Affirmer que des pans entiers de la réalité historique ont été totalement ignorés, jusqu’à peu, par les sciences sociales françaises, comme cela est régulièrement répété, par exemple, pour l’histoire coloniale de la France ou l’existence d’une vieille « question noire » en France, est devenu ces derniers temps une rengaine de la scène académique dont un simple travail d’exploitation d’archives et de recherche bibliographique consciencieux suffit à démontrer le caractère de grande exagération, voire d’invention. Ces affirmations participent des stratégies collectives ou individuelles de promotion dont les sciences politiques disent aujourd’hui qu’elles sont le fait d’« entrepreneurs de cause ». Cette métaphore économiste – au-delà de ce que peut avoir de réducteur toute métaphore – a le mérite de mettre en lumière que les affirmations en question constituent, pour l’essentiel, des instruments en vue de la conquête de « marchés ». Pour ceux, par exemple, qui affirment et dénoncent un oubli généralisé de l’esclavage en Guadeloupe et en Martinique ou un aveuglement commun devant le poids de la « race » dans la société française [1], il s’agit de capter l’intérêt du plus grand nombre des personnes qui – elles ou leurs ascendants – ont eu à souffrir des injustices dont il est prétendu qu’elles ont été depuis longtemps massivement oubliées. Ces « entrepreneurs » pourront ainsi s’assurer une légitimité à parler au nom ou à se mettre au service de ces « victimes » pour lesquelles reconnaissance et réparation sont réclamées. Ils peuvent, en outre, escompter des positions de force sur le marché académique ou le marché politique par la présentation qu’ils font, plus ou moins ouvertement, d’eux-mêmes comme premiers explorateurs de terres restées avant eux inconnues, ou comme premiers redresseurs de torts longtemps occultés, niés ou excusés.
Pour infondées au plan scientifique que soient ces assertions d’oubli, elles sont souvent socialement efficientes. En dissimulant, en ignorant ou au moins en sous-estimant la complexité de la réalité historique et des diverses façons dont elle est prise en compte, la diversité et la flexibilité des prises de position qui, toujours, se sont faites jour face à un problème donné, les proclamations d’oublis polarisent en deux blocs homogènes et impénétrables un large éventail de différences de pensée qui, dans les faits, sont loin d’être des cloisons étanches. Elles essentialisent ces différences multiples en les enfermant toutes dans une opposition binaire entre des bons (les zélés de la mémoire) et des méchants (les marchands d’oubli), une essentialisation d’autant plus forte que les deux blocs ainsi constitués ont, dans les cas que nous avons évoqués, une « couleur » ou un référant ethnique – avec pour grave conséquence le risque de renforcer des incompréhensions, des rancœurs ou des détestations qui n’en n’ont pas besoin. Elles contribuent alors largement à dévoyer les débats que la gravité même des problèmes qu’elles visent impose pourtant de tenir, et à rendre encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà objectivement la résolution véritable de ces problèmes – dans la mesure où elles concourent à éloigner les protagonistes des débats en question d’une vision adéquate des mécanismes et des enjeux sociaux qui sont à l’origine desdits problèmes, qui leur permettrait de mieux maîtriser ces derniers.
La notable activité éditoriale dont a récemment fait l’objet en France la vie et l’œuvre de Frantz Fanon [2] – à l’occasion du cinquantième anniversaire du décès en 1961 de ce psychiatre et théoricien de la décolonisation, martiniquais de naissance et héros du combat pour l’indépendance de l’Algérie dont il fit sa dernière patrie – a ainsi pu donner l’impression d’une véritable (re)découverte dans l’espace français de la pensée de cet intellectuel militant. En vérité, cette impression est trompeuse en ce qu’elle repose sur une assomption largement excessive : l’œuvre fanonienne aurait été gravement oubliée dans le monde francophone durant de nombreuses années. Dès lors l’examen de la postérité de la pensée de Fanon dans ce monde peut nous permettre de cerner, au plus concret d’un cas particulier, les enjeux sociaux autour desquels se construisent les proclamations d’amnésie et les impasses intellectuelles auxquelles elles peuvent conduire, dont nous n’avons donné dans les lignes qui précèdent qu’une présentation générale.
