Est-ce une révolution ? Est-elle pilotée ? Sur quoi débouchera-t-elle ? Les scénarios sont nombreux et s’ajustent au fil des jours. Mieux vaut pour l’heure se mettre à l’écoute de ce peuple algérien qui prend librement la parole et clame sa souveraineté sans débordements.
Au printemps 2014, peu avant les élections qui ont garanti à Abdelaziz Bouteflika un quatrième mandat, j’avais été frappée par l’allégeance inconditionnée au président d’une partie de la population algérienne, rurale et isolée. « On voterait pour le Raïs même mort » était le propos, un peu caricatural et néanmoins sérieux, que m’avaient tenu à plusieurs reprises les hommes d’une maisonnée accrochée aux flancs du massif montagneux de l’Ouarsenis. Assis en dessous du portrait officiel du chef d’État, seul décor de la pièce, ils n’envisageaient pas d’autre scénario politique possible pour le pays. Au pouvoir depuis 1999, Bouteflika aimait se présenter comme l’artisan de la concorde civile et de la réconciliation nationale. Dans ces coins reculés d’Algérie, ayant payé un lourd tribut à la guerre civile et auparavant à celle de libération, il était donc sincèrement apprécié.
Le « Raïs » était aussi célébré pour les œuvres entreprises dans le but de « moderniser » ces régions laissées pour compte. L’installation électrique, et dans un deuxième temps les travaux de raccordement à l’eau courante, figuraient parmi les accomplissements les plus importants, ainsi que la plus récente politique d’amélioration de l’habitat rural proposant des prêts très avantageux pour la construction de maisons en dur plus confortables, à la place des gourbis en terre battue. En 2014, le prisme local primait donc sur des enjeux nationaux au demeurant très éloignés des préoccupations immédiates ; l’intérêt spécifique, parfois proche du clientélisme, sur l’intérêt général. La « paix sociale » était garantie. Les déplacements limités dans les principales villes du pays, et en dehors des frontières du territoire avoisinant, la lecture intermittente de la presse, des réseaux sociaux totalement inexistants, réduisaient par ailleurs considérablement tout contact avec l’extérieur et toute possibilité de critique d’un mode de gouvernance mafieux et sclérosé. Cette déférence franche et reconnaissante ne tenait pas compte du fait que n’importe quel président au pouvoir pendant quinze ans aurait pu promouvoir de telles réalisations, et même mieux, dans le respect des exigences écologiques et environnementales. Dans un climat où les villes se mobilisaient modérément contre un quatrième mandat, dénonçant une fois de plus des élections truquées, l’arrière-pays se distinguait, déclarant son soutien fort au Raïs. Cinq ans plus tard, quelque chose a incontestablement changé, à en croire l’impressionnante mobilisation de ces dernières semaines, qui ont amené dans la rue, vendredi 8 mars, plusieurs millions de personnes (dont près de deux rien qu’à Alger où depuis 2001 toute manifestation sur la voie publique est officiellement interdite). Que s’est-il donc passé en ce début de 2019 ? Que peut-on comprendre de ce phénomène sans précédent dans l’histoire de l’Algérie ?
« Nom de Dieu, donnez-nous le divorce »
« Telgou rebna » est l’invective lancée par un journaliste dans une vidéo virale, et reprise par la suite dans la rue par les manifestant.e.s et leurs pancartes. La volonté de briguer un cinquième mandat alors que la santé d’Abdelaziz Bouteflika est plus que précaire, laissant supposer une incapacité profonde à assurer ses fonctions, semble avoir été la goutte de trop dans un vase pour d’aucuns déjà débordant. En dehors des zones acquises au FLN et au Président, dont le Sud et certains milieux ruraux, la rupture entre les citoyen.ne.s et le système politique était déjà consommée. Ces dernières années, la méfiance envers un pouvoir perçu comme prévaricateur, usurpateur et corrompu n’a cessé de croître, à l’image du minaret de la grande mosquée d’Alger, fortement voulue par Bouteflika malgré les critiques diffuses qu’elle a suscitées [1]. La colère s’est mue en désaveu de l’État, donnant lieu à des protestations ponctuelles, renforçant les mouvements civiques et associatifs, investissant les expériences culturelles et artistiques, informelles et militantes. La « société civile » s’est opposée comme elle a pu, chaque frange avec ses moyens : les « stadiers » [2], les chômeurs, les journalistes, les féministes, les intellectuels et les artistes, les Kabyles, la jeunesse à la mobilité et aux horizons interdits, les professionnels ne pouvant exercer leur métier (dans les hôpitaux par exemple) faute de moyens et d’infrastructures adéquates, les habitants menacés par le gaz de schiste, pour ne citer que quelques exemples. Ne parlant pas le même langage et n’identifiant non plus les mêmes objectifs, ces différentes catégories ne sont pas parvenues, avant le 22 février 2019 [3], à se rassembler autour d’une lutte ni d’un imaginaire partagés. Le cinquième mandat, celui de trop pour un Président qui ne s’est pas adressé à la nation depuis 2013, c’est-à-dire un an avant sa quatrième réélection, fournit ce dénominateur commun et transversal. Le contexte démographique et socio-économique y joue sans doute son rôle. L’Algérie est un pays où, selon l’Office national des statistiques (ONS), près 54% de la population a moins de trente ans et plus du 70% est urbaine [4]. La démocratisation de la scolarisation, indépendamment du sexe, a été réussie sur toute (ou presque) la surface du pays de même que l’accès à l’enseignement supérieur a connu un bond considérable ces dix dernières années, touchant désormais un jeune sur 5 ayant entre 20 et 30 ans [5].
