Recherche

Recension Politique

À droite toute ?

À propos de : Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités, Puf


par Gwendal Châton , le 15 janvier


Télécharger l'article : PDF

La France vire-t-elle à droite, comme on l’entend partout ? Tout dépend de ce qu’on nomme droitisation, explique V. Tiberj, car ce sont les valeurs de gauche qui, aujourd’hui, semblent avoir la préférence.

Le spécialiste de sociologie électorale Vincent Tiberj nous propose, avec son dernier ouvrage, une belle mise en pratique du célèbre axiome durkheimien selon lequel il faut rompre avec les prénotions. Il existe en effet, dans le débat public, un constat assez largement partagé selon lequel la France serait en train de virer à droite. Cette hypothèse, qui semble attestée par les résultats électoraux comme par les sondages, est également défendue par certains spécialistes comme Luc Rouban [1]. Et pourtant, Vincent Tiberj entreprend de démontrer qu’en dépit des apparences, notre pays connaît un mouvement peu visible et radicalement inverse de gauchisation « par le bas », il est vrai masqué par une droitisation « par le haut ». Comment expliquer un tel paradoxe ?

Étudier un paradoxe : questions de méthode

La défense de cette hypothèse contre-intuitive repose sur le cadre théorique dans lequel sa réflexion s’insère et sur la méthode qu’il mobilise. Il est en effet l’un des quelques politistes français à s’inscrire dans les pas de Ronald Inglehart et de son analyse des valeurs, qui privilégie l’étude des cohortes par des indices longitudinaux de préférences (du type European Values Study). V. Tiberj n’est cependant pas un disciple orthodoxe du sociologue nord-américain : il se distingue de la théorie du post-matérialisme sur plusieurs points, notamment par deux divergences relatives à la relégