La rédaction du projet de constitution islandaise, combinant tirage au sort, élection, participation et référendum, donne à Hélène Landemore l’occasion de réfléchir sur les institutions démocratiques : comment rendre démocratique la représentation ?
La rédaction du projet de constitution islandaise, combinant tirage au sort, élection, participation et référendum, donne à Hélène Landemore l’occasion de réfléchir sur les institutions démocratiques : comment rendre démocratique la représentation ?
L’écriture d’une nouvelle constitution en Islande, au début des années 2010 à la suite des secousses politiques qui ont accompagné la crise financière, est un processus encore relativement peu étudié en France. Il s’agit pourtant d’une expérience démocratique innovante, qui a combiné tirage au sort, élection, participation du public et référendum. Cette dernière sert de toile de fond au dernier ouvrage d’Hélène Landemore, professeure associée en sciences politiques à l’université de Yale.
La question qui est au centre de ce livre n’est pas tant celle de la délibération démocratique, qui était l’objet de son ouvrage précédent (Democratic Reason : Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, 2012), que celle de la représentation politique. « La contribution centrale de ce livre, écrit-elle, est de repenser la représentation démocratique de telle façon qu’elle soit ouverte aux citoyens ordinaires. » (« The central contribution of this book is to rethink democratic representation in a manner that opens it up to ordinary citizens. ») (p. 11). Le constat dressé par Bernard Manin [1] sur le caractère mixte de la représentation électorale, à la fois aristocratique et démocratique, sert de point de départ à sa réflexion. Hélène Landemore rappelle que ce constat était assumé par les révolutionnaires américains et français qui entendaient tenir le peuple à bonne distance des choix collectifs et qu’il n’était pas renié par les premiers philosophes de la délibération (Rawls et Habermas). Elle se propose de démontrer en quoi cette forme de représentation entraine une regrettable « clôture du pouvoir », qui en exclut les « citoyens ordinaires ». Pour le dire en un mot, la thèse développée consiste non à penser la démocratie sans la représentation, mais à repenser la représentation pour la rendre démocratique.
Le concept de représentation qui est retenu comme base de réflexion est générique : elle est conçue comme « le fait d’agir [stand for] pour le compte de quelqu’un d’autre (individu ou groupe) qui est reconnu et accepté comme tel par un public pertinent » (« By representation, I thus mean the act of standing for someone else (individual or group) that is recognized and accepted as such by a relevant audience. ») (p. 55). Rien ne lie a priori la représentation à l’élection, ce qui rejoint d’ailleurs des analyses classiques du droit constitutionnel. Rien ne lie non plus la représentation à la démocratie : une forme de représentation peut être ou non démocratique. La « démocraticité » (notion forgée par l’auteure) de la représentation repose alors sur le caractère égalitaire et inclusif de la procédure de désignation du représentant (p. 87).
On sait que la philosophie politique et la théorie constitutionnelle opposent rituellement démocratie représentative et démocratie directe, l’exemple paradigmatique de ce dernier étant celui de l’Athènes classique. Cette opposition n’est pas entièrement juste, soutient Hélène Landemore, dans la mesure où la démocratie athénienne était elle aussi représentative – les choix collectifs n’étaient pas l’œuvre de l’ensemble des citoyens, mais d’instances habilitées à décider au nom de la cité. Certes, cette représentation ne reposait pas sur l’élection, mais sur deux autres mécanismes : le tirage au sort et l’auto-sélection. Le premier servait à peupler le Conseil et les tribunaux, alors que la seconde était le principe qui présidait à la composition de l’assemblée du peuple – laquelle ne pouvait physiquement pas réunir plus du quart des citoyens. Chacune de ces deux formes de représentation, qualifiée de lotocratique pour la première et d’auto-sélectionnée pour la seconde, est analysée en détails, notamment grâce aux travaux des spécialistes de la démocratie grecque [2] (p. 89-97).