Le taux de chômage très élevé au sein de cette catégorie reste toutefois un des problèmes majeurs, contribuant de manière structurelle au rétrécissement, voire à l’anéantissement, des horizons d’avenir. La fin de l’âge d’or lié à la rente pétrolière, garante d’une sorte de stabilité sociale grâce à la distribution d’aides ponctuelles, a imposé un tournant d’austérité. Celle-ci, allant de pair avec l’augmentation du coût de la vie et la chute du dinar sur le marché noir, a amplifié les inégalités et les injustices sociales, creusant davantage l’écart entre le cercle restreint du pouvoir et de ses amis d’une part, et la majorité de gens « sans connaissances » de l’autre. Sur le plan sociétal, les répercussions se sont fait aussi entendre au niveau de la liberté d’expression, de plus en plus menacée.
Dans une atmosphère de restrictions multiples, l’opposition au cinquième mandat, dit le mandat de la honte, devient indéniablement un « texte » [6] commun qui fait brèche. Grâce aux réseaux sociaux, l’indignation jusqu’alors silencieuse ou circonscrite devient audible par le plus grand nombre, à l’échelle nationale. Détournant le contrôle de l’information télévisée et radiophonique, elle se propage d’une catégorie à l’autre, d’une génération à l’autre, d’une ville à l’autre. Les moyens de communication instantanés ont été en ce début de mouvement extrêmement performants, dans le relais, si ce n’est l’émulation, des événements, souvent planifiés sur la toile. De Kherrata (wilaya de Béjaïa) où le 16 février une marche contre le cinquième mandat a rassemblé quelques centaines de personnes, à l’ensemble de l’Algérie, pas plus que deux semaines plus tard, un mot d’ordre fédérateur a été à l’origine de la naissance d’une « communauté imaginée 2.0 ». Avant d’en arriver à cette « Algérie 2.0 » que les militants brandissent, les déclinaisons du « non au 5e mandat » ont connu une connotation locale. Ainsi à Khenchela plusieurs milliers de personnes se sont réunies le mardi 19 février pour manifester contre le président de l’APC (Assemblée populaire communale) qui avait tenu des propos provocateurs à l’occasion de la visite de Rachid Nekkaz, candidat potentiel. Demandant que le portrait géant du Président Bouteflika, disposé à côté du drapeau, soit enlevé du fronton de la mairie, ils ont fini par l’arracher, le piétiner et diffuser la vidéo de cette scène sur les réseaux sociaux. Quelques jours plus tard, le 21 février, la même scène s’est produite à Annaba. Dès le lendemain la colère a fait tache d’huile dans tout le pays et s’est assez rapidement transformée en expression incarnée d’une nouvelle conquête populaire. Depuis, les événements se font écho, les images et les slogans circulent presque instantanément, les manifestations se répandent et se répondent, de plus en plus massives, de plus en plus régulières. À partir du vendredi 22 février, ce ne sont pas seulement Alger et les principales villes de la côte (Oran, Bejaia, Annaba) qui sont concernées, mais également Constantine, Touggourt, Adrar, Tiaret, Relizane, Tizi Ouzou, Bouira et Sétif. D’autres, dont Tlemcen, Skikda, Bordj Bou Arreridj, Ghardaia, se mobiliseront au fil des jours et des actions menées. Entre deux vendredis, des rendez-vous réguliers scandent les semaines : le mardi 26 février, le mardi 3 et le jeudi 5 mars les étudiants descendent dans la rue partout dans le pays, le jeudi 28 février les journalistes, le jeudi 7 mars les avocats, dont un millier environ a marché vers le Conseil constitutionnel. Jusqu’à ce 8 mars de mobilisation historique, qui a vu une population insurgée partager une même émotion, et un même désir, suivis dans les jours d’après par une forte mobilisation : grève générale, manifestations d’écoliers, d’étudiants, d’enseignants, débats citoyens…