Frantz Fanon, celui qu’on n’avait pas oublié
Donc pour conforter l’idée d’une (re)découverte aujourd’hui de la pensée de Fanon en France et dans les anciennes colonies françaises, les auteurs de la plupart des publications constituant ou commentant l’actualité éditoriale que nous avons évoquée font état, de manière plus ou moins catégorique, de ce qui aurait été auparavant une longue amnésie. Ainsi les journalistes Juliette Cerf [3] et Louis-Georges Tin [4] affirment sans nuance que Fanon aurait été longtemps occulté dans l’Hexagone ou qu’à la Martinique on l’aurait oublié. En cela ils suivent l’avis de Matthieu Renault, pour qui cette occultation aurait duré « près d’un quart de siècle » (op. cit., p. 16-17). Même les chercheurs qui, comme Magali Bessone ou Achille Mbembe, n’intègrent pas véritablement la problématique de cette amnésie dans leur réflexion et sont au fond d’eux-mêmes convaincus, ainsi que le déclare le second, de la « portée planétaire » de l’œuvre de Fanon (op. cit., p. 12), reprennent, comme en passant, l’idée d’un oubli durable de cette œuvre dans les pays d’expression française, probablement pour ne pas aller contre une opinion largement admise dans les milieux académiques.
Mais si après tout, au contraire de ce qui est depuis longtemps et régulièrement affirmé, Fanon n’était pas « de retour » [5], parce que sa pensée ne nous aurait jamais totalement quitté et ce donc bien avant ce qui aurait été, à partir de l’extrême fin du siècle dernier, un revival ? Pour s’en convaincre, il suffit, par exemple, de consulter la bibliographie du livre déjà cité de D. Macey et d’y repérer la grosse vingtaine de publications d’avant les années 2000 consacrées régulièrement, à titre principal ou exclusif, à la pensée de Fanon dans la presse algérienne et autant dans les magazines ou les revues africaines et antillaises d’expression française [6].
Sans oublier une petite cinquantaine de références concernant une variété de journaux nationaux ou de revues prestigieuses de l’Hexagone français et quelques livres ou thèses. À quoi il faut ajouter l’inclusion de notices ou de chapitres relatifs à Fanon dans plusieurs dictionnaires ou encyclopédies françaises des années 1980 et 1990 (Dictionnaire des œuvres politiques, Nouvelle histoire des idées politiques, Dictionnaire critique de la psychiatrie et de la psychopathologie clinique). Et les colloques, suivis d’Actes, consacrés au même penseur à Fort-de-France en 1982, à Brazzaville en 1984 et à Alger en 1987 (auxquels nous avons participé activement), l’existence – durant les années 1980 – d’un Cercle Frantz Fanon, en Martinique, et d’un Groupe de Réflexion et d’Information Frantz Fanon (GRIFF), dans l’Hexagone (dont nous avons été le Président), formé d’Algériens, d’Africains et d’Antillais…
Devant le risque de désaveu qu’une telle accumulation de références déjà anciennes à Fanon vaudrait à l’affirmation d’un vieil oubli généralisé de l’œuvre de ce penseur dans les espaces francophones, il n’y a pas d’autre possibilité – pour tenter de conserver à cette affirmation un semblant de crédibilité – que de disqualifier ces références tout en en reconnaissant l’existence. C’est, par exemple, ce que fait Matthieu Renault, en déniant à l’ensemble desdites références tout intérêt « théorique », au motif qu’elles seraient toutes engluées dans la seule approche biographique et l’explication unique de l’œuvre par son contexte historique (voir op. cit., p. 16-20) [7]. Et ce sans qu’il n’indique jamais précisément – outre ces deux motifs de disqualification – en quoi consisteraient les critères de définition d’une « vraie théorie » et, partant, en quoi les travaux qu’il rejette dans l’enfer ou, au moins, le purgatoire de l’empiricité et de « l’historicisation outrancière » [8] ne souscriraient pas à ces critères. Le malheur d’un tel raisonnement est double : il implique, d’une part, la conviction naïve que l’on peut faire sans appel le départ entre ce qui est théorique et ce qui ne l’est pas dans une œuvre (à supposer que l’on se soit au préalable accordé sur ce qu’est une théorie !) et il conduit, d’autre part, à faire peser sur l’évaluation des travaux en question le risque de l’arbitraire, parce qu’effectuée selon le seul libre-arbitre de l’évaluateur. De l’oubli de l’œuvre fanonienne nous passerions ainsi à un « oubli mérité » de toutes les anciennes analyses qui en ont été faites, parce qu’elles seraient inintéressantes. Drôle d’avancée !
