Vécue par les anticolonialistes européens et juifs comme une rupture forte, l’année 1962 leur ouvre de nouvelles perspectives sociales et politiques. Un constat s’impose cependant rapidement : leur algérianité reste en suspens. Les débats qui entourent l’élaboration du code de la nationalité en 1963 sont révélateurs des contradictions à l’œuvre dans l’Algérie indépendante.
« Depuis Pétain, j’ai changé 10 fois de nationalité ; je me demande quand je serai enfin algérien. » [1]
Malgré des départs massifs en plusieurs phases en 1961-1962, plus de 100 000 « Français d’Algérie » demeurent en Algérie début 1963, plusieurs mois après l’indépendance du pays [2]. Parmi eux, quelques centaines d’hommes et de femmes restent car ils se veulent Algériens, en ce sens qu’ils s’identifient, affectivement et politiquement, à une nation algérienne indépendante. C’est le cas de la trentaine de témoins interrogés dans le cadre de ma thèse sur les juifs algériens anticolonialistes. Bien qu’exceptionnelle, leur position permet d’explorer, par les marges, un certain nombre de problématiques et de tensions qui parcourent la nouvelle société algérienne : en confrontant leur vécu à la presse algérienne, aux comptes rendus des débats parlementaires et aux textes juridiques produits par l’Assemblée nationale constituante, on verra comment leur trajectoire politique et personnelle se heurte aux logiques politiques et administratives du nouvel État algérien. Elles agissent comme un révélateur des frontières politiques et identitaires officielles qui s’élaborent alors.
1962, entre libération et rupture avec le milieu d’origine
Les trajectoires des anticolonialistes juifs [3] et européens d’Algérie contredisent la division raciale constitutive de la situation coloniale et, plus encore, la dissociation radicale opérée par la guerre d’indépendance algérienne entre, d’un côté, la grande majorité des Algériens dits « musulmans », et de l’autre, la grande majorité des « Français d’Algérie ». Avant la guerre, ces hommes et femmes, lorsqu’ils militaient dans des mouvements anticolonialistes, étaient déjà très à contre-courant de leur milieu d’origine et de la société colonisatrice environnante, du fait de leurs actions politiques et amitiés communes avec des colonisés. Toutefois, si les témoins interrogés se voulaient politiquement algériens et étaient de ce fait en conflit larvé avec la majorité des Français d’Algérie, ils continuaient à se vivre et à être reconnus comme membres – certes marginaux – de la société française d’Algérie.
Durant la guerre d’indépendance, à mesure que les camps se sont durcis jusqu’à embrigader de plus en plus les populations civiles, les mots « traître » et « anti-Français » se sont imposés pour qualifier ces anticolonialistes dans la presse d’Algérie, les tribunaux militaires, les discours des hommes d’État français et des « ultras » européens, consacrant ainsi leur exclusion du corps national [4].
Après l’indépendance, dont le départ massif de la majorité des Français d’Algérie est un signe particulièrement spectaculaire, la coupure avec le milieu d’origine n’en est pas moins brutale pour les anticolonialistes qui demeurent. Même si une minorité conserve auprès de soi des parents ou amis non directement engagés dans la lutte mais restés en Algérie, tous et toutes voient leur quotidien, leurs repères affectifs et familiaux, leur appréhension même de l’espace algérien bouleversés : l’exode vers la France touche leur famille, leurs amis d’enfance, leurs voisins mais aussi des camarades anticolonialistes – comme celles et ceux qui, menacés de mort par l’OAS en 1961-1962, se sont réfugiés en France et décident d’y rester.
L’année 1962 marque ainsi, pour ces hommes et femmes, une rupture avec la chronologie française jusqu’ici imposée à leur existence. Elle les rapproche a contrario des Algériens colonisés, dont certains ont été leurs camarades dans les épreuves de la clandestinité et de la répression, et dont la majorité vit le cessez-le-feu et l’indépendance de l’Algérie comme une libération. Comme des milliers d’Algériens, quelques centaines d’anticolonialistes juifs et européens sortent alors des prisons et des camps, de la clandestinité totale ou d’une semi-clandestinité, reviennent de France où ils avaient été expulsés et de divers pays où ils s’étaient réfugiés pour échapper à des condamnations des tribunaux français ou des menaces de mort de l’OAS.
« J’avais le feu ! » [5] Continuités et nouvelles perspectives politiques
Tous les témoins évoquent leur exaltation. Le 5 juillet 1962, dans les rues d’Oran, de Constantine ou d’Alger, ils se mêlent aux Algériens en liesse et célèbrent l’indépendance comme une victoire politique. Surtout, leur enthousiasme est lié au fait que pour eux, cette victoire est une étape vers une transformation radicale de la société algérienne. Leurs affects politiques se reconfigurent : l’ennemi colonialiste n’est plus là, et il s’agit désormais de s’engager avec et non plus de s’engager contre. Outre des « libéraux » et des « chrétiens progressistes » qui souhaitent une société égalitaire, les communistes veulent une Algérie socialiste sur le modèle-phare des peuples du Tiers-Monde, Cuba, modèle mis en avant tant par le FLN que par le PCA dès les premières semaines de l’indépendance.
Ces élans politiques prennent plusieurs directions. Pour certains – ouvriers, agriculteurs, enseignants, avocats, médecins, etc. –, la construction de l’Algérie indépendante est une partie intégrante de leur emploi. D’autres rejoignent l’administration du nouvel État, dont les besoins en cadres sont très importants : les uns gagnent les ministères, les autres, petits fonctionnaires du temps de l’Algérie coloniale (trésor public, PTT), transmettent leurs connaissances à de nouveaux employés algériens. L’élan politique est plus directement continu pour celles et ceux qui militent au PCA, dans les syndicats, ou travaillent à Alger Républicain, quotidien dirigé par des communistes mais qui se veut l’expression d’un front anti-impérialiste des Algériens favorables à une Algérie socialiste. Ces militants rencontrent rapidement un certain nombre de difficultés, liées non pas à leurs origines mais à leurs opinions politiques : le PCA est interdit sur décision du Bureau politique du FLN le 30 novembre 1962, le syndicat unique UGTA est mis sous contrôle du FLN qui veille à ce que des communistes et des non-nationaux n’y aient pas de responsabilités [6], et Alger Républicain, soumis à de multiples pressions contradictoires, devient de facto, courant 1964, un organe du parti unique FLN [7].
Une algérianité en suspens
La situation des anticolonialistes juifs et européens est à distinguer du cas des « pieds-rouges », Français sans attache familiale avec l’Algérie venus de France pour participer à l’édification de l’Algérie indépendante. Même si les seconds se veulent parfois Algériens – certains sont naturalisés dès 1963 [8] –, les premiers, enracinés dans le pays et interpelés par des proclamations et tracts du FLN durant la guerre d’indépendance, sont directement concernés par la question de l’algérianité. Leur seule présence contribue d’ailleurs à rendre cette question particulièrement complexe.
Étant donnée l’hégémonie de l’idée de nation et du « modèle » politique de l’État-nation, après la Seconde Guerre mondiale, les mouvements anticolonialistes revendiquent tous l’existence d’une nation algérienne, et aucun ne pense la possibilité d’un avenir en-dehors d’un cadre national. La question de la définition de la nation, objet de controverses récurrentes, n’a cependant jamais donné lieu à un véritable débat de fond, en raison de rigidités doctrinales et organisationnelles des dirigeants nationalistes et communistes algériens. Avant la guerre d’indépendance, outre la question amazighe, qui déchire ponctuellement les nationalistes, le point central des désaccords est la place de la « minorité européenne » dans la communauté nationale à venir. Le FLN, bien qu’issu de courants nationalistes qui mettent majoritairement en avant une conception essentialiste, ethno-religieuse, d’une nation arabo-musulmane, affirme, dans ses proclamations largement diffusées à partir de 1954, l’appartenance à la nation algérienne indépendante, dans l’égalité totale, de ceux des Européens et des juifs d’Algérie qui le voudront. À l’indépendance, anticolonialistes européens et juifs, au fait de ces déclarations du FLN qu’ils ont parfois relayées ou défendues durant la guerre, sont prêts à être des nationaux algériens, pleinement égaux en droit.
Les témoins sont unanimes : dans leur vie quotidienne, dans les premiers mois de l’Algérie indépendante, ils se sentent tout à fait acceptés par les Algériens qu’ils côtoient comme voisins, collègues, ou parents de camarades de classe de leurs enfants, même si certains font état d’interactions individuelles désagréables mais isolées. Un élément important est toutefois à noter : à l’indépendance, la majorité des anticolonialistes européens et juifs vit à Alger, ville cosmopolite où la présence « non-musulmane » est importante et intégrée au quotidien (environ 60 000 nationaux français y vivent fin 1964).
Sur le plan statutaire et juridique, la reconnaissance de l’algérianité est plus incertaine. Plusieurs témoins disent avoir été choqués d’incitations qui leur sont faites, par leurs employeurs ou des collègues de travail, peut-être soucieux de réserver les meilleures places à certains nationaux, d’exercer au titre de coopérants français – ce qui signifie un salaire bien plus important et divers avantages notamment quant au logement, mais implique aussi une certaine neutralité politique – plutôt qu’au titre d’Algériens. Ces incertitudes ne rendent pas évidente l’identification à une nation algérienne, et durant cette période, l’algérianité au sens juridique – et pas simplement en tant que vœu politique ou vécu quotidien – est en suspens.
Le code de la nationalité algérienne vient trancher la question au début de l’année 1963. Les députés algériens savent bien que parmi les personnes juridiquement françaises présentes en Algérie, seule une partie des quelques centaines d’anticolonialistes européens et juifs désirent abandonner la nationalité française. De fait, peu de Français d’Algérie semblent avoir utilisé les dispositions prévues par les accords d’Évian, et relayées par le code de la nationalité algérienne dans son article 9, pour leur permettre d’acquérir la nationalité algérienne [9]. La question est donc qualitative et non quantitative, et il ne s’agit pas, dans ces débats, de révolutionner la conception de la nation algérienne ou de l’ouvrir à des milliers d’Européens, mais bien d’affirmer des principes, concernant les critères qui définissent une appartenance nationale, et concernant le devenir des « frères » européens et juifs du combat anticolonialiste.
Le projet, élaboré sur proposition du gouvernement par une commission de l’Assemblée nationale constituante, suscite des réactions qui prennent un caractère public après l’ouverture de la seconde session de l’Assemblée, le 28 février 1963, et jusqu’à l’adoption du code – par 85 voix contre 33 – le 12 mars 1963 [10]. La nationalité algérienne n’existant pas d’un point de vue juridique avant 1963, ce code définit les moyens de son acquisition y compris pour les anciens colonisés. Dans le projet initial comme dans le projet adopté, est définie une « nationalité d’origine », accordée rétroactivement à ceux dont la loi considère qu’ils n’ont pas à acquérir la nationalité algérienne :
L’article 34 définit le sens du mot « Algérien » en matière de nationalité d’origine. Il s’agit de toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissent du statut musulman. [11]
Cette formulation fait l’objet d’interprétations diverses : s’agit-il de donner des bases religieuses à la nation algérienne, ou de se servir d’un statut colonial – le statut personnel musulman – pour ne reconnaître la nationalité d’origine qu’aux seuls ex-colonisés, juridiquement définis comme « indigènes » puis comme « Français musulmans d’Algérie » sous la domination française ? Dans les deux cas, le résultat est le même : les Européens et juifs d’Algérie qui désirent être Algériens ne sont pas reconnus comme des nationaux d’origine. Si le terme n’est pas employé par la loi, la circulaire d’application précise qu’ils sont des « étrangers » qui doivent, s’ils veulent être Algériens, acquérir la nationalité algérienne. Cette acquisition résulte d’une demande individuelle, qui peut être acceptée ou rejetée par le ministre de la Justice. L’article 8, qui s’applique aux ressortissants de tous les pays et ne reconnaît pas spécifiquement l’apport de ceux des natifs d’Algérie qui se veulent Algériens, précise les possibilités d’acquisition de la nationalité pour « participation à la lutte de libération » :
Sauf opposition du ministre de la Justice, ceux qui ont participé à la lutte de libération nationale et qui résident en Algérie ont droit à la nationalité algérienne. Ils devront formuler une déclaration au Ministre de la Justice et ce dans les six mois de la promulgation du présent code. [12]
La circulaire d’application précise les pièces qui devront être fournies par chaque requérant : ses papiers d’état-civil, la preuve de sa résidence en Algérie, et « la preuve ou une offre de preuve suffisamment circonstanciée de sa participation à la lutte de libération nationale » [13].
