cet événement reconfigure alors aussi le conflit israélo-palestinien en ce sens précis : ce qui apparaissait à tous, à raison, comme un conflit de type national se dévoile aussi, comme de surcroît, énergisé par une passion exterminatrice qui puise dans un mélange d’islamisme radical et d’antisémitisme européen importé. Il ne peut y avoir de dommage plus grave pour la cause palestinienne qui se trouve malheureusement discréditée, poussée dans une impasse, par le Hamas et ses alliés. En exacerbant d’anxiété tous les Israéliens, y compris les libéraux, de gauche — ceux favorables à une solution à deux États, opposés à la colonisation en Cisjordanie, et qui ont manifesté vent debout contre la coalition actuelle — à l’idée qu’il puisse exister un État palestinien voisin potentiellement hostile, le Hamas, après avoir contribué à saboter activement le processus d’Oslo, éloigne d’autant l’horizon d’une paix de compromis.
La Vie des idées : L’État israélien serait originellement marqué par un rapport contrarié à la souveraineté, que voulez-vous dire ?
Danny Trom : L’État d’Israël est né en 1948 d’un plan de partage décidé par l’ONU, puis il a été admis comme membre de l’ONU par un vote. Cet État est donc un enfant du droit international, plus que tout autre. Et il est apparu dans la guerre, puisque ses voisins ont tenté de l’empêcher de naître. Est-il pour autant un État-nation ? Je pense que non, malgré les apparences qui tiennent au fait qu’avec la modernité politique, la forme État-nation est devenue un standard mondial. Du printemps des peuples en Europe à la décolonisation, c’est le droit des peuples à l’autodétermination qui a été la force motrice des transformations politiques mondiales. Ce droit passe par l’acquisition d’un État.
Or, cette articulation entre peuple et État contrarie la tradition des juifs qui a l’exil pour pivot. L’exil est une forme politique prémoderne qui assure l’unité du peuple malgré sa défaite, malgré son expulsion de sa terre, sa dispersion parmi les autres nations. L’imaginaire de l’exil, pour parler comme l’historien Y. Baer, a été le socle de la perpétuation d’une nation jadis antique, une nation coupée de sa terre, de ses institutions, qui transporta tout cela avec elle dans ses textes dans l’attente d’une restauration. Le rapport au territoire, à la souveraineté, à la langue aussi puisque l’hébreu a perdu son usage vernaculaire, est devenu réflexif.
Il s’ensuit que l’État était pour les juifs toujours l’État des autres nations. C’est pourquoi la naissance de l’État d’Israël marque une césure dans l’histoire des juifs. C’est une expérimentation inédite. Donc, la question que je pose dans le livre est la suivante : comment l’État d’Israël s’inscrit-il dans la trajectoire politique des juifs d’Europe ? Question corollaire : comment un rapport contrarié à l’idée d’une souveraineté juive peut-il être surmonté ? Pour répondre à cette question, il faut préalablement se demander s’il existe quelque chose comme une politique juive. Car l’absence d’État à soi n’équivaut pas à l’absence d’une politique juive. Mais la notion de politique est ici quelque peu forcée. C’est en effet un terme grec qui n’a pas d’équivalent en hébreu. La politique des Grecs a l’autonomie et l’assemblement pour condition, alors que dans la tradition rabbinique les juifs ont reçu une loi de Dieu et sont éparpillés. Mais il a existé tout au moins une stratégie politique juive, qui n’a pas été théorisée, mais s’est imposée dans la pratique, de manière constante parce qu’elle était efficace. Cette proto-politique, forgée dans l’exil, consiste à s’allier au pouvoir suprême pour se prémunir contre l’hostilité de la foule, comme l’a montré l’historien H. Y. Yerushalmi (Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs, Allia, 2011) qui a appelé ce mécanisme « l’alliance royale ». Cette habitude politique, puisée dans l’idée de l’alliance biblique du peuple avec Dieu, liait les juifs au roi qui règne dans son domaine, selon les intérêts bien compris de chacun. En échange de leur loyauté et d’une contribution financière au trésor du royaume, les juifs obtenaient une protection et une relative autonomie à l’intérieur des sociétés chrétiennes en Europe. Qu’elle ait été efficace ne fait pas de doute, qu’elle était parfois très défavorable aux juifs aussi, mais elle était sans alternative.