Par le glissement conceptuel ainsi effectué, s’opposent non plus deux mais trois formes de démocratie : la démocratie représentative (entendue au sens classique du terme), la démocratie directe et la démocratie ouverte conçue comme un « régime politique dans lequel l’exercice réel du pouvoir est accessible aux citoyens ordinaires via de nouvelles formes de représentation démocratique. » (« Open democracy is the ideal of a regime in which actual exercise of power is accessible to ordinary citizens via novel forms of democratic representation. ») (p. xvii). La question qui se pose alors est celle de la différence entre la démocratie directe, qui « n’est pas une solution viable » (p. 55) – principalement pour des considérations de praticabilité –, et la démocratie ouverte. Pour Hélène Landemore, la différence essentielle tient au nombre de citoyens impliqués dans la décision politique. Alors que la démocratie directe suppose une participation massive des citoyens (comme dans le cas du référendum) (p. 74), la démocratie ouverte repose pour sa part sur des formes de représentation fondées sur le tirage au sort et l’auto-sélection qui font que tout le monde ne participe pas à la prise de décision.
Une fois ces distinctions effectuées, Hélène Landemore peut s’attaquer aux principes qui doivent être à la racine de la démocratie ouverte et qui la justifient. Elle en distingue cinq : le droit à la participation, la délibération, le principe majoritaire, la représentation démocratique et la transparence (chapitre 6). Elle analyse ensuite les critiques et objections qui pourraient être opposées à sa théorie de la représentation (chapitre 8), en particulier la question de son applicabilité au niveau des États-nations contemporains (même si son dernier chapitre envisage d’autres échelles politiques), le risque de captation de la délibération par des groupes organisés, l’exemple donné étant celui de l’initiative populaire californienne, celui de démocratie illibérale (entendu comme risque pour les droits des minorités), que le modèle démocratique suisse permet à l’auteure de conjurer, ou encore l’idée que cette forme de représentation ne serait pas envisageable sans mobiliser continuellement les citoyens – argument écarté du fait de la nature représentative du modèle démocratique promu.
De manière remarquable, le livre combine trois apports qui sont rarement réunis. D’abord, Hélène Landemore déploie une connaissance extrêmement fine et actuelle des théories de la démocratie. Des auteurs classiques aux références les plus contemporaines, tous les arguments sont considérés, exposés et analysés, après que chaque concept employé a été précisément défini. En deuxième lieu, elle fonde son analyse sur plusieurs expériences contemporaines qu’elle a directement étudiées. Il s’agit d’une part de la réforme constitutionnelle islandaise précédemment évoquée (qui fait l’objet du chapitre 7) et d’autre part du Grand débat national, qui s’est tenu en France au début de l’année 2019, et de la récente Convention citoyenne pour le climat. D’autres exemples sont mobilisés mais ces derniers forment, avec la démocratie athénienne, les références de base de son argumentation. Enfin, l’auteure apporte une vision nouvelle de ce qu’est la représentation politique et offre les outils conceptuels permettant de regarder d’un œil différent les expériences démocratiques historiques comme contemporaines.
Cette vision rénovée nous semble ouvrir en retour plusieurs pistes de réflexion dans le domaine institutionnel, dont nous nous limiterons à en citer quatre.
La première concerne la responsabilité des gouvernants. De manière convaincante, Hélène Landemore avance deux arguments à ce sujet. En premier lieu, l’élection n’est pas une modalité très efficace de mise en jeu de la responsabilité, dans la mesure où les études mobilisées montrent que l’on vote pour un projet et non uniquement au vu d’un bilan. Par ailleurs, on peut imaginer des mécanismes de responsabilité politique y compris avec des formes non électorales de représentation. L’analyse des institutions athéniennes notamment le démontre, depuis les examens préalables jusqu’à l’ostracisme des dirigeants, en passant par les mécanismes de reddition de comptes ou de publicité des débats. À mesure de l’institutionnalisation de la participation citoyenne, la question des formes de responsabilité des citoyens tirés au sort devra toutefois être posée.
L’argumentation soulève également la question du passage à l’échelle de la démocratie ouverte. « Si le processus constituant peut être réinventé d’une manière aussi innovante et inclusive, pourquoi la procédure législative ne le pourrait-elle pas ? », écrit Hélène Landemore au sujet du cas islandais (p. 153) auquel on pourrait associer celui des assemblées irlandaises. Toutefois, une chose est de rendre un avis (y compris sous forme de texte juridique) sur une question déterminée et une autre est de mener en parallèle des réflexions sur des sujets très variés, qui peuvent en partie se recouvrir et qui appellent des réponses coordonnées, comme doivent le faire le gouvernement et le Parlement. Rien ne dit que des conventions citoyennes successives ou parallèles puissent prendre en compte ces besoins de coordination.
Ceci nous conduit à un troisième enjeu qui a trait à la notion de « citoyen ordinaire » très utilisée par les théoriciens de la démocratie délibérative. Afin de parer à la difficulté de coordination précédente, on pourrait être tenté de recourir au tirage au sort pour composer une assemblée permanente. Hélène Landemore définit, dans l’introduction de son livre, les « citoyens ordinaires » par opposition à l’élite socio-économique. Mais, dans la suite de son texte, ces derniers sont plutôt opposés aux hommes et femmes politiques professionnels (p. 142 par exemple). La question est alors la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un primo-élu cesse d’être vu comme un citoyen et devient perçu comme un politicien le jour même de son élection ? Pour le dire autrement, une assemblée parlementaire tirée au sort pour cinq ans aurait-elle vraiment des caractéristiques démocratiques différentes d’une assemblée parlementaire élue ?
Une dernière interrogation concerne la notion de participation. L’élection permet de combiner (de manière incomplète et parfois insatisfaisante) deux dimensions : non seulement désigner des représentants, mais aussi permettre à chacun de participer à cette désignation sur une base égale. Or, tel n’est pas le cas avec les mini-publics tirés au sort : si leur recrutement est certainement plus égalitaire que ce qu’une élection pourrait produire, il aboutit à éloigner toutes les personnes qui n’ont pas été sélectionnées. Et la faculté de contribuer volontairement en s’auto-sélectionnant ne permet pas de rétablir cette égalité de participation, compte tenu d’une part des biais observés en la matière et d’autre part de l’absence de certitude quant à la prise en compte de cette participation. Pour le dire autrement, des deux principes de démocraticité mis en avant par Hélène Landemore, à savoir l’égalité et l’inclusivité, l’élection joue – imparfaitement – sur les deux tableaux, alors que le tirage au sort maximise l’égalité, mais au prix de l’inclusivité (en tous cas pour le citoyen qui n’a pas eu la chance d’être tiré au sort et qui ne peut donc plus participer à la vie publique) [3].
Ces questions, suscitées par la thèse développée par Hélène Landemore, invitent à réfléchir à l’articulation possible entre les trois formes de représentation évoquées par l’auteure (électorale, lotocratique et auto-sélectionnée). Cette dernière ne propose pas de dispositif institutionnel « clef en main » [4], mais souligne à plusieurs reprises que les mini-publics tirés au sort devraient jouer, selon elle, un rôle central dans la démocratie ouverte. L’exemple islandais souligne combien cette articulation est essentielle, dans la mesure où le projet constitutionnel a été bloqué par le Parlement – et n’est donc jamais entré en vigueur. Les assemblées irlandaises et la Convention citoyenne pour le climat fournissent d’autres cas d’étude intéressants.
On voit aux questions soulevées la nouveauté, la profondeur et l’originalité d’Open Democracy. Ce livre montre que la philosophie politique est en train de bouger sur ses bases. L’analyse constitutionnelle devra à son tour, grâce à ces clarifications conceptuelles, dessiner de nouvelles façons d’organiser les formes désormais plurielles d’expression de la volonté générale.
par , le 21 décembre 2020
Éric Buge, « À la recherche d’une représentation démocratique », La Vie des idées , 21 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/A-la-recherche-d-une-representation-democratique
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[1] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Champs Flammarion, 1996.
[2] En particulier la controverse entre Josiah Ober et Mogens H. Hansen sur la dimension représentative des institutions athéniennes.
[3] Cette critique rejoint celle développée par Cristina Lafont pour qui la démocratie suppose la délibération de masse (Democracy without Shortcuts. A Participatory Conception of Deliberative Democracy, Oxford University Press, 2020).
[4] Pour une telle analyse, voir le livre récent de John Gastil et Erik Olin Wright (dir.), Legislature by Lot. Transformative Designs for Deliberative Governance, London-New York, Verso, 2019.