Assez rapidement, une question s’est imposée : que peut-il se passer ? Le sens donné à cette question, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, par les manifestant.e.s ou par leurs observateurs, dans les plateaux télé ou dans les échanges amicaux, n’est pas toujours le même. Si l’interrogation exprime l’incertain à venir, ses contre-champs sont divers et diversement investis : désenchantement enraciné à l’égard du politique ne laissant aucun espace à l’espoir du changement ; inquiétude quant à une éventuelle explosion de violence qui ramènerait le pays plus de vingt ans en arrière ; réjouissance pour l’extension des champs des possibles [7]. L’opacité d’un système hanté par la puissance à la fois politique, économique et symbolique ne donne pas d’indices suffisamment clairs pour se risquer à un pronostic sérieux [8]. Chroniqueurs et spécialistes ont assez rapidement émis plusieurs hypothèses sur l’issue de la crise, alors que les journalistes de terrain actualisent presque au fil des heures les scénarios qui pourraient se présenter en décortiquant la moindre indication que le pouvoir laisse filtrer. Le « système », quant à lui, semble naviguer à vue, réajustant son jeu de façon parfois déconcertante. Sa dernière sortie, au moment où j’écris ces quelques notes constamment mises à jour, est la déclaration d’Ahmed Gaïd Salah affirmant que l’armée et le peuple partagent un même horizon d’avenir, suivie par une lettre datée du 11 mars par laquelle Bouteflika annonce l’organisation d’une conférence nationale et le report des élections, auxquelles il ne sera pas question qu’il se présente. À condition de ne pas tomber dans une lecture purement complotiste qui attribuerait au « système » un contrôle absolu des faits, la réalité est qu’on ne saura pas ce qui peut se passer, tant que ce ne sera pas passé. Alors plutôt que de sonder le futur, que de se demander avec une soif téléologique si c’est ou ce n’est pas une révolution, et le cas échéant si elle a été spontanée ou pilotée, mieux vaut s’en tenir aux quelques éléments stables qui nous viennent de la rue. Laissons-nous porter par les images, les slogans, les écrits et les pratiques pour esquisser une ethnographie synchronique et circonstancielle.
Prendre la rue : un rêve de libération
Malgré un lendemain incertain, ce qui est en cours est extraordinaire à plus d’un titre [9]. D’abord du point de vue de l’investissement de la rue et de sa charge politique. À l’exception peut-être d’Oran, la ville « espagnole », en Algérie – et à Alger en particulier – l’espace public suscite la retenue. La mémoire des chars d’octobre 1988 et de la marche réprimée dans le sang en juin 2001 est là. Quadrillé par la police, l’espace public suppose une discipline codifiée aux corps, soumis à des contraintes de genre et de génération. Les femmes sont censées se retirer avant la tombée de la nuit et, pendant la journée, éviter les recoins et les stations (marches, bancs, parcs) surtout si elles sont seules. La pratique urbaine se rapproche davantage du passage que de la fruition, même si depuis quelques d’années les terrasses de café se développent et se féminisent, au centre-ville et dans les quartiers les plus prisés. Ce n’est que pendant le mois de Ramadan que la ville s’éveille tardivement et déploie un accueil festif y compris pour les femmes. Une foule joyeuse, en liesse, on n’en avait l’expérience qu’à l’occasion des célébrations des victoires de l’équipe nationale pendant la coupe du Monde de 2009. Autrement, il faut remonter à 1969, à l’époque du Festival Panafricain, et plus loin encore à 1962, à la libération.