Avec la modernité politique, la souveraineté populaire s’est progressivement imposée, du moins à l’ouest de l’Europe, de sorte que cette alliance traditionnelle s’est effacée. Avec le peuple souverain, les juifs ne sont plus extérieurs à l’État, ils ne passent pas d’alliance avec le pouvoir, ils sont inclus dans le pouvoir. Avec l’émancipation, les corporations juives se dissolvaient dans l’État-nation dont chaque juif individuellement devint citoyen. Or, si le peuple éclairé est le souverain, un souverain dont les juifs font donc désormais partie, le surgissement de la foule est exclu et avec elle le danger.
L’ancien schème de l’alliance devient donc obsolète, et pourtant le danger n’a pas disparu, la foule pointant régulièrement sa tête malgré le pouvoir du peuple. Et à l’Est de l’Europe, là où il n’y eut pas d’émancipation, là où la société traditionnelle perdurait parce qu’elle n’avait pas été dissoute, l’idée d’une auto-émancipation de la nation juive s’est progressivement formulée. Ici une alliance horizontale, avec les autres peuples en voie de libération, contre le pouvoir réactionnaire du Tsar, est venue concurrencer l’alliance traditionnelle avec le pouvoir suprême. C’est exactement à cette intersection européenne moderne qu’il convient de situer le sionisme : ce sont les échecs de ces deux mutations modernes — alliance horizontale avec la nation dont les juifs font désormais partie à l’Ouest, alliance horizontale révolutionnaire à l’Est avec d’autres peuples luttant pour leur libération — qui ont donné naissance au sionisme. À l’Est la politique de solidarité des juifs avec les autres peuples opprimés dans l’Empire ne dépassait jamais les limites d’une demande d’autonomie sous tutelle. La souveraineté dans le sens classique n’était pas un idéal. Il ne l’est pas plus dans le sionisme de l’Ouest qui cherchait simplement à mettre les juifs à l’abri. Et le sionisme de l’Est de l’Europe a été un mouvement moderne de révolte contre ce schème coutumier, et pourtant il a aussi transporté cette contrariété jusque dans l’État d’Israël. C’est pourquoi le rapport ambivalent à une souveraineté juive a profondément imprégné le mouvement sioniste, dans toute sa diversité et a suscité une série de conséquences en cascade sur lesquelles on reviendra.
Theodor Herzl, auteur du texte programmatique Judenstaat paru en 1896, organisateur du premier Congrès sioniste en 1897 et figure typique du sionisme de l’Ouest de l’Europe qui naît à la fin du XIXe, là où les juifs sont émancipés sinon assimilés, cherche une solution au « problème juif » européen, donc à la montée inexorable de l’antisémitisme. Après avoir parcouru l’arc des solutions — assimilation, dilution, conversion collective — il propose l’évacuation des juifs d’Europe sur une terre quelconque afin de les mettre à l’abri. L’État chez Herzl ne repose donc pas sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais sur la protection des minorités, ce qui implique un pouvoir de substitution capable de l’assurer. Le titre de son ouvrage programmatique Judenstaat doit être traduit par L’État des juifs, non pas l’État juif ; un État qui leur serait destiné, tel un recours extérieur, non pas un État-nation qui reflète leur volonté. Et à l’Est de l’Europe, là où subsistait une communauté juive substantielle, c’est l’idée d’une nation juive moderne qui s’épanouit et dont le sionisme, fortement teinté de l’esprit révolutionnaire, offre une déclinaison parmi d’autres. Ici, l’auto-émancipation des juifs passe par la formation d’une société juive pionnière en Palestine, mais sans État, soit parce que le socialisme romantique voulait s’en passer, soit parce que le socialisme marxiste le vouait au dépérissement.
La Vie des idées : La dualité du corps politique israélien en est une conséquence ?
