Recherche

Recension Politique

Une assemblée parlementaire tirée au sort ?

À propos de : John Gastil et Erik Olin Wright, dir., Legislature by Lot. Transformative Designs for Deliberative Governance, London-New York, Verso


par Éric Buge , le 17 juillet 2019


Télécharger l'article : PDF

En proposant de prendre au sérieux l’idée d’une assemblée législative tirée au sort, l’ouvrage dirigé par John Gastil et Erik Olin Wright invite à repenser certains des concepts fondamentaux de l’analyse constitutionnelle.

Tirer au sort les membres d’une assemblée législative : incongrue il y a encore quelques décennies, cette idée n’est plus qu’audacieuse aujourd’hui. Entre temps, de nombreuses institutions (des Parlements, des Gouvernements, des collectivités) ont eu recours à des « mini-publics », c’est-à-dire à des organismes provisoires composés par tirage au sort afin de formuler des propositions ou de rendre un avis sur une thématique déterminée [1]. L’une des expériences les plus abouties en la matière a été l’œuvre du Parlement irlandais, qui a convoqué successivement deux assemblées, composées en partie (pour la première) ou en totalité (pour la seconde) de citoyens tirés au sort. Certaines de leurs propositions ont été soumises à référendum, conduisant à la légalisation du mariage pour les couples de même sexe en 2015 et à celle de l’avortement en 2018.

Sur le fondement de ces expériences, John Gastil, professeur de communication et de sciences politiques, et Erik Olin Wright, sociologue, proposent d’imaginer ce que pourrait être une assemblée parlementaire tirée au sort. L’ouvrage collectif qu’ils ont coordonné, Legislature by Lot. Transformative Designs for Deliberative Governance , s’ouvre sur cette proposition, à laquelle réagissent une vingtaine des meilleurs spécialistes de la démocratie délibérative.

Un Parlement bicaméral, combinant élection et tirage au sort

La proposition initiale de John Gastil et Erik Olin Wright est relativement simple : établir un parlement bicaméral composé d’une chambre élue et d’une chambre tirée au sort. Ces deux chambres auraient des pouvoirs égaux et assumeraient l’une comme l’autre toutes les missions des assemblées parlementaires, depuis le vote de la loi jusqu’au contrôle de l’action du gouvernement.

Au fondement de leur proposition se trouve une analyse des insuffisances et des défauts des élections politiques. Deux critiques en particulier sont dirigées contre elles. D’une part, l’idée que les assemblées parlementaires élues ne délibèrent plus (p. 7) : les personnes qui y sont élues ont pris des engagements de campagne, portent un projet politique et sont soumises à la discipline de groupe, ce qui les empêche de changer d’avis et de se laisser convaincre par les arguments des autres parlementaires. En conséquence, « la force du meilleur argument » ne porte plus et les décisions prises le sont d’abord sur une base partisane et non dans le cadre d’un processus délibératif. D’autre part, les élections échouent à créer un Parlement qui soit à l’image de la société. Les sénateurs américains, par exemple, ont un patrimoine médian de 3,1 millions de dollars et sont composés à 79 % d’hommes, comme le note Tom Malleson (p. 172).

À l’inverse, une assemblée tirée au sort serait pleinement à l’image de la société, dont elle constituerait un échantillon représentatif et pourrait plus facilement délibérer, c’est-à-dire tenter d’élaborer, par la discussion et le débat, des propositions d’intérêt général. Dans la proposition de Gastil et Wright, les personnes tirées au sort seraient désignées pour deux ou cinq ans et bénéficieraient de garanties et de moyens (en particulier une indemnité) identiques à ceux des parlementaires élus. Un mécanisme de révocation interne à la chambre permettrait d’exclure ponctuellement les personnes qui nuiraient à ses travaux ou qui porteraient atteinte à son image. L’organisation de la chambre tirée au sort serait en grande partie calquée sur celle d’une assemblée élue. Ses membres seraient répartis en commissions, ce qui permettrait une relative spécialisation. Dans la conduite de leurs travaux, ils seraient appuyés par une administration dédiée et bénéficieraient de la possibilité d’auditionner des experts avant de délibérer sur une thématique déterminée.