Les raisons d’une myopie volontaire
La méconnaissance ou la minoration de cette multiplicité de traces déjà anciennes de la réception publique de l’œuvre fanonienne dans les mondes francophones, sur lesquelles repose la proclamation d’oubli qui nous occupe ici, a de quoi étonner chez des auteurs dont la plupart sont des spécialistes de cette œuvre. Comment expliquer un tel paradoxe ? Selon nous, il tiendrait à ce que la méconnaissance ou la minoration en question, davantage que d’une ignorance subie, relèverait d’une myopie voulue, entretenue et transmise. Ou, autrement dit, que l’ancienneté d’un impact notable de la pensée de Fanon sur les réflexions collectives dans nombre de pays entièrement ou partiellement d’expression française n’est pas toujours perçue parce que bien des intellectuels et des hommes politiques de ces pays ne veulent pas la reconnaitre pour la simple raison qu’ils n’ont pas intérêt à cette reconnaissance.
Les intérêts dont procèdent un tel déni sont, pour le dire vite, de deux types qui ne sont, d’ailleurs, pas nécessairement exclusifs l’un de l’autre. Ils peuvent ainsi se combiner et se combinent souvent chez un même individu. Certains découlent des jeux de pouvoir propres au champ académique des études fanoniennes, d’autres des rapports de force qui structurent la vie politique des sociétés que l’on regroupe sous le label de « l’Outre-mer » français et de leurs « diasporas ».
Les intérêts du premier type se sont largement cristallisés au moment où ce qui est connu comme le courant « postcolonial » a surgi en pleine lumière et a lancé une sorte d’OPA sur les études fanoniennes visant à s’assurer une position hégémonique dans ce champ ou, pour parler comme le regretté Pierre Bourdieu, à « contrôler » celui-ci ; et ce notamment dans le monde francophone où ces études sont censées être en retard eu égard à la vitalité des académies étasunienne et britannique en la matière. Dès lors, on ne voit pas quelle meilleure arme l’on pourrait trouver pour développer une telle stratégie offensive que la proclamation d’un oubli généralisé de la pensée de F. Fanon ou la disqualification de toutes les analyses qui en ont été données jusqu’à maintenant dans les pays d’expression française. Il nous a suffi d’observer que bien des analystes de cette pensée ne vont, prudemment, pas à l’encontre de la proclamation susdite alors même qu’ils ne donnent pas le sentiment d’en partager les attendus pour savoir que la stratégie en question a – peut-être pour un temps seulement – réussi. C’est là, selon nous, une situation regrettable, car loin de concourir à une meilleure compréhension d’une pensée complexe, et même parfois contradictoire, elle aboutit à défigurer celle-ci en la polarisant, à la figer dans des oppositions binaires qui n’ont pas lieu d’être [9]. Entre l’appréhension uniquement biographique et historicisante que certains feraient de cette pensée et la connaissance pleinement théorique que l’on devrait en avoir, comme nous l’avons déjà vu ; entre son explication typiquement française et son interprétation spécifiquement anglo-saxonne ; entre le Fanon anticolonial et prétendument dépassé des Damnés de la terre et le Fanon précurseur fécond des « études postcoloniales » dans Peau noire, masques blancs, ainsi que nous le verrons un peu plus loin.
Les intérêts du second type, quant à eux, éclairent d’une lumière crue ce qu’il faut bien appeler une forte instrumentalisation politique de la pensée et de la trajectoire de vie de l’auteur des Damnés de la terre. En Martinique en particulier, où la référence à cette pensée et à cette trajectoire est constituée depuis la fin des années 1960 en antidote aux poisons de l’assimilationnisme colonial ou du simple autonomisme. Ainsi c’est grâce à l’initiative qu’ont prise un groupe de dissidents du Parti communiste martiniquais, en désaccord avec l’installation de la direction de ce parti dans l’option autonomiste (à l’instar de ce qu’a fait de son côté le PPM présidé par A. Césaire), et quelques militants nationalistes guadeloupéens qu’au début des années 1980 s’est levé le projet de rendre hommage, en un « Mémorial Frantz Fanon » qui s’est finalement tenu à Fort-de-France en 1982, à un des grands hommes de la « cause anticoloniale et nationale » [10]. Et ce dans le but avoué de redonner force à la flamme du combat pour l’indépendance nationale et de réparer ainsi ce qu’ils jugeaient être un oubli et un silence scandaleux de la part des « compatriotes » et « congénères » de Fanon. Une pareille intention n’a pas manqué de marquer fortement et l’ambiance générale de ce Mémorial et la tonalité de nombre des interventions ou des échanges de ce forum [11], comme elle animait au même moment à Paris de vifs débats au sein du GRIFF, dont nous avons déjà évoqué l’existence. Il y avait là, entre autres choses, comme le temps fort d’une entreprise de culpabilisation d’un peuple jugé gravement aliéné et donc doté d’une si « oublieuse mémoire ». Une entreprise qui, plus récemment, allait être reprise à une plus grande échelle concernant un prétendu oubli par les Guadeloupéens et les Martiniquais de l’esclavage [12] et où s’est donné à voir avec netteté le possible cumul des raisons académiques et politiques des proclamations d’amnésie dont nous avons parlé plus haut : les travaux de l’historienne Myriam Cottias, qui est la principale promotrice dans le cas antillais de la thèse de cet oubli [13], étant invoqués en appui au projet de la loi reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité par la député de la Guyane rapportrice de cette loi, Christiane Taubira.
Relativement aux populations originaires des anciennes « vieilles colonies » qui se sont installées dans l’Hexagone, la postérité de l’œuvre de Fanon n’est pas moins problématique, tout autant instrumentalisée qu’est là aussi cette œuvre à travers une proclamation d’oubli. Mais avec des caractéristiques propres résultant des différences qui distinguent le contexte de la situation migratoire de celui des sociétés insulaires. Ainsi, par exemple, L. G. Tin, désormais chroniqueur au Monde des livres mais aussi nouveau Président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) après le retrait de Patrick Lozès, associe explicitement au reproche qu’il adresse aux Martiniquais d’avoir oublié Fanon celui de l’aliénation qui leur aurait fait tourner le dos à l’indépendance nationale [14]. Il ne révèle pas cependant l’« agenda caché » de cet enchaînement de reproches : établir le manque d’ « authenticité » des Martiniquais et, plus largement, des Antillais, Guyanais et Réunionnais afin de contester l’hégémonie, réelle ou supposée, de ceux-ci dans l’organisation de la « diaspora noire » de France et ce dans le cadre de la forte compétition qui a opposé et oppose encore vivement des organisations comme le CRAN et le Collectif DOM.
De l’examen du cas des commémorations fanoniennes en Martinique et des débats autour de la figure de Fanon parmi les « Noirs » de l’Hexagone que nous venons de présenter ressort une conclusion à la Dostoïevski qui a toute son importance pour notre discussion : l’invention d’un Fanon oublié a pour un de ses principaux intérêts que si un tel oubli existe, tout est possible, notamment réécrire au gré de nos seuls investissements ou convenances et sans possibilité de contestation inopportune, une œuvre que nous sommes tous censés ignorer. C’est ainsi qu’oublieux de la recommandation de M. Bessone de « se garder de réduire Fanon… à la familiarité d’un discours fabriqué pour servir d’autres combats » (op. cit., p. 23) et ignorant la mise en garde du même auteur selon laquelle « si toute réception consiste en une interprétation, certaines lectures en sont pourtant venues au travestissement pur et simple. » (idem, p. 37), L. G. Tin se sent autorisé à prétendre – contre l’évidence même du texte fanonien [15]
– que c’est sous l’ombre tutélaire des analyses de Fanon que le CRAN s’est constitué (voir art. cit.). Trop fort !
Fanon et la quadrature du cercle des anciennes « vieilles colonies »
Si nombre de difficultés se sont faites et se font encore jour dans la réception de l’œuvre de Fanon dans l’espace, au sens large, dont il provenait, il ne nous paraît pas que cela soit dû – depuis pas mal de temps déjà – à une forme d’aliénation persistante qui empêcherait les peuples des anciennes « vieilles colonies » françaises d’emboucher le clairon de l’anticolonialisme que l’auteur des Damnés de la terre leur a tendu : si l’indépendance nationale est encore refusée par la grande majorité de ces peuples, c’est davantage pour la raison d’une non-crédibilité politique de l’indépendantisme que par un sentiment compulsif d’attachement à la France. Il ne nous semble pas davantage que ces difficultés soient aujourd’hui la résultante d’un insupportable inconfort dans lequel les peuples en question seraient placés par les analyses de Peau noire, masques blancs, décrivant leur aliénation ; depuis que le verbe orphique de la négritude césairienne s’est déployé – bien avant la parole de Fanon, rappelons-le – le discours de la fierté ethnique est depuis longtemps passé et trop bien passé sous les tropiques pour cela.
Non, nous avons plutôt le sentiment que le fait fondamental qui contrarie la réception des analyses fanoniennes dans les espaces considérés est leur très grande proximité avec les vérités de ce que l’essayiste tunisienne Hélé Béji a justement nommé le « désenchantement national » [16], un désenchantement qui a suivi toutes les indépendances africaines et aussi caribéennes. Ce fait, dans les anciennes « vieilles colonies » de la France, devrait obliger tous ceux qui s’intéressent à la pensée de Fanon et, encore plus, tous ceux qui s’en réclament à replacer l’analyse des périls postcoloniaux dans la critique des horreurs coloniales (pour le dire dans des termes proches de la dualité que M. Renault retient pour définir, comme nous l’avons vu, le projet fondamental de son travail), une analyse et une critique que l’œuvre fanonienne effectivement englobe et même intègre. Or le paradoxe, apparent, est que – dans les pays dont nous parlons – ceux qui, toujours mobilisés autour du projet d’indépendance nationale, sont les premiers à se placer encore sous l’ombre protectrice de la figure de « Fanon homme de la rupture anticoloniale », comme c’est le cas, par exemple, des organisateurs des dernières rencontres consacrées en Martinique à l’auteur des Damnés de la terre, sont, bien sûr, les moins disposés à connaître et à reconnaître les périls mentionnés et à assumer ainsi l’héritage du « Fanon postcolonial ». Il est vrai qu’au-delà de la seule réception de l’œuvre fanonienne la réalité sociale des anciennes « vieilles colonies » françaises est minée de contradictions qui pèsent fortement sur cette réception. Ce sont donc ces contradictions que nous voudrions pour finir, présenter sous la forme d’un certain nombre d’interrogations que nous tenons pour fondamentales.