Ces dispositions, mal vécues à l’époque par l’ensemble des témoins interrogés, sont combattues publiquement par un certain nombre d’anticolonialistes européens et juifs, rejoints par une dizaine de députés. Ils y voient une trahison des principes mis en avant par le FLN durant la guerre : à la tribune, Hocine Aït Ahmed, l’un des chefs historiques du FLN, déclare que la demande de preuve imposée aux « frères européens » est « indécente », tandis que Meriem Belmihoub se demande si ceux qui acquerront la nationalité seront véritablement considérés comme des égaux [14]. Le ministre de la Justice rétorque :
À ceux qui estiment que c’est se rabaisser que de demander la nationalité algérienne nous leur disons : vous n’êtes pas mûrs pour rentrer dans nos rangs. [15]
De telles déclarations, qui reflètent un état d’esprit général dans les sphères dirigeantes, ne sont pas sans conséquences : entre août 1963 et décembre 1965, seulement 300 individus environ sont faits Algériens en vertu de l’article 8, après, parfois, de longs mois d’attente. Parmi ces naturalisés pour « participation à la lutte de libération » se trouvent un peu moins de 100 « Français » natifs d’Algérie [16], chiffres qui indiquent que la majorité des anticolonialistes européens et juifs, dont certains étaient outrés par la demande de preuves qui leur était faite [17], n’ont pas formulé de demande – ou n’ont pas obtenu de réponse [18]. Plusieurs témoins affirment d’ailleurs que ce n’est que par des pressions individuelles d’amis « musulmans » auprès du ministère de la Justice qu’ils ont obtenu la nationalité.
Des débats révélateurs des tensions d’un État-nation issu de la colonisation
Ce débat sur le code de la nationalité semble avoir revêtu un intérêt fondamental pour certains Algériens. Outre les journalistes et le président Ahmed Ben Bella, qui assiste au moins à deux journées de débats, des observateurs extérieurs relativement nombreux sont présents dans l’hémicycle, et les journaux s’accordent pour dire que ces débats sont les plus passionnés depuis que siège l’Assemblée, qui a pourtant déjà débattu de l’orientation politique générale de l’État algérien fin 1962 : Alger Républicain, quotidien le plus lu d’Algérie et qui rend compte en détail des débats pendant toute leur durée, parle d’« échauffourées verbales » [19], tandis qu’El Moudjahid, hebdomadaire du FLN, parle d’oppositions violentes [20].
Le caractère passionné des débats s’explique par divers facteurs, qui s’entrecroisent parfois et sont plus ou moins explicités par les différents protagonistes. Au delà de la question de la définition de la nation, ce débat agit en fait comme un révélateur des nombreuses contradictions sociales, politiques et économiques à l’œuvre dans l’Algérie indépendante, que tente de gommer le discours nationaliste dominant selon lequel la société algérienne, sans classes, serait unanime derrière l’idée nationale et le parti unique.