Contrairement aux auteurs d’autres contributions (en particulier Hennig, p. 301, et Bouricius, p. 313), John Gastil et Erik Olin Wright proposent de maintenir une chambre élue, dans le triple but d’encourager au développement des partis politiques, de conserver une capacité d’arbitrage des conflits qui divisent la société, tous ne pouvant être réglés par consensus, et de faire émerger des leaders politiques.

Une proposition décapante pour certains concepts constitutionnels

Si cette proposition n’est pas inédite [2], le format de Legislature by Lot a pour mérite d’attirer l’attention sur ses implications institutionnelles et, en creux, sur le rôle que nos systèmes politiques font jouer à l’élection, lequel va bien au-delà d’une simple procédure de désignation à une fonction politique [3].

La proposition d’une assemblée tirée au sort pose d’abord la question de la représentation politique. L’un des arguments mobilisés en faveur du tirage au sort est qu’il permet une représentativité plus forte, s’agissant par exemple du genre, de l’âge, des catégories socio-professionnelles ou des minorités (p. 17). Cette qualité du tirage au sort ne vaut toutefois que si la participation est obligatoire pour les tirés au sort. C’est donc la question de la contrainte qui se trouve posée, à l’image de ce qui existe pour les jurys d’assises. La durée n’est cependant pas comparable : quelques semaines d’un côté et plusieurs années de l’autre. Par ailleurs, sur une telle durée, le risque de professionnalisation des tirés au sort n’est pas mince, ce qui réduirait les bénéfices attendus du tirage au sort. Si la participation demeurait facultative, des biais d’auto-sélection seraient à l’inverse à craindre.

Autre question importante, celle de la responsabilité. On voit généralement dans les élections politiques telles que nous les connaissons un double mécanisme de désignation et de sanction (en pouvant s’opposer au renouvellement du mandat d’un élu sortant) [4]. Cette dernière caractéristique n’existe plus avec le tirage au sort puisque les citoyens n’ont aucune possibilité d’agir sur les personnes qui sont désignées. Jane Mansbridge, dont la contribution porte sur ce sujet, reconnaît cette difficulté : «  I would oppose any legislative system based entirely on lot. Too much of value to democracy would be lost. » (« Je m’opposerais à toute organisation législative fondée entièrement sur le tirage au sort. Ce serait trop perdre de ce qui fait la valeur de la démocratie ») (p. 193). Toutefois, assimiler élection et responsabilité peut être au moins en partie contesté. Dans le cas des seconds mandats présidentiels aux États-Unis ou en France, les électeurs n’ont aucun moyen de sanctionner la responsabilité du président sortant, qui ne peut se représenter. Par ailleurs, on peut aussi donner de la responsabilité politique une conception élargie, se traduisant par la surveillance de la société civile et l’obligation de rendre régulièrement des comptes. C’est ce que Jane Mansbridge appelle la « deliberative accountability » (« redevabilité délibérative ») (p. 194). En ce sens, une assemblée tirée au sort serait également responsable puisqu’œuvrant sous le regard du public.

Enfin, se pose la question des relations entre une assemblée tirée au sort, d’une part, et les autres pouvoirs publics constitutionnels, et en particulier, l’autre chambre et le pouvoir exécutif, d’autre part. Coexisteraient en effet, au sein des institutions politiques, deux formes de légitimité, fondée l’une sur l’élection et l’autre sur le tirage au sort. Or, la logique contemporaine des démocraties représentatives repose sur des promesses et engagements électoraux, destinés à être réalisés une fois l’élection acquise, le vote étant réputé valoir à la fois désignation d’une personne et adhésion à un programme. À l’inverse, l’intérêt d’une assemblée tirée au sort est de permettre une délibération informée simulant « what the people would think about the issue under good conditions for thinking about it  » (« ce que le peuple penserait de ce sujet s’il était mis dans de bonnes conditions pour y réfléchir ») (Fishkin, p. 98). Ce sont deux logiques différentes, susceptibles de produire des résultats opposés et d’engendrer un conflit de légitimité entre les deux chambres, car « elections and sortition embody competing and mutually undermining conceptions of representation  » (« les élections et le tirage au sort incarnent des conceptions de la représentation concurrentes et se minant l’une l’autre ») (Vandamme, Jacquet, Niessen, Pitseys et Reuchamps, p. 130).