Depuis le 22 février, force est de constater que des millions de personnes, tous âges confondus, ont investi la rue sans désordres ni débordements notables à l’exception de quelques échauffourées en marge des cortèges, intervenues en fin de mobilisation, et qui ont causé le 1er mars la mort de Hassane Benkhedda [10]. Les descriptions s’accordent à présenter des manifestations pacifiques. La menace d’une dérive sanguinaire utilisée par le pouvoir comme stratégie usuelle pour alimenter la peur d’une population marquée à vif par la guerre civile n’a pas, cette fois-ci, atteint son objectif de dissuasion. Au Premier ministre Ahmed Ouyahia affirmant à l’APN (Assemblée populaire nationale) le 28 février qu’« en Syrie, tout a commencé par une rose et s’est terminé par un bain de sang », au secrétaire général de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens) Abdelmadjid Sidi-Saïd qui le 24 février réaffirme son soutien à la candidature de Bouteflika en mettant en garde la nation contre un retour « aux années de sang », la rue répond qu’en Algérie ça n’a pas commencé avec des roses, mais avec du « cachir » [11], saucisson hallal distribué dans des sandwichs lors des meetings FLN, devenu symbole de la corruption électorale. En continuant à scander « silmiyya, silmiyya » (« pacifique, pacifique »), la foule reprend le slogan utilisé en 2001 au moment du printemps noir, « djibou el BRI, ou zidou essaîqa » (« ramenez la Brigade, et aussi les commandos »), pour signifier qu’elle ne reculera pas face à l’énorme dispositif sécuritaire déployé. Il y a là une leçon importante qui vient des manifestant.e.s : contrairement aux intimidations répétées, le chaos ou la violence ne sont pas la seule issue, ni ne sont structurellement, voire culturellement, associés à la société algérienne, contrairement à ce qu’ont longtemps laissé entendre des observateurs, le plus souvent occidentaux. Une grande partie des femmes et des hommes qui ont donné corps au surgissement démocratique du 22 février sont né.e.s pendant la guerre civile. La violence, même lorsqu’ils ne l’ont pas connue directement, les a accompagné.e.s dès leur plus jeune enfance. La peur les a bercé.e.s. S’en défaire, voire ne même plus se poser la question, marque un formidable tournant générationnel et historique. Pour la classe de la fin des années 1990 et du début des années 2000 (dominante si l’on considère que les moins de 15 ans représentent 29,7% de la population globale, tandis que les moins de 30 ans sont plus de la moitié des Algérien.ne.s), la peur avait déjà cessé d’être le mode de relation dominant au monde, à l’État, aux autres et à soi. « Vous allez vous confronter à une génération qui vous connaît bien et que vous ne connaissez pas du tout » [12], dit cette génération au pouvoir. Pour la société dans son ensemble, si la peur ne peut peut-être pas être évacuée, tant il est vrai que les inquiétudes de celles et ceux qui ont connu la décennie noire sont palpables, elle semble dans les circonstances actuelles ne plus être paralysante. Le tournant est ainsi historique, et non seulement générationnel, en ce qu’il montre une amorce de « guérison du passé » [13].
L’enthousiasme se lit dans la beauté de ces visages rayonnants qui partagent le « bonheur » – terme employé par les manifestants eux-mêmes – d’exprimer librement leurs opinions, leurs souhaits, leurs désirs.
Le sourire de la journaliste Daikha Dridi, arborant deux fanions aux couleurs du drapeau en guise d’ailes, qui tient une affiche où est écrit en arabe « Je vole de bonheur » en une illustration parmi tant d’autres. Dans cette « révolution joyeuse » et familiale (la présence des enfants est à souligner), l’enthousiasme s’est allié avec l’humour dans des combinaisons délicieuses, telle par exemple la réponse fraîche aux jets d’eau de la police pour disperser les étudiants le 5 mars – « zidoulna shampoing w nwellou labes » / « ajoutez-nous du shampoing et on sera bien » – ou encore la dénonciation, sur le mode de la dérision, des inégalités qui sévissent dans le pays, dont le Club des Pins est un symbole : « Summer is coming, libérez Club des Pins ! » L’enthousiasme transpire également des échanges, présentiels ou virtuels, avec et entre les ami.e.s et collègues algérien.ne.s, fébriles, du moins jusqu’à la déroutante lettre de Bouteflika du 11 mars.
Il se dégage avec une force unique des marches et des autres moments collectifs de même qu’il en travaille les coulisses : les appels à se retrouver, à débattre, par exemple devant les marches du TNA (Théâtre national d’Alger) où artistes et citoyens lambda réfléchissent ensemble ; les préparatifs chez les uns ou les autres pour écrire des pancartes, trouver des nouveaux slogans, poussant toujours un plus loin l’élan de la créativité ; l’insurrection poétique et la mémoire des grands auteurs algériens qui s’imposent sur la toile ; les post-it collés par centaines place Audin à Alger. L’écrivain Samir Toumi marque sur son mur facebook le 1er mars : « En 2013 j’ai écrit ‘Alger, le Cri’. Aujourd’hui, en 2019, c’est ‘Alger, la Parole !’ une PAROLE collective, précise, et construite ». L’enthousiasme est aussi le moteur qui a poussé des Algérien.ne.s en France à prendre l’avion pour aller marcher à Alger ces derniers vendredis, dans le but de ne pas manquer ce tournant historique et de contribuer à faire barrage ensemble.
Le respect est une dimension ultérieure du mouvement, largement reprise et soulignée par journalistes, chroniqueur.se.s et intellectuel.le.s. Au mot d’ordre « silmiyya » s’en est en effet très vite ajouté un autre : « hadhariyya » (civilisés), adressé aux présents comme une sorte d’injonction. Il s’articule principalement en deux volets : le souci de l’environnement et le bon déroulement des manifestations. Les images des gens nettoyant sac-poubelle à la main les rues en fin de journées sont devenues tellement emblématiques que l’on se demande si le message ne serait pas aussi une incitation au grand ménage politique. Il est par ailleurs à noter que les organisateurs des rassemblements de soutien à Paris, place de la République, ont incité à suivre le bon exemple des compatriotes au pays, distribuant à la foule de quoi nettoyer le sol.
Le deuxième aspect porte sur le bon déroulement des manifestations, ce qui implique le respect des biens matériels (vitrines, voitures, magasins) ainsi que des personnes. La société au nom de laquelle une foule massive s’est mobilisée a été protégée du débordement de la colère. Au même titre que l’espace public, les commerçants et leurs boutiques, en ce qu’ils représentent une société de consommation qui n’est pas accessible à tous, n’ont pas été rejetés de l’autre côté du front. Un respect profond a ressemblé les citoyens sans les opposer. La classe sociale, le sexe, l’âge, la pratique religieuse n’ont pas été des facteurs d’exclusion ni de retranchement. La rue a accueilli indistinctement des femmes et des hommes, sans que ces derniers manifestent un quelconque rapport de pouvoir sur les premières. Pas de harcèlement, pas de domination, pas de machisme déplacé le temps des rassemblements. L’impression qu’on a en parcourant ce qui est en train de devenir les archives visuelles de « cette révolution joyeuse » est que le respect dont les manifestant.e.s ont fait preuve porte à son tour la demande d’être respecté.e.s. Cette exigence d’en finir avec la hogra s’est exprimée dans la revendication de « karama » (dignité) qui est apparue de plus en plus ouvertement au fur et à mesure de la maturation politique du mouvement, ne pouvant pas aujourd’hui se résumer au « non au 5e mandat ». Ce n’est sans doute pas un hasard si la marche du 8 mars a été baptisée « marche de la dignité ».
La fraternité est une des émotions politiques les plus fortes du surgissement populaire initié le 22 février. Et cela d’autant plus que le fratricide a été, selon la psychanalyste Karima Lazali, le mode et l’expression du politique en Algérie [14]. Force est de constater que la « déferlante démocratique » a introduit une nouvelle grammaire sociale, dont l’instabilité actuelle ne permet pas encore d’en évaluer l’enracinement. Cette nouvelle grammaire sociale est d’abord réifiée dans la relation apaisée aux forces de l’ordre, icônes par excellence de la violence étatique dans son double volet de répression physique et d’humiliation psychique. « Police dialna, khawa khawa » (La police est des nôtres, nous sommes frères) ou encore « djeich chaab, khawa, khawa » (l’armée et le peuple sont frères) scandent les voix de la protestation, pour souligner, tel un vœu, le lien qui est censé unir le peuple et la police. Les applaudissements, les youyous, les sourires vers les rangs d’agents en tenue anti-émeute participent de ce tournant générationnel et historique évoqué plus haut. La solidarité fraternelle porte plus globalement les citoyen.ne.s (manifestant.e.s ou pas) jusque dans leurs moindres attentions : lancer des bouteilles d’eau des balcons, disposer du vinaigre sur les comptoirs de café, diffuser des conseils sur internet pour mieux réussir les marches, aider sa voisine ou son voisin à retrouver ses chaussures après des bousculades.
Pacifisme, enthousiasme, respect et fraternité ont radicalement transformé ce qu’on peut faire de et dans l’espace public. La photo, devenue virale, de la jeune danseuse, Melissa Ziad, sur ses pointes devant un drapeau tricolore ne saurait à ce propos passer inaperçue. Dans un pays où toute photo en extérieur est suspecte en ce qu’elle représente une atteinte potentielle à la sécurité nationale, où les cinéastes sont soumis à une autorisation officielle pour filmer dans la rue, ce cliché consacre la rue comme scène de création. D’une incontestable beauté, il lui rend hommage et en fait un symbole. En tant que performance, il devient une allégorie de la puissance de la protestation. Sa non spontanéité renforce encore plus la spontanéité réclamée du mouvement populaire. Cette photo en traduit l’élan, en même temps qu’elle en fixe l’origine. Elle rappelle que le surgissement est né dans la rue, certes grâce à un travail militant de longue haleine menée en amont par les associations, les partis d’oppositions, les intellectuels, les artistes.