Danny Trom : Oui, et pour le comprendre, il faut résumer ce qu’il en est de l’État dans le mouvement sioniste dont Israël est le produit : d’un côté, à l’Ouest, l’État est une simple solution pour les juifs, un cadre formel, tandis qu’à l’Est, il est dispensable, car seule compte la société juive majoritaire et égalitaire. Il s’ensuit que les deux courants sionistes hégémoniques ne vont pas penser l’État. L’État d’Israël naît en 1948 d’une combinaison de l’hostilité au sionisme à laquelle le yichouv (la société juive de Palestine) fait face sur le terrain et du standard désormais mondial qui s’impose dès lors que le conflit local dans la Palestine mandataire devient insoluble. L’État d’Israël doit donc sa naissance à une conjoncture particulière, mais les contradictions qui le traversent sont structurelles. Ces dernières sont reconduites dans l’État. Le rapport contrarié à l’idée d’une souveraineté, aussi théorique puisse-t-il paraître, va infuser la culture politique de la société israélienne, avec des effets pratiques massifs. Il a bloqué le processus d’autodéfinition de l’État dès le départ. L’ONU exigeait que tout nouvel État, pour être reconnu comme l’un de ses membres, se dote d’une Constitution. Et le leadership de l’État d’Israël naissant voulait sincèrement s’engager dans sa rédaction. Mais lorsque la Knesset, le parlement israélien, en 1950, une fois la guerre terminée par les accords d’armistice de 1949, voulut enclencher le travail constituant, le parlement repoussa la tâche. Du débat parlementaire, la nature de l’obstacle ressort clairement : les députés ont estimé qu’une Constitution ne peut engager ceux qui rejoindront l’Etat dans l’avenir, ces juifs qui tôt ou tard immigreront. Ces absents, les juifs dont la venue est escomptée, empêchent donc l’État de s’auto-définir, si l’on admet qu’une Constitution est la « carte d’identité » d’un État-nation. Les absents pèsent et pèseront donc constitutivement sur l’identité de l’État sous la modalité d’une impossibilité que l’on peut résumer ainsi : des juifs sont toujours hors de l’État. Non seulement ils le sont empiriquement mais ils le sont toujours par définition.
Certes, ailleurs, ils sont généralement des citoyens de leurs États-nations respectifs, ils y sont nationalisés en tant qu’individus. Mais le peuple en tant que tel, n’est pas « étatisable » et il ne l’est pas y compris dans un Etat spécialement dédié aux juifs. D’où une disjonction complexe entre le corps politique que forment les juifs citoyens israéliens et les juifs partout ailleurs.
Comment ces deux corps se disposent-ils désormais l’un vis-à-vis de l’autre ? Pour le saisir, il faut considérer la Loi du retour votée par la Knesset en 1950. À travers cette loi, l’État d’Israël confère aux juifs du monde un droit d’entrée inconditionnel. Cette loi est la loi politique par excellence de l’État d’Israël : elle lie l’État à tous les Juifs sur un mode potentiel et virtuel. Il n’est pas un État juif, mais l’État des Juifs. Les juifs ne sont nullement citoyens de cet État, ne bénéficient d’aucun droit et devoir liés à cette citoyenneté. Ils jouissent simplement d’un droit d’accès. C’est comme si l’État d’Israël, dans le moment constituant, se délestait volontairement d’une part sa souveraineté au profit des juifs du monde en leur accordant un accès inconditionnel, même s’ils ne lui ont rien demandé. Que les juifs le veuillent ou pas, cet État se tient là, comme un refuge potentiel. Et depuis la Shoah, cette potentialité est présente à l’esprit des juifs, même aux moins sionistes d’entre eux. La « nation » juive-israélienne ne peut donc pas se former, elle est par principe incomplète.
J’en conclus que l’État d’Israël n’est pas un État-nation, qu’il s’excepte du standard mondial. Les juifs ne forment pas la périphérie de cet État, ils ne sont pas sa diaspora, c’est plutôt l’État qui est une émanation de l’entreprise sioniste, de la volonté d’une fraction des juifs d’Europe de se confectionner un centre étatique.
La Vie des idées : De quelle manière cette dualité s’incarne-t-elle dans le fonctionnement anodin et routinier du pays ?