Beaucoup d’autres questions sont par ailleurs envisagées, comme celles de la compétence des citoyens tirés au sort à légiférer ou du lien entre assemblée tirée au sort, mouvements sociaux et démocratie participative.

Une utopie réaliste ?

Reste enfin une question essentielle, celle du réalisme d’une telle proposition. En effet, si le tirage au sort est de plus en plus étudié comme mode de sélection des gouvernants, il demeure peu connu du grand public et peu soutenu par les responsables politiques.

Le chapitre 6 (Vandamme, Jacquet, Niessen, Pitseys et Reuchamps) apporte des données intéressantes à ce propos. Il montre que 77 % des parlementaires belges interrogés sont hostiles à la perspective d’une seconde assemblée tirée au sort (avec une exception notable pour les députés Verts, très majoritairement favorables), alors que les citoyens belges sont plus neutres, puisque seuls 40 % y sont opposés. Il n’existe donc ni consensus social ni revendication politique, à l’heure actuelle, pour instaurer une telle assemblée, même en Irlande, qui a pourtant connu des expériences récentes réussies (Arnold, Farrell, Suiter, p. 120).

Soutien à la création d’une chambre tirée au sort en Belgique en 2017
Réponse à la question : « pensez-vous que l’institutionnalisation d’une chambre législative composée de citoyens tirés au sort serait une bonne chose ? », p. 127.

Par ailleurs, les études manquent, faute d’assemblée à étudier. En effet, une assemblée parlementaire tirée au sort n’a existé nulle part, même pas dans l’Athènes du IVe siècle, dont le système politique était plutôt fondé sur une multitude d’organes tirés au sort, mais dont aucun n’avait la plénitude des compétences d’une assemblée parlementaire. Si de nombreux mini-publics délibératifs (conférence de consensus, sondages délibératifs, etc.) ont été étudiés ces dernières années, leurs caractéristiques sont profondément différentes puisqu’en général, ils n’ont duré que quelques jours, ils portaient sur un objet unique et ils n’avaient pas de pouvoir de décision. En conséquence, des questions telles que celles de la professionnalisation, du lobbying voire de la corruption ne s’y posaient pas. Il existe donc un « scale-transformation problem » (« problème de passage à l’échelle ») (Malleson, p. 174) entre un mini-public et une assemblée tirée au sort, qui est pour l’heure insurmontable, et qui assimile la création d’une assemblée tirée au sort à un « leap of faith  » (« acte de foi ») (Bouricius, p. 327), faisant même craindre à certains qu’une mauvaise expérience ne décrédibilise durablement le tirage au sort comme instrument politique (Burks et Kies, p. 260 et s.).

C’est la raison pour laquelle de nombreux contributeurs promeuvent une approche graduelle, à laquelle souscrivent Gastil et Wright dans leur réponse finale. La piste la plus fréquemment proposée consisterait à multiplier les mini-publics tirés au sort sur des thématiques définies (Fishkin, p. 100). C’est une tendance qui peut d’ailleurs être actuellement observée dans certains pays européens et que la France est sur le point d’expérimenter au niveau national avec la convention citoyenne sur la transition écologique, qui doit se réunir au second semestre.

John Gastil et Erik Olin Wright, dir., Legislature by Lot. Transformative Designs for Deliberative Governance, London-New York, Verso, 2019, 448 p.

par Éric Buge, le 17 juillet 2019

Aller plus loin

• Hors-série de la revue Participations, « Démocratie et tirage au sort », 2019
• A. Bächtiger, J. S. Dryzek, J. Mansbridge et M. E. Warren, The Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford University Press, 2018
• L. Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008.
• B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
• Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2011.

Pour citer cet article :

Éric Buge, « Une assemblée parlementaire tirée au sort ? », La Vie des idées , 17 juillet 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-assemblee-parlementaire-tiree-au-sort

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Y. Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à aujourd’hui, La Découverte, 2011.

[2Cf., par exemple, E. Callenbach et M. Phillips, A Citizen Legislature, Berkeley, Banyan Tree Books, 1985 ou A. Barnett et P. Carty, The Athenian option : radical reform of the House of Lords, Imprint Academic, 2008.

[3Sur les fonctions de l’élection, cf. B. Daugeron, La notion d’élection en droit constitutionnel, Dalloz, 2011.

[4Cf. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996, p. 223 et s.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet