Ce livre est un des tout premiers gros essais rédigés en français sur la construction de la race dans les arts des Lumières. Il a d’abord le mérite de questionner notre regard : contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’« Africain » est un motif omniprésent dans l’art des métropoles impériales du XVIIIe siècle. Mais c’est un motif qui assigne et invisibilise les Noirs, bien avant que les discours et les musées ne les neutralisent ou ne les fétichisent à l’heure du tabou colonial.
La méthode suivie par Anne Lafont déjoue les pièges propres à l’histoire des minorités : au lieu de raconter la « montée » d’un proto-racisme pour démontrer (et dénoncer) la stabilité de ses formes, l’auteure cherche à historiciser précisément – et d’autant plus implacablement – le processus buissonnant, discontinu et assez tardif de racialisation, dont les formes visuelles sont non seulement un vecteur, mais un laboratoire. Anne Lafont échappe aussi aux conceptions classiques de l’histoire de l’art ou de l’histoire des représentations, qui isolent ou hiérarchisent les images sans lien avec leur visibilité, ou les réduisent à des illustrations. Le point de vue transnational contribue quant à lui autant à défaire les romans nationaux et impériaux qu’à éviter les globalisations surplombantes. À rebours des thèses sur l’autonomie de l’art, Anne Lafont traque de manière passionnante la responsabilité des images dans la naturalisation de la différence raciale, mais aussi sexuelle et sociale, qui suivent des trajectoires souvent voisines.
Politiques du dessin
Dans le premier chapitre, consacré à l’« art de la blancheur », l’historienne montre que le motif du jeune page noir apparaît avec les premières politiques de ségrégation par la couleur dans les colonies américaines : exécuté en 1682 par Pierre Mignard, le portrait de la duchesse de Portsmouth, dont la blancheur est soulignée par la présence d’une jeune noire, précède d’un an les mesures fiscales visant les non-Blancs aux Antilles (1683), et de trois ans la mise en place du Code Noir (1685). Dans les arts graphiques, les Noirs sont réduits à des attributs sociaux, leur couleur ne prenant valeur que pour faire contraste avec la blancheur du sujet principal. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la relégation du Noir ou du sang-mêlé ne vient plus seulement des stratégies de distinction poursuivies par les catholiques et les nobles depuis la fin du XVe siècle : le préjugé de couleur participe désormais d’une nouvelle logique, plus radicale, de racialisation. Les discours contemporains sur l’art participent de ces dynamiques : « Le blanc [sert] à exprimer la lumière et le noir [à en] exprimer la privation », affirme le célèbre amateur Claude-Henri Watelet, justifiant la soumission des Noirs en les assignant à une obscurité qui, dans le langage des Lumières, est l’autre nom de l’obscurantisme. Le clair-obscur n’est donc pas seulement une esthétique : c’est aussi une politique de la suprématie blanche, au sein d’empires exposés aux nombreux métissages.
Vus comme les preuves d’une dégénérescence de la blancheur (on aurait peut-être ici attendu un dialogue avec les thèses récentes de Claude-Olivier Doron [1]), les albinos et « Nègres-pie » (atteints d’albinisme partiel) suscitent alors une curiosité dont Anne Lafont retrace les enjeux. Ces pages témoignent de l’œuvre réparatrice d’une histoire capable d’être prudemment empathique, probante et engagée. En démontant les dispositifs coloniaux concupiscents qui maltraitent le corps de Geneviève, jeune dominguoise albinos, l’historienne ne peut désactiver la violence des images, mais permet de percevoir son existence par-delà les écrans de l’art colonial. Elle transmet ainsi les outils d’une possible réappropriation. Cette démarche nuancée et réflexive lui permet d’éviter les fâcheuses imprudences commises par le livre Sexe, race et colonies : insuffisamment mises à distance, les images coloniales peuvent continuer d’exercer une forme de violence [2].
Un tournant visuel des sciences de l’homme ?
Dans le chapitre 2, Anne Lafont montre que la banalisation des stéréotypes raciaux est principalement véhiculée par les images scientifiques des Lumières. Bien connues, les séries horizontales de profils de Pierre Camper dégagent des formes immuables des caractères, définis par la mesure de l’angle facial. Mais il ne s’agit encore en 1768 que de montrer les transformations d’une espèce dont Camper, trop souvent présenté comme un des pères de l’anthropologie raciale, ne conteste pas l’unité. Il faut donc porter le regard plus loin, vers 1804, si l’on veut situer le tournant raciste de la culture visuelle occidentale. Alors que dans les Caraïbes, les anciens esclaves célèbrent l’indépendance d’Haïti, dans la métropole française, la dissolution de la Société des Observateurs de l’Homme, fondée dans le sillage des utopies universalistes du Directoire, entérine le virage fixiste et différencialiste de l’observation anthropologique : guidés par les instructions de Cuvier leur demandant de prêter attention à la « saillie du museau » ou à la « forme des orbites » des « Naturels » (les Aborigènes de Nouvelle-Hollande, actuelle Australie), les dessinateurs de l’expédition Baudin dans les terres australes (1800-1804) esquissent les bases d’une anthropologie visuelle qui ne repose pas sur l’objectivité du croquis « d’après nature », mais sur l’interprétation raciste qu’ils en font. Une interprétation biaisée par la volonté d’isoler des caractères propres et de définir la grammaire visuelle de ce qui allait devenir la craniométrie. Ce tournant est tardif par rapport aux autres histoires de la racialisation. Et selon Anne Lafont, rien n’est encore joué. Ce ne sont pas les images réalisées sur le terrain qui posent problème, mais bien leurs reproductions postérieures. Retouché en 1824 par Jacques-Gérard Milbert, le portrait de Mororé initialement réalisé par Nicolas Martin Petit (1802-1803) est devenu une planche d’anthropologie accumulant les stéréotypes racistes. Le souhait de Cuvier, selon lequel un « Nègre » ne peut être représenté comme un simple « Blanc barbouillé de suie » (p. 117), est alors pleinement réalisé.
Révolutions et droit à la représentation
Toutefois, les Lumières sanctionnent à la fois l’apogée de la traite et la montée des critiques anticoloniales, l’aggravation des ségrégations de couleur et l’essor de l’abolitionnisme. Les chapitres 3 et 4 s’attardent sur cette période contrastée. Marquée par les révolutions atlantiques de la fin du siècle, elle semble promettre aux gens de couleur un nouveau droit à la visibilité et à la représentation. Des artistes comme Carmontelle ou Maurice Quentin La Tour réalisent des portraits d’hommes noirs qui échappent à la réification et à la sujétion. Mais la brèche est étroite : seuls quelques visages percent le brouillard des millions d’anonymes, comme celui, fier, du député Jean-Baptiste Belley, exposé par Girodet au Salon de 1797, ou celui de Yarrow Mamout, par Charles Willson Peale (1819). Car les révolutions sont aussi un temps d’invisibilisation des minorités exclues de la nouvelle citoyenneté : Anne Lafont montre comment l’Insurgent afro-amérindien Crispus Attucks, une des premières victimes du Massacre de Boston (5 mars 1770) est effacé des premières gravures de l’événement. Sauf exceptions, l’héroïsme révolutionnaire atlantique est blanc et masculin, comme le confirme le sort de Toussaint-Louverture, « héros sans image » (p. 211). Anne Lafont s’y étend assez peu, et pourtant, les Noirs développent d’ailleurs de nombreuses stratégies pour échapper aux stigmates auxquels les expose leur couleur de peau.
Le carcan visuel des gravures en noir et blanc stimule aussi l’art du camouflage. Ainsi, Moses Williams, esclave affranchi au travail, déguisé en Indien dans le musée de Philadelphie de Charles Willson Peale, réalise sa propre silhouette en ombre chinoise grâce au physionotrace qu’il est censé manier pour la clientèle : un geste d’appropriation grâce auquel le technicien « découpeur de profils », choisit de faire passer son identité professionnelle avant son identité raciale, le fond noir du profil maquillant de fait sa couleur de peau [3].
Le Noir, objet du décor
Le chapitre 5 confirme la dignité que les études visuelles ont fait gagner aux arts décoratifs. Le motif de l’« Africain » ou du « Nègre » envahit les intérieurs aisés des métropoles atlantiques qui profitent à plein de la traite. Par son exotisme, il donne même une valeur marchande au mobilier du premier capitalisme colonial (p. 254). Exposées comme signes de distinction dans les scénographies domestiques ou boutiquières, ces « africaneries » peu connues forment pourtant le pendant africain de l’Orientalisme : détachés de leur contexte, intégrés au « théâtre des objets » de la mondanité des Lumières [4], ces motifs sont des trophées d’autant plus puissants qu’ils sont neutralisés comme objets du mobilier. Toutefois, les tapisseries et services à porcelaine contribuent parfois à diffuser d’autres images : Anne Lafont rappelle que l’esclave à genoux qui deviendra l’emblème des abolitionnistes britanniques et français est à l’origine un sceau créé par Josiah Wedgwood, entrepreneur en faïence et porcelaine. Une dualité présente dans le dernier chapitre, qui montre que si les images du XVIIIe siècle légitiment les violences coloniales, elles participent aussi parfois à sensibiliser le public à l’abolition, comme les illustrations du chapitre 19 de Candide ou celles de William Blake sur la répression des esclaves de la Guyane hollandaise (1772-1774).
Le pouvoir des formes en question
À l’égard des Noirs et de leur accès à la représentation, les Lumières, qu’Antoine Lilti invite à relire sous le jour de leurs ambivalences au-delà des bilans à charge ou à décharge [5], auront donc été pour le moins « paradoxales », comme le souligne elle aussi Anne Lafont dans sa conclusion. Ces paradoxes des Lumières, par ailleurs déjà soulignés par beaucoup de travaux anglophones liés aux Black ou African-American Studies [6], auraient peut-être pu davantage servir de fil rouge pour clarifier le propos : les redites et les retours de cette narration, tirée d’un travail académique, sont la contrepartie de la volonté d’introduire du doute et de la complexité face au rouleau-compresseur téléologique des romans nationaux – mais elle engendre aussi sa part de confusion. Stimulant, héritant des travaux montrant le rôle des images scientifiques des Lumières dans la recherche d’une (introuvable) objectivité naturalisant les phénomènes construits [7], le second chapitre se prête le plus à la discussion. Habituée à lutter contre le quasi (et trompeur) monopole des documents écrits dans les corpus des modernistes, Anne Lafont surestime et isole probablement le pouvoir des formes et de la culture visuelle dans la définition d’une pseudo-science raciste, ainsi que le crédit dont elles disposent dans les politiques impériales – un crédit trop peu vérifiable, faute de mener l’enquête aux échelles impériales et transnationales sur leurs circulations et usages précis.
Attentive à déconstruire les catégories raciales des empires occidentaux, l’autrice oublie au passage d’abandonner l’usage du qualificatif « anglo-saxon », pourtant issu de l’anglo-saxonnisme du XIXe siècle : une idéologie notamment propagée par les nationalistes britanniques et états-uniens affirmant l’existence et la supériorité de la race saxonne. Le livre écarte enfin les puissants modèles visuels de fabrication trans-impériale de la race que sont les peintures de caste de l’empire espagnol [8]. Ces discussions ne font pourtant que refléter l’impressionnante ampleur d’un ouvrage qui permet au public francophone d’accéder à des questionnements banalisés depuis longtemps dans le monde anglophone. Membre du comité scientifique de l’exposition « Le modèle noir. De Géricault à Matisse », présentée au Musée d’Orsay en 2019 , Anne Lafont montre ici qu’il est possible de décoloniser le regard sur l’art, sans renoncer à tenir les fils d’une possible histoire commune, entre hier et aujourd’hui.
Anne Lafont, L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Dijon, les presses du réel – Œuvres en société, 2019. 476 p., 32 €.