Danny Trom : Un premier effet consiste dans un degré très élevé de la critique dans l’État. Cette critique ne porte pas simplement sur le gouvernement de l’État, comme partout ailleurs, mais sur l’opportunité même d’en posséder un. La légitimité du fait que les juifs possèdent un État est mise en question de manière lancinante, sans arrêt, ce qui constitue un effet direct du retour irrépressible du corps politique juif dans un État destiné pourtant à normaliser la condition juive. Cela rend le débat en Israël très inflammable et d’une grande complexité.
Un autre effet sur la vie routinière dans cet État tient à l’architecture étagée de l’État d’Israël qui distingue citoyenneté et nationalité. Lorsque ses frontières se stabilisent suite aux accords de cessez-le-feu de 1949, la population de l’État demeure très hétérogène, en particulier une population arabe nombreuse (20%) et d’autres petits sous-groupes comme les Druzes. Et la société juive est, elle aussi, très hétérogène puisqu’elle comprend une population d’Europe de l’Est globalement acquise aux idéaux du socialisme, une population libérale dans les centres urbains, des traditionnistes religieux de toutes provenances, une communauté des juifs du Yémen, et bientôt de l’ensemble du monde arabo-musulman, des juifs orthodoxes de l’Est de l’Europe indifférents et parfois hostiles à l’État. Pour gérer cette diversité, l’État d’Israël va reconduire le système ottoman des millets, qui prévoit l’autogestion des groupes ethno-religieux qui a perduré dans la période mandataire. Il s’agit là moins d’une décision que d’une abstention et l’effet d’un pragmatisme. Les juifs, majoritaires, à l’instar des autres groupes minoritaires, avant tout la minorité arabe-palestinienne, forment des entités consistantes qui vont être reconduites dans l’État d’Israël. La citoyenneté israélienne est accordée à chaque individu vivant sur territoire de l’État, mais chaque individu est de surcroît reconnu dans son appartenance à un sous-groupe, y compris les juifs. Ces derniers, malgré cette unification, vont reproduire leurs divisions internes à travers des partis politiques mais aussi, les mouvements de jeunesse, un système éducatif sectorisé où chaque sous-groupe trouve le moyen de se maintenir, y compris ce que l’on appelait alors les Arabes israéliens. Cette appartenance à un groupe « ethno-religieux » (en hébreu, le’om, nationalité) est associée à des droits collectifs, un système éducatif, la gestion coutumière du statut personnel de la naissance au mariage et à la mort. Inscrit dans le cadre d’une citoyenneté universelle où prévaut une égalité des individus sans considération de son appartenance à une communauté ni aucun autre critère discriminant, on appelle cela aujourd’hui du multiculturalisme. Cela a abouti aussi au fil des ans à un pluralisme juridique très poussé.
Cette architecture étagée a donc permis à l’ensemble des composantes de la société israélienne de perdurer, tant sur le plan politique, religieux et linguistique. La fragmentation de la société politique israélienne, aujourd’hui si apparente, en est la conséquence. Mais cette architecture est asymétrique, puisque c’est le groupe majoritaire des juifs israéliens qui domine l’appareil d’État. C’est lui qui a donné naissance à cet État, l’a conçu, lui a donné sa symbolique, son système politique, sa fonction aussi qui consiste à demeurer ouvert aux juifs du monde. Lors de la guerre d’indépendance, les juifs se sont alliés aux Druzes et les tribus bédouines contre les Arabes de l’intérieur et les États arabes voisins. Depuis, lorsque l’État fête sa victoire, son indépendance, les Arabes israéliens qui se nomment aujourd’hui « Palestiniens de 1948 » (les Arabes de Palestine que la guerre n’a pas chassée) commémorent la Nakba, l’exode d’une partie importante de la population — estimée à 700.000 personnes, partis ou chassés, par vagues, mais moindre en nombre que les juifs chassés du monde Arabe, estimé à 800.000 — donc la défaite. Bien qu’ils disposent d’une citoyenneté égale, qu’ils jouissent de droits collectifs étendus, y compris d’une représentation politique propre à travers des partis palestiniens-israéliens, ils ne peuvent s’identifier au tout de l’État. Ceci n’a rien de surprenant, de même que leur exemption de servir dans l’armée. Ils doivent se résigner à former une minorité dans un État créé pour les juifs, mais ces derniers doivent en retour apprendre à se comporter comme une majorité qui respecte les minorités.
L’exercice est défaillant, des deux côtés. La majorité continue trop souvent d’être habitée par le syndrome du minoritaire, alors que la minorité continue de se penser comme une majorité. Voilà les termes du problème. Et cette majorité, les juifs israéliens, demeure donc liée aux juifs avec lesquels ils continuent de former un corps qui n’a pas de consistance politique si ce n’est, comme on l’a vu, sur un mode virtuel. Ils forment structurellement ce corps politique sans traduction immédiate.
La Vie des idées : Alors même que l’État israélien semble traverser une profonde crise institutionnelle, en quoi cet État pourrait-il toujours constituer comme vous le suggérez le prototype d’un projet cosmopolitique ? De quel cosmopolitisme est-il ici question ?
Danny Trom : Ce n’est pas qu’il pourrait le constituer, il est constitutivement ce prototype. Encore faut-il qu’il demeure fidèle à cette forme, alors qu’il s’en éloigne comme le montre la direction que prend la coalition actuelle. L’État d’Israël est le seul État moderne qui procède directement du droit des minorités à la protection et non pas d’abord du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais la conscience de cet état de fait s’est malheureusement trop estompée. L’hostilité arabe au yichouv (à la société juive dans la Palestine mandataire), puis la guerre civile larvée dans la Palestine de l’entre-deux-guerres ont contribué à cette perte de conscience relative.
Le problème des réfugiés palestiniens a pris Israël à contre-pied dans sa vocation d’État refuge, puisqu’il est à présent lui-même confronté au problème des réfugiés. Mais cette vocation demeure profondément ancrée dans le spectre libéral de la société israélienne. Pour bien la mesurer, il convient de rappeler qu’historiquement, les juifs n’ont jamais voulu disposer d’eux-mêmes. Ils se contentaient d’une autonomie sous tutelle. On l’a vu, le mouvement sioniste, parfois malgré lui, a prolongé cette tradition prémoderne. Ce que révèle alors le mouvement sioniste, le mode de politisation qu’il emprunte, c’est qu’il existe une autre généalogie de l’État moderne. Herzl a politisé la cause des juifs en Europe en écartant la théorie classique du contrat social de Rousseau. Il lui substitue le quasi-contrat de droit privé nommé negotiorum gestio (mandat sans autorisation). Il va le politiser, à la manière dont la tradition politique classique politise le contrat privé : la volonté n’émerge pas du collectif, de la volonté générale, car en Europe le collectif juif est dispersé, disparate, et il est inconscient du danger auquel il fait face, pose Herzl. L’initiative revient alors à qui prend en charge ses intérêts, à la manière dont quiconque intervient pour sauver la maison de son voisin lors d’une inondation. Il n’est pas autorisé à le faire, il n’y a pas accord des volontés, et pourtant cette asymétrie se justifie dès lors que son voisin est absent et donnera son quitus ex post. La validité de l’intervention sans autorisation repose donc entièrement sur la situation objective. Herzl réplique en quelque sorte ce dispositif juridique pour les juifs d’Europe, car les États européens sont virtuellement des États faillis, incapables de tenir les promesses de l’émancipation, a fortiori de la protection. Ce mode de politisation, à la lumière rétrospective de la Shoah, accentue encore d’un cran le réalisme de Herzl qui prit l’initiative de chercher un territoire pour évacuer les juifs d’Europe, État qu’un Empire, l’Empire ottoman, le Reich allemand ou l’Empire britannique, peu importe, concéderait aux juifs.
Finalement, l’État d’Israël est effectivement un État que la société internationale a concédé aux juifs dès lors qu’il est né d’un plan de partage proposé par l’ONU, que le mandataire britannique s’est retiré de Palestine, que la direction du yichouv l’a accepté, puis que l’État a attendu d’être reconnu et coopté comme un membre de l’ONU.
J’en reviens à votre question : il s’ensuit que l’État d’Israël voisine avec tous les autres États sous la modalité d’un refuge pour les juifs. En suivant le processus chaotique de rédaction de la Déclaration d’indépendance on s’aperçoit combien ceux qui fabriquèrent le droit international humanitaire et le droit pénal international de l’immédiate après-guerre étaient étroitement impliqués dans la mise en forme juridique de l’État d’Israël. Ils n’étaient nullement nationalistes, tout au contraire, ce sont des juristes cosmopolites, attachés à construire un droit international capable de limiter la toute-puissance des États au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est la forme même de l’État souverain qui pour eux était problématique. Mais ce nouvel État en gestation se justifiait dans un contexte où il était comme un dispositif particulier de protection d’une minorité dont la situation spécifique avait inspiré le droit international naissant. De ces hésitations et oscillations, je conclus que la naissance de l’État d’Israël s’inscrit non pas dans cette série qui, du Printemps des peuples au processus de décolonisation, s’ordonne autour du droit des peuples à l’autodétermination, mais dans une autre série, celle du droit international naissant dans l’entre-deux-guerres, puis des conventions internationales qui visent la protection des minorités, le droit des réfugiés, le droit d’asile, la prévention du crime de génocide. L’État d’Israël, au moment de sa naissance, particularise pour les juifs ce que la norme internationale promeut pour tous, essentiellement à partir du cas des juifs : interventions humanitaires, y compris en recourant à la force, sanctuarisation de refuges. L’État d’Israël est d’abord le produit empirique de cette logique. Car cette dernière n’a pu se déployer en Europe — pensons aux deux grands pionniers du droit pénal international, Lemkin et Lauterpacht, qui furent tous deux des militants sionistes dans leur jeunesse — qu’à l’intérieur du dispositif juif où le peuple est pensé comme extérieur à l’État : il se tient face à l’État, face à tout État, même face à l’État qu’il s’est lui-même donné, l’État pour les juifs, alors que l’État-nation suppose la formation d’une volonté générale et une identification sans reste avec l’État.
La Vie des idées : Un long mouvement social s’est opposé à la réforme du système judiciaire proposée par Benjamin Netanyahou, dénoncée comme une mesure visant à affaiblir l’indépendance de la Cour suprême en tant qu’organe de contrôle du pouvoir exécutif. Le schème structurel de l’exil que, dans votre ouvrage, vous placez au cœur de la dynamique politique israélienne, permet-il aussi de saisir un tel mouvement ? De quelle manière ?
Danny Trom : Ici aussi, il faut revenir à la naissance de cet État, qui est venue par surprise. Une bonne partie de ses règles de fonctionnement s’est décidée dans le chaos d’une guerre qui lui a été déclarée le jour de sa naissance, puis dans les années suivantes. Deux facteurs pèsent ici : l’impréparation, qui a une cause structurelle, comme on l’a vu puisque l’État n’était pas pensé, et les circonstances de la guerre. La confection d’une constitution a été repoussée à plus tard, comme si chaque Knesset se transférait le pouvoir constituant à la suivante, cela jusqu’aujourd’hui. C’est pourquoi, dans la crise d’aujourd’hui, elle est remise à l’ordre du jour. Entre-temps, la Knesset va édicter des Lois fondamentales, à la majorité simple. Une série de lois, qui s’égrène jusqu’aujourd’hui, va, par touches, préciser les règles de fonctionnement de l’État, mais elles codifient la pratique plus qu’elles n’innovent. Voilà une des causes de la crise actuelle. Depuis la naissance de l’État, les multiples partis et les ensembles qui divisent la société israélienne vont pivoter autour du vide creusé par l’absence de constitution ainsi qu’autour de l’échec de promulguer un nouveau droit. C’était un vide fonctionnel : le vague était en somme une manière d’éviter ce qui divise dangereusement, de sorte que le pragmatisme devint une méthode assumée. Les antagonismes étaient forts, mais chacun pouvait se reconnaître dans un tout puisqu’il n’était pas défini. Et la volonté de ne pas trancher des questions décisives eut pour effet une délégation tacite du pouvoir législatif au pouvoir judiciaire. La dénonciation actuelle du pouvoir excessif de la Cour suprême, du gouvernement des juges qui bride la démocratie, surtout depuis la révolution constitutionnelle opérée par son président Aaron Barak dans les années 1990, tient à cet état de fait.
Il est notable que dans le cas de l’État d’Israël, l’indétermination a été une condition de félicité du fonctionnement de cet État, tandis que la contrainte de se déterminer menace l’édifice. La crise d’aujourd’hui l’illustre parfaitement. Dès lors qu’il y a polarisation, et non plus polycentrisme, le tout menace de s’effondrer. En l’absence d’une constitution, les règles du jeu peuvent être changées à une majorité simple. Ce qui est aujourd’hui dénoncé comme l’activisme illégitime de la Cour suprême tient d’abord au mode de consensus consistant à ne pas décider, à ne pas trancher les questions les plus sensibles, de laisser la Cour suprême décider en l’absence d’une constitution. Il est vrai que la Cour suprême israélienne détient un pouvoir considérable, bien plus étendu que ses homologues dans d’autres démocraties libérales. Mais cela fait de l’État d’Israël un solide État de droit, qui importe d’autant plus dans ce système unicaméral où le gouvernement est une émanation directe du Parlement. Il faut rappeler ici que l’establishment politique sioniste qui a fondé l’État était imprégné d’une culture révolutionnaire de l’Est de l’Europe, alors que la Cour suprême était largement accaparée par des juifs allemands marqués par l’échec de la République de Weimar, œuvrant à la limitation du pouvoir politique, celui du Législateur et celui de l’Exécutif. À l’époque, le Herout, le parti de droite nationaliste qui finira par arriver au pouvoir en 1977 avec Menahem Begin, a été le chantre de l’État de droit au parlement. L’énorme mobilisation contre la réforme judiciaire à laquelle nous assistons actuellement traduit l’attachement d’une grande partie des Israéliens, dont la taille est difficile à estimer, mais très majoritaire selon les sondages, à l’État d’Israël dans la forme promise dans la Déclaration d’Indépendance, à savoir un État démocratique basé sur l’égalité des citoyens, un État de droit qui cherche la paix avec ses voisins, un État refuge pour les juifs du monde. Que la réalité ait imposé à Israël une guerre d’indépendance, puis la guerre des Six Jours et de Kippour, puis toutes les offensives du Hamas ou du Hezbollah qui visent sa destruction, ne dément pas cette promesse ; ce qui la dénature est de mettre la possession de territoires alloués aux Palestiniens au-dessus de l’idéal de paix, comme le fait la coalition actuelle.
La Vie des idées : Comment expliquez-vous que, dans ce mouvement, ce soit la dénonciation du népotisme et de l’hubris politique qui ait fédéré des fractions très différentes, voire probablement contradictoires, du corps politique ? De quoi cette alliance improbable est-elle la manifestation ?
Danny Trom : La coalition aujourd’hui au pouvoir a précisément ceci de particulier qu’elle coalise un ensemble disparate de forces qui ont toutes pour point commun de s’opposer à l’esprit du sionisme tel qu’il s’est déterminé historiquement. Mais, tout le monde en a conscience, c’est la conjoncture qui a permis à cette coalition de voir le jour : l’isolement de Netanyahou qui n’a pas plus de partenaires au centre ; et si le parti le plus à gauche du spectre politique, Meretz, avait passé la barre de la représentation parlementaire, ce qu’il a échoué de très peu, Netanyahou n’aurait pas eu de majorité. Cette conjoncture a révélé combien des forces pourtant si peu compatibles entre elles, mais unies dans leur adversité à l’égard du sionisme historique hégémonique, forment un bloc capable de s’imposer. C’est pourquoi la mobilisation est si forte et le clivage profond.