Comment réussir une entreprise de décolonisation complète quand les caractéristiques essentielles de ce que l’on vit au quotidien sont loin de correspondre encore à celles par lesquelles l’Histoire a défini une « situation coloniale » et que pourtant – en une époque où, dans des prurits mémorialistes fortement instrumentalisés, les opinions publiques sont particulièrement sensibles aux marques et aux héritages du passé – on peut percevoir nettement ce que Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République, avait qualifié, dans le cas des Antilles françaises, de « séquelles du colonialisme » comme le label tout à fait officiel d’« Outre-mer » [17] ou encore l’existence, paradoxale, d’un organe ministériel spécialisé, rejeton républicain de l’ancien « ministère des Colonies » . Et puis – au-delà des stigmates du passé – n’y a-t-il pas lieu également d’incriminer une réalité lourdement présente : s’il ne subsiste plus que des « séquelles du colonialisme », la dépendance – qui est une des marques les plus sûres de toute situation coloniale – non seulement persiste mais, terrible constat, s’est à la fois considérablement renforcée et diversifiée ? D’où, dans le tréfonds des peuples des pays considérés, le sentiment d’une dépossession contre laquelle on ne pourrait rien ou si peu, qui pour diffus qu’il soit n’en serait pas moins profond. Alors à une perte de confiance en la volonté ou en la capacité de la République française à tenir ses promesses d’émancipation ferait écho une désillusion, un désenchantement collectif de fractions grandissantes des populations concernées quant à la possibilité de voir réaliser les immenses espoirs qu’elles avaient placés dans la départementalisation de leurs pays.
Comment construire une véritable autonomie, un gouvernement par soi-même, pour des collectivités qui semblent associer avec de moins en moins de réticences, et avec une force égale, une volonté farouche de ne pas être exclues de l’appartenance à l’ensemble politique de leur ancienne métropole coloniale et un sentiment, devenu irrépressible, de leur particularité historique et culturelle qui va souvent jusqu’à les conduire à une appréhension plus « instrumentale » qu’affective de ladite appartenance ? Comment, d’une part, dépasser tout en la conservant une détermination populaire à préserver et à consolider les acquis des luttes pour l’exercice le plus égal possible de la citoyenneté française, si puissante qu’elle continue encore aujourd’hui, comme en ont témoigné à chaque fois les dernières consultations référendaires organisées à ce sujet, à rendre inquiétant tout projet d’évolution institutionnelle qui irait, même modestement, vers un relâchement de la tutelle métropolitaine, et ainsi à le faire rejeter. Et comment agir, d’autre part, pour échapper à un enfermement répété dans la célébration à tout propos d’une identité particulière, d’une « spécificité » fondamentale comme il est dit à tort et à travers, qui – pour nécessaire qu’ait été cette célébration comme arme du combat anticolonial – est devenue largement stérilisante et a même assez souvent conduit à l’exclusion ou à l’intolérance de populations « cousines » (en l’espèce, dans le cas de la Guadeloupe ou de la Guyane, haïtiennes ou dominicaises), voire même concitoyennes (les « Métros ») dont la présence tend à être perçue comme une invasion.
Sortir de l’impasse
Quel rôle la réflexion fanonienne peut-elle encore jouer dans l’effort à fournir pour pouvoir espérer sortir des impasses dans lesquelles la quadrature du cercle dont nous venons de faire rapidement le tour plonge les anciennes « vieilles colonies » françaises ? La réponse à une pareille question dépend grandement de la capacité des analyses en cours concernant cette réflexion à substituer à toutes les vulgates qui continuent de la travestir la prise en compte non réductrice de sa complexité, de ses tensions et même de ses contradictions. Tendons l’oreille à ce que nous dit d’essentiel la mise en question des affirmations selon lesquelles l’œuvre de Frantz Fanon aurait été durablement oublié de tous les siens, dont nous n’avons ici fait que dresser une esquisse : derrière le bruit et la fureur des proclamations d’un non entendu ou d’un malentendu, donc d’un manque, d’une absence ou d’un vide, c’est souvent le recul que peut susciter un trop bien entendu qui s’exprime.