Le tournant générationnel et historique réside proprement dans le fait collectif de prendre la rue. Comme le montrent les innombrables images qui constituent le texte de ces dernières semaines, plus pugnaces que toute chronique écrite, les manifestant.e.s se sont approprié.e.s le désir d’en faire un lieu de subversion politique et esthétique. Et en y amenant leurs enfants, un lieu d’avenir. La « prise de la rue » de février 2019 marque donc un avant et un après, ne serait-ce qu’en accélérant les transformations déjà initiées au niveau, par exemple, de la libre occupation genrée de l’espace public. Le corps insurgé, avec sa beauté recherchée et célébrée, est au centre de cette libération. Dans la traduction de la colère en élan, ce corps insurgé a par ailleurs indéniablement acté une imagination créatrice. Celle-ci inaugure des nouvelles pratiques, tel le post-it comme espace d’expression participative et des nouvelles perspectives d’engagement, dont le « rêve ». « Je rêve » est précisément l’intitulé d’une campagne lancée par les internautes algériens sans doute en écho à la banderole qui avait était accrochée sur un mur par des jeunes en Kabylie au moment des législatives de 2017 et qui s’est remise à circuler en ce début de mouvement : « Nos rêves n’entrent pas dans vos urnes ». Dans cette campagne, une phrase d’Amin Khan m’a particulièrement frappée : « Tu rêves de la chair de ce pays où les chemins ne s’ouvrent qu’à peine » écrit-il. Elle résume, me semble-t-il cette émotion charnelle face à la construction fragile d’un corps collectif qui s’invente tout en se protégeant.
Quoi qu’il advienne à présent, « rien ne sera plus pareil » s’accordent à dire les entrepreneuses et les entrepreneurs de cette libération incarnée. Libération qui est d’abord inscription de l’individu dans une communauté élargie et imaginée, non plus seulement familiale, locale ou territoriale. Alors que par une politique d’écrasement de la volonté populaire, édulcorée par le sur investissement des emblèmes nationaux (le drapeau, l’hymne, la légende révolutionnaire), tout sentiment d’appartenance collective a été confisqué, on assiste depuis le 22 février à sa renaissance. « Chaab », le « peuple », est rapidement devenu le sujet et l’objet même du mouvement. Les slogans n’étonnent guère, du plus connu et plus ancien « Un seul héros, le peuple », leitmotiv de l’indépendance en 1962, à la mention réitérée de l’article 7 de la constitution qui établit la souveraineté populaire, en passant par la formule « nul ne peut arrêter un peuple sur le chemin de son destin » ou par le clip « Aujourd’hui, le peuple libérera l’Algérie ! ».
Faire nation, patriotisme et histoire
Après des décennies d’éclatement, de repli sur soi, de surveillance accrue, de paix sociale achetée par des mesurettes destinées à segmenter toujours plus le corps social, le commun refait surface avec une force pour l’heure fédératrice. Brisé par la guerre civile, par le « qui-tue-qui » [15] et en amont par la colonisation, il sort de ses chasses-gardées – la famille, le quartier, le stade – et se fait Nation. Le monde des « stadiers » et de leurs clubs mérite un arrêt, tant il est vrai qu’il a été un des socles du surgissement. Ghania Mouffok écrit que les supporteurs ont dû réinventer « un langage pour exiger que la Loi soit respectée » [16], devenant en quelque sorte une tribune d’expression et de dénonciation politique d’un système étouffant, qui humilie la jeunesse. Jusqu’à présent marqué par une exaltation de la virilité et de la débrouille, dont l’héroïsation des harragas n’est qu’un aspect, ce langage était l’apanage d’un collectif restreint aux frontières genrées et générationnelles : le club, ou tout au plus les hommes, plutôt jeunes, du quartier. Depuis le 22 février, « La casa del Mouradia » (le chant 2018 des supporteurs de l’USMA : Union sportive de la médina d’Alger) est repris par l’ensemble des manifestant.e.s, devenant un des hymnes du mouvement. Du stade à la rue, d’Alger aux autres villes, d’Algérie à Paris ou Marseille, on assiste à une montée en puissance d’un collectif qui déborde largement le stade. Cela concerne également les slogans traditionnellement kabyles – « ulaç smah ulaç » (« pas de pardon ») ou encore « pouvoir assassin » – faisant désormais partie du répertoire national. Dans les villes algériennes, dans les principaux centres de la diaspora, sur la toile, les manifestant.e.s ont conscience de lutter ensemble et que les mots d’ordre de la lutte évoluent au fil des jours : de l’opposition au mandat de la honte à la transition démocratique en passant par la revendication de la « chute du système », reprise évidente du slogan phare des révolutions arabes.
La fierté d’appartenir à une communauté qui se relève contre la hogra, depuis des décennies d’autoritarisme ayant piétiné la souveraineté populaire dans toutes ses expressions est, à mon sens, ce qu’il faut retenir. Relayé dans des centaines de murs virtuels, le tag « pour la première fois, je n’ai pas envie de te quitter mon Algérie » exprime cet attachement patriotique retrouvé. Le temps est au rassemblement, au-delà des clivages qui ont traversé et continuent de sévir dans la société. La mise en garde contre toute récupération, venant aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, a commencé à se frayer un chemin discrètement, quelque temps après le début, s’accélérant au moment de la dernière déclaration de Bouteflika.
Dans ce temps de retrouvailles, il a surtout été question de renouer, collectivement et activement, avec un passé « volé ». Brandir « Un seul héros, le peuple » est une manière de s’inscrire pleinement dans un récit révolutionnaire, qui était devenu faible et s’était sclérosé en une forme de langue de bois captée par le régime. De même, la référence qui est faite dans la rue ou sur la toile aux moudjahidin (combattants) et aux chouhada (martyrs) de la lutte anticoloniale se charge d’un tout autre sens que celui, rhétorique, de la propagande du régime, où combattants et martyrs sont convoqués pour remiser le présent dans l’interdit du futur. Paradoxalement, revenir à ce « passé glorieux » est une démarche d’avenir, porteuse d’un référentiel commun pour celles et ceux qui défilent aujourd’hui, accompagné.e.s de leurs jeunes enfants, ayant pour beaucoup à peine connu la décennie sanglante, dont les parents sont nés au lendemain de la libération ou tout au plus pendant la guerre. La référence aux héros de la nation qui est proposée aujourd’hui dé-sature leur mémoire, instrumentalisée par le pouvoir pour mettre sous tutelle tout un peuple et lui ôter l’espace du politique, apanage de la seule famille révolutionnaire. Or, dans un mouvement générationnel inversé, les aîné.e.s sont rendu.e.s vivant.e.s. Ils/elles sont célébré.e.s en tant que sources d’inspiration et non plus investi.e.s d’un hommage formel. Ainsi, ce peuple, rendu illégitime au nom de sa jeunesse ne lui permettant pas de se réclamer d’un vécu révolutionnaire, réactive une filiation et s’approprie une histoire de laquelle il a été écarté. Il se joue là une « prise de la Révolution », arrachée des mains de ceux-là mêmes qui l’ont faite et qui se sont imposés comme ses uniques « ayants droit ». En ce temps de réappropriation mémorielle, des figures longtemps effacées voire bannies, comme par exemple celle de Messali Hadj, retrouvent leur place. Le court-circuitage du passé et du présent que l’on peut entendre dans les slogans ou observer dans les visuels des banderoles n’est toutefois pas inédit. Le détournement du répertoire national ainsi que la relecture du roman révolutionnaire sont des phénomènes plus anciens, que l’on retrouve par exemple dans la reprise d’une formule comme « harraga chouhada » déjà investie par les « stadiers » et plus globalement par les couches moins aisées de la population. Le caractère novateur, y compris dans l’actualisation de cette formule et de ses variantes, réside me semble-t-il dans l’usage de la Révolution comme temporalité historique à laquelle se raccorder en demandant à ses usurpateurs, qui s’en sont servis comme gage de leur pouvoir, de se retirer. Le rassemblement devant le siège de l’APC à Khenchela, le 19 février, le montre bien : la gigantographie de Bouteflika n’a plus lieu d’être à côté du drapeau algérien. Le slogan « Djoumhouria, machi mamlaka » (« L’Algérie c’est une république, pas une monarchie ») vient justement rappeler cette dérive autoritaire ayant « monarchisé » le pouvoir et offensé la mémoire « glorieuse » de la patrie. La demande d’une Algérie libre et démocratique est effectuée en revenant aux fondements, au trésor perdu de la Révolution, dont restent pour les nouvelles générations moins les faits que les valeurs et la force de la victoire. La reprise des slogans du passé – de la guerre d’indépendance au printemps noir de 2001 (« ulaç smah ulaç ») en passant par octobre 1988 (« Djazair, houria democratia » / « Algérie, libre et démocratique ») – laisse supposer qu’une nouvelle chronologie est en train de s’écrire. La mise en parallèle des dates (« mars 1962 : l’indépendance en marche, mars 2019 : la démocratie à l’horizon » ou encore « 1945, 1954, 1961, 1963, 1980, 1988, 1991, 2001, c’était mes aînés, 2019 je suis là demain allo ») permet quant à elle de revoir le calendrier révolutionnaire, désacralisant le « sanctuaire 1962 » – à noter que 1962 est absent de la chronologie – et permettant aux descendant.e.s de retrouver leurs ancêtres.