Avant tout, ce débat fait resurgir des tensions qui parcourent les mouvements anticolonialistes algériens depuis l’Entre-deux-guerres. Les acteurs du débat de 1963 sont d’ailleurs, pour certains, rompus aux controverses sur la définition de la nation, comme le rapporteur de la loi, Mabrouk Belhocine, lui-même exclu du PPA-MTLD pour « berbérisme » en 1949, ou comme certains des opposants juifs et européens au code de la nationalité, qui ont déjà connu des débats âpres dans le mouvement étudiant algérien à Paris en 1954-1955. Après 1956, il est évident que la popularité de Nasser et du panarabisme donnent un poids de plus en plus important à la conception « arabe et musulmane » de la nation en Algérie. Seuls huit députés qui interviennent dans les débats apparaissent cependant comme des partisans affirmés de cette définition ethno-religieuse, même si la majorité s’accorde sur la définition du « national d’origine » comme étant issu d’aïeux de « statut musulman ». Soulevant précisément les contradictions internes à ces Algériens dits « d’origine », des anticolonialistes européens et juifs affirment que pour eux, la définition officielle de la nation ne doit pas s’appuyer sur des critères ethno-religieux, ni être liée à un statut juridique hérité du droit colonial, mais bien reposer sur des bases politiques :
Ainsi, ce patriote juif dont le passé algérien est au moins aussi lointain que celui de n’importe quel Algérien devra, parce que le colonisateur a d’office décrété en 1870 qu’il était Français, faire une demande de naturalisation ? Et l’Algérien (de statut musulman) qui volontairement avait acquis la nationalité française, sera du seul fait qu’il est de statut musulman, considéré comme Algérien ? […] notre naissance en Algérie et nos actions nous donnent le droit de penser que nous sommes plus Algériens […] que tous ces anciens députés ou sénateurs béni-oui-oui de l’Assemblée française ou naturalisés français volontairement ou collaborateurs… qui sont d’office eux, aujourd’hui, considérés comme Algériens. [21]
Plusieurs députés abondent dans le même sens, comme Salah Mebroukine, qui estime que les musulmans « traîtres » à la cause algérienne ne méritent pas la nationalité algérienne, contrairement aux anticolonialistes non-musulmans qui ne devraient d’ailleurs pas avoir à formuler une demande [22]. À l’inverse, le rapporteur de la loi affirme que les « traîtres » à la cause, de même que les « Kabyles catholiques ou naturalisés » sont « par la nature des choses Algériens » [23], ce qui les différencie des Européens et juifs, même anticolonialistes. L’opposition est claire, dans ces propos, entre une conception constructiviste à base politique, et une conception essentialiste à base ethno-religieuse.
La dizaine de députés qui défendent une conception politique de la nation sont les mêmes qui tentent d’introduire dans le débat des distinctions de classes à l’intérieur de la société algérienne : Meriem Belmihoub fustige ces « nationaux d’origine, tels qu’ils sont définis dans le présent code, qui se sont assurés d’un point de chute à l’étranger puisqu’ils y ont déjà placé leurs capitaux et acheté des propriétés » [24], tandis que Boualem Oussedik affirme que « dans les pays arabes, il y a des révolutionnaires et des féodaux » [25]. Pour ces députés, la question fondamentale demeure celle des choix politiques et économiques de l’Algérie indépendante et, en clair, de son orientation socialiste et anti-impérialiste. Ils affirment que ce n’est pas telle ou telle disposition du code de la nationalité ouverte aux Européens qui menace la souveraineté et le caractère « révolutionnaire » de l’Algérie, mais la perpétuation d’une soumission économique et militaire à la France du fait des accords d’Évian, si ce n’est d’une soumission intellectuelle, que Samia Salah Bey décèle dans un code de la nationalité dont elle dit « qu’il s’est inspiré d’une manière servile d’une technique juridique française » [26]. La députée accuse les rédacteurs du code de se retrancher derrière les accords d’Évian, mais aussi derrière le fait que les articles controversés seraient « universellement admis » dans les autres pays, ce qui revient à nier aux Algériens, qui se veulent pourtant révolutionnaires, toute « capacité à créer le droit » [27].
Derrière ce débat, c’est bien la question de la lutte idéologique et du multipartisme qui affleure, et il n’est pas étonnant de constater que parmi les opposants les plus affirmés au code de la nationalité se trouvent les deux seuls députés à s’être opposés à l’interdiction du PCA, Abdelkader Guerroudj (ancien du PCA) et Hocine Aït Ahmed [28]. De fait, les anticolonialistes européens et juifs qui désirent être considérés comme des nationaux algériens sont majoritairement communistes (on comptera, sur les 100 natifs d’Algérie environ à obtenir la nationalité algérienne en vertu de l’article 8, 70 membres ou anciens membres du PCA). Les reconnaître comme des nationaux revient implicitement à reconnaître le rôle du PCA dans la lutte anticolonialiste et, précisément, son caractère « national ». Cela revient donc à reconsidérer publiquement le rôle d’un parti interdit dans les premiers mois de l’indépendance et dénigré depuis 1954 par le FLN qui voit en lui un concurrent. Outre des propos anticommunistes voilés tenus lors des débats, deux articles du code de la nationalité peuvent être interprétés comme des mises à l’écart ou des mises en garde politiques à l’égard des communistes « non-musulmans » : l’article 19 prévoit un délai d’inéligibilité de cinq ans pour les naturalisés algériens, tandis que l’article 24 prévoit la déchéance de nationalité pour les Algériens naturalisés qui auraient été « condamné[s] pour un acte qualifié crime ou délit contre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État algérien » ou qui auraient « accompli au profit d’un État étranger des actes incompatibles avec la qualité d’Algérien et préjudiciables aux intérêts de l’État algérien » [29]. Si cet article ne semble pas avoir été utilisé contre les opposants au coup d’État de Boumediene en 1965, il est un signe avant-coureur du discours que tiendront le nouveau pouvoir, la presse officielle et les agents de la Sécurité militaire en septembre 1965 contre certains opposants communistes natifs d’Algérie et naturalisés pour « participation à la guerre de libération », qu’ils qualifieront d’« aventuriers étrangers » [30].
Par ailleurs, le fonctionnement des institutions est au cœur des accrochages qui secouent l’Assemblée : élue à partir de listes uniques composées de proches de la fraction du FLN victorieuse après les conflits de l’été 1962, l’Assemblée se voit reprocher d’être impuissante ou de n’être qu’une caisse d’enregistrement des projets gouvernementaux [31]. Pour certains députés, cette Assemblée est injustement soumise au gouvernement et au parti unique, tandis que pour d’autres, elle n’est pas suffisamment en phase avec « le peuple » dont il est dit qu’il se désintéresse des débats parlementaires [32]. Ce n’est sans doute pas un hasard si parmi les 44 députés à s’être abstenus ou à avoir voté contre le code de la nationalité, 29 seront également parmi les 41 à s’abstenir ou à voter contre la constitution de l’État algérien, fin août 1963, qui consacre, entre autres, la prééminence du parti unique sur les institutions élues. Les pleins pouvoirs acquis par Ben Bella en octobre 1963 puis le coup d’État de juin 1965 tranchent la question, en gelant puis en éradiquant l’Assemblée jusqu’à sa réapparition en 1977.
Enfin, ces débats sont implicitement traversés par la question des femmes. Le code de la nationalité algérienne, basé comme celui des autres pays sur des distinctions de genre, est un code à fondement patrilinéaire, les Algériens par filiation étant les seuls fils ou filles de père algérien (ou de mère algérienne et de père inconnu ou apatride) [33]. Par ailleurs, « la femme étrangère qui épouse un Algérien peut acquérir la nationalité algérienne par l’effet du mariage », la réciproque n’étant pas vrai [34]. Il y a en 1962-1963 dix femmes députées à l’Assemblée constituante, et trois d’entre elles – dont une Européenne – s’opposent ouvertement au code de la nationalité en raison de ses restrictions à l’égard des non-musulmans. Sur les six femmes présentes le jour du vote, quatre votent contre le code de la nationalité. Cette affirmation publique des « sœurs députées » [35], portées à revendiquer des droits pour les femmes algériennes et à s’intéresser au sort des autres « minorités », est de courte durée, puisqu’à l’Assemblée nationale élue en 1964, il n’y a plus que deux femmes – dont une Européenne naturalisée algérienne – sur 138 députés [36], signe parmi d’autres d’une réassignation à la discrétion des femmes entrées en politique à l’occasion de la lutte d’indépendance.
Conclusion
Les diverses questions soulevées par ces débats, permettent de comprendre en partie les départs des anticolonialistes européens et juifs, numériquement importants à partir de 1965. Ne se sentant pas reconnus comme pleinement nationaux par les institutions, sensibles aux problèmes dits « démocratiques » dans le pays, victimes de l’autoritarisme (qui se manifeste par des expulsions, des tortures et des emprisonnements sans jugement après le coup d’État de 1965), mis de facto à l’écart de certains emplois par la politique d’arabisation (politique que les enseignants ou avocats interrogés jugent d’ailleurs souvent légitime), inquiets en tant que femmes ou en tant que parents pour l’avenir de leurs filles, la majorité des anticolonialistes européens et juifs quittent l’Algérie à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Toutefois, l’analyse de ces quelques années, cruciales dans le devenir du nouvel État, montre que ces départs ne sont pas le résultat inéluctable d’une histoire désenchantée écrite d’avance, mais bien une conséquence – parmi de nombreuses autres qui ont touché l’ensemble des Algériens – des rapports de force internes à la société et aux nouvelles institutions de l’Algérie indépendante.
Crédit photo : Carte nationale d’identité délivrée en 1963 à un Algérien naturalisé en vertu de l’article 8 du code de la nationalité : « participation à la lutte de libération » (archives privées).
Pour citer cet article :
Pierre-Jean Le Foll-Luciani, « Algériens non-musulmans à l’épreuve de l’indépendance. Les anticolonialistes européens et juifs d’Algérie face à la construction de l’État indépendant (1962-1965) »,
La Vie des idées
, 2 avril 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Algeriens-non-musulmans-a-l-epreuve-de-l-independance
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[1] Propos d’un invité « d’origine israélite », dans les couloirs de l’Assemblée nationale constituante algérienne, lors des débats sur le code de la nationalité (cité dans Alger Républicain du 11 mars 1963).
[2] Sur les chiffres, voir la mise au point de Pierre Daum, Ni valise ni cercueil. Les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance, Arles, Actes Sud, p. 39-46.
[3] Les juifs, qui représentent environ un septième de la population juridiquement française d’Algérie dans les années 1950, sont descendants d’autochtones naturalisés collectivement par le décret Crémieux en 1870. Malgré leur égalité juridique avec les autres Français, ils constituent une catégorie spécifique dans la société algérienne, reconnue comme telle par les autres groupes et, souvent, par l’administration française – notamment entre 1940 et 1943, lorsque les juifs sont déchus de la nationalité française par les lois de Vichy.
[4] Les deux moments emblématiques de l’affirmation de ce discours sont la désertion d’Henri Maillot et l’arrestation de Fernand Iveton, deux communistes algériens « d’origine européenne » passés à la lutte armée en 1956. Le premier sera abattu par l’armée française, et le second guillotiné.
[5] Entretien avec J. S.(âgée de 21 ans en 1962), 2 octobre 2010.
[6] « L’UGTA et les Européens d’Algérie », El Moudjahid du 19 janvier 1963.
[7] Voir Henri Alleg, Abdelhamid Benzine, Boualem Khalfa, La grande aventure d’« Alger Républicain », Paris, Messidor, 1987.