Le sentiment que le sol se dérobe sous les pieds des forces vives de la nation a conduit à la panique des citoyens libéraux attachés au sionisme classique, à l’esprit de la Déclaration d’indépendance, face à ce que l’on doit bien nommer une contre-révolution qui défigurerait l’État d’Israël tel qu’il s’est constitué dès le départ. Si l’on détaille la composition de cette coalition, on trouve le Likoud, parti à l’origine national-libéral, qui a connu une dérive populiste sous Netanyhahou. Puis le sionisme religieux, qui a été marginal dans le mouvement sioniste, mais qui forme depuis la guerre de 1967 une minorité active, appuyée par le lobby des colons. S’est adjointe à ce parti nationaliste-messianique une faction ultra-nationaliste, xénophobe. Enfin les partis orthodoxes, traditionnellement antisionistes, qui ne cherchent qu’à maximiser les gains en faveur de leur secteur ; et parmi eux, le parti Shas, la formation des juifs orientaux est bien plus encline à accepter la légitimité de l’État, attirant à lui un public traditionaliste proche de l’électorat du Likoud ou des sionistes religieux. Donc, sur un vaste ensemble de questions, ces mouvances peuvent diverger, mais elles sont unies contre ce qu’ils se figurent comme un establishment où dominent les juifs ashkénazes, ces juifs européens d’abord socialistes qui ont fondé l’État et se pensent depuis comme son propriétaire ; contre une élite aujourd’hui libérale dont ils dénoncent la mainmise sur les institutions centrales de l’État, le Cour suprême, l’Université, l’Armée, l’économie high-tech, qui captent tous les profits et n’acceptent pas la défaite électorale qu’ils ont subie. Mais la rhétorique de cette coalition réactionnaire s’édifie sur des réalités complexes, dont la société israélienne débat à profusion depuis des décennies. Ce qui frappe dans cet assaut contre l’esprit libéral du sionisme est un alliage très particulier : une fraction déviante, mystique de l’idéologie sioniste, qui sacralise la terre et conçoit la nation juive sur les critères prémodernes, comme si le sionisme qui pourtant procédait des Lumières juives en Europe (la Haskala) avait transporté avec lui, à son insu, un germe d’anti-Lumières qui s’est épanoui suite à la guerre des Six Jours ; et une population juive mizrahi (juive orientale) encore pour partie très traditionaliste, souvent arrivée en Israël suite à leur expulsion du monde arabe et/ou musulman, mais qui est parfois partie volontairement dans un élan messianique comme ce fut le cas au Maroc, sans traverser l’expérience démocratique en Europe, ni éprouver ses bienfaits comme ses impasses. S’ajoute à cela une vague populiste qui balaye l’ensemble des démocraties de type occidental, à l’instar des États-Unis dont la culture politique déteint fortement sur celle de l’État d’Israël. Et s’additionne encore un facteur nodal, à savoir l’impasse dans le règlement du conflit israélo-palestinien, ses répercussions à l’intérieur de l’État d’Israël, la paralysie d’une gauche qui a échoué à régler le conflit et se voit reprocher sa naïveté et finalement l’aggravation du conflit avec les guerres cycliques à Gaza.
Jusqu’au 7 octobre, la mobilisation a donné de l’optimisme, mais l’évolution démographique laisse penser que même en cas de succès de l’opposition, l’avenir demeurera très incertain. Mais l’effet de l’affrontement en cours avec le Hamas, qui pour l’instant demeure confiné, aura des effets politiques à ce jour incalculables une fois cet épisode terminé. L’opposition, dont il faut aussi souligner la grande diversité, est certes parvenue à arracher le signifiant national, le drapeau, à la droite, mais elle ne parvient pas encore à parler le langage de la nation juive au public, ce qui constitue sa faiblesse majeure. Pourtant, la reconquête d’une hégémonie culturelle juive sur le public israélien est une condition nécessaire à sa victoire durable. Elle n’y parvient pas pour l’instant parce qu’elle n’en a pas une claire conscience. Quand la foule des manifestants se cherche un dénominateur commun, elle redécouvre la Déclaration d’indépendance. Or, précisément, cette Déclaration, elle doit pouvoir la lire en la replongeant dans l’expérience des juifs d’Europe, car c’est là qu’elle trouve son sens. C’est là tout l’objet de mon livre que d’indiquer cette voie. Mais depuis le 7 octobre et la riposte israélienne, l’union dans l’adversité prévaut, avec la nette conscience qu’après la guerre, les équilibres politiques seront bouleversés sans qu’on sache dans quel sens.
Marieke Louis, « Israël et le dilemme de l’État-nation. Entretien avec Danny Trom »,
La Vie des idées
, 17 novembre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Israel-et-le-dilemme-de-l-Etat-nation
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