Au moment de conclure, force est de rappeler que la situation continue d’évoluer depuis le 16 février, tant du côté du peuple, qui appelle à une nouvelle marche vendredi 15, que des ruses du système pour faire face. Nul ne sait si les Algérien.ne.s sont en train de vivre une nouvelle révolution ou de parachever la leur. Nul ne sait si le processus de transition sera réellement démocratique ou pas. Un rétrécissement du champ des possibles inauguré par la double prise de la rue et de la Révolution est probablement inévitable. Mais reste pour l’instant secondaire. À présent, ce qu’il faut noter – et veiller à inscrire dans l’histoire – c’est que de la rue et de la toile s’est levé un nouveau texte social : enthousiaste, respectueux, fraternel et patriotique. Ce texte désamorce l’expérience répandue depuis la guerre civile qu’« on ne peut plus faire confiance » et ouvre ainsi un nouvel imaginaire collectif. Pour cela, 2019 est une libération populaire, à défendre des dérives populistes.
Giulia Fabbiano, « À l’écoute de l’Algérie insurgée »,
La Vie des idées
, 19 mars 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/A-l-ecoute-de-l-Algerie-insurgee
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[1] La grande mosquée d’Alger est la plus grande d’Afrique et la troisième du monde, après celles de La Mecque et de Médine. Son minaret s’élève à 267 mètres est le plus haut du monde. Le coût final de l’opération n’est pas officiellement connu. En 2016, avant la fin des travaux, il était estimé à 2, 2 milliards de dollars et censé augmenter considérablement, voire doubler. Le budget initial de 900 millions de dollars aurait permis la construction de 22 CHU. Cf. Adlène Meddi, « Algérie : l’incroyable mosquée de Bouteflika », Le Point, 17 février 2018.
[2] « Stadiers » est le terme couramment employé en Algérie pour désigner les supporteurs de foot.
[3] En 2011, dix ans ou plus après la fin de la guerre civile, dix ans tout juste après le « printemps noir » dont la violente répression a fait 126 morts, les dits « printemps arabes » avaient suscité plus d’inquiétude que de mobilisation.
[4] Cf. Fatma Oussedik, « Un peuple de trois millions de personnes dans les rues des villes du pays : Qui sommes-nous ? », El Watan, 7 mars 2019.
[5] Cf. Jean-Baptiste Meyer, « Les étudiants algériens, clés du changement », The Conversation, 7 mars 2019.
[6] Je reprends le terme « texte » à Clifford Geertz qu’il l’utilise pour définir de la « culture » comme un ensemble signifiant de signes agencés dans une configuration lui donnant du sens qu’il faut (savoir) lire pour comprendre.
[7] Salah Badis, « Les Algériens ont brisé la barrière de la peur », Le Monde, 26 février 2019.
[8] À signaler la parution cette semaine de l’ouvrage de Thomas Serres, L’Algérie face à la catastrophe suspendue. Gérer la crise et blâmer le peuple sous Bouteflika (1999-2014), aux éditions Karthala.
[9] Précisons que si l’ampleur des manifestations est inédite, tout comme sa régularité, il ne s’agit aucunement de la fin d’une longue nuit, ce qui rend inapproprié l’usage du terme d’« éveil ».
[10] Fils de Benyoucef Benkhadda, premier président à l’indépendance du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne).
[11] Les transcriptions respectent celles des pancartes et de la presse algérienne francophone.
[12] Texte d’une pancarte du vendredi 08 mars, dont la photo est devenue virale.
[13] Salah Badis, « Les Algériens ont brisé la barrière de la peur », Le Monde, 26 février 2019. Voir aussi Malika Rahal, « Dans ces espoirs que l’on veut contenus se lit toute une expérience historique », Le Monde, 03 mars 2019 et Nedjib Sidi Moussa, « La révolution algérienne a-t-elle vraiment commencé ? », The Conversation, 04 mars 2019.
[14] Karima Lazali, Le trauma colonial. Enquête Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, Paris, La Découverte, 2018.
[15] L’expression « qui-tue-qui » remonte à la guerre civile pour signifier la connivence de l’État dans les violences et les assassinats de civils.
[16] « La vie oui, la mort non, dʼelle aussi y en a... », post facebook du 03 mars 2019. Voir aussi Fahim Djebara, « Algérie : les supporteurs de foot, fer de lance de la contestation », Le Monde, 07 mars 2019.