[8] L’arrêté du 4 juillet 1963 (premier à octroyer la nationalité algérienne en vertu de l’article 8 du code de la nationalité) naturalise par exemple le journaliste français Hervé Bourges, aux côtés de natifs d’Algérie comme Pierre Chaulet ou Josette Audin cf. Journal officiel de la République algérienne (JORA) du 9 août 1963.
[9] Bruno Étienne, Les problèmes juridiques des minorités européennes au Maghreb, Paris, Éditions du CNRS, 1968, p. 292-299. Pierre Daum signale toutefois à juste titre que l’on manque d’informations à ce sujet (Pierre Daum, op. cit., p. 77-80).
[10] Séance du 12 mars 1963 (JORA du 29 juillet 1963).
[11] Circulaire du 9 mai 1963 relative à l’application de la loi n°63-96 du 27 mars 1963 portant code de la nationalité algérienne (JORA du 24 mai 1963).
[12] Chapitre III, paragraphe 1, article 8 de la loi n°63-96 du 27 mars 1963 portant code de la nationalité algérienne (JORAdu 2 avril 1963).
[14] Séances des 1er et 5 mars 1963 (Alger Républicain des 2 et 6 mars 1963).
[15] Séance du 4 mars 1963 (Alger Républicain du 5 mars 1963).
[16] Ces statistiques ont été faites à partir des décrets publiés au JORA entre 1963 et 1965.
[17] Entretiens avec A. B.(fonctionnaire ministériel en 1963), 29 mars 2007, et E. S.(institutrice en 1963), 1er décembre 2008.
[18] Entretien avec S. A., 30 mars 2007. Son mari et elle-même, médecins juifs algériens et communistes notoirement connus pour leur participation à la lutte anticolonialiste et pour la répression qu’ils ont subie, n’ont pas obtenu la nationalité algérienne malgré leur demande.
[21] Extraits d’un texte rédigé pendant les débats et signé notamment par André Beckouche, Jean-Claude Melki, Lucien Hanoun, Claude Sixou, Francine Serfati, Jacqueline Guerroudj, Colette Grégoire (alias Anna Greki), et publié sous le titre « Nationalité algérienne (document) » dans Les Temps Modernes n°432-433, juillet-août 1982,p. 294-299.
[22] Séance du 12 mars 1963 (JORA du 29 juillet 1963).
[23] Séance du 4 mars 1963 (Alger Républicain du 5 mars 1963).
[24] Séance du 12 mars 1963 (JORA du 29 juillet 1963).
[25] Séance du 6 mars 1963 (Alger Républicain du 7 mars 1963).
[26] Séance du 12 mars 1963 (JORA du 29 juillet 1963).
[28] Sur leurs prises de position contre l’interdiction du PCA – dont la plus nette est celle d’Aït Ahmed –, voir les comptes-rendus des séances parlementaires des 7 et 8 décembre 1962 (Alger Républicain des 8 et 9-10 décembre 1962, et JORA des 25 avril et 13 mai 1963).
[30] El Moudjahid des 22, 23, 24, 25, 27 et 28 septembre 1965.
[31] Ferhat Abbas, président de l’Assemblée, répond à ces critiques dans El Moudjahid du 2 mars 1963.
[32] Voir notamment les interventions de Hocine Aït Ahmed et Ahmed Kaïd lors des débats (Alger Républicain des 28 février, 7, 11 et 13 mars 1963).
[33] Chapitre II, article 5, de la loi n°63-96 du 27 mars 1963, déjà citée.
[34] Chapitre III, paragraphe 1, article 12, de la loi n°63-96 du 27 mars 1963, déjà citée. Environ 540 femmes obtiennent ainsi la nationalité algérienne entre mai 1964 et décembre 1965, dont une majorité de Françaises de métropole, probablement mariées à des immigrés algériens de retour au pays (JORA).
[36] Listes des députés de l’Assemblée nationale constituante (1962) et de l’Assemblée nationale (1964) sur le site internet de l’Assemblée populaire nationale algérienne (www.apn-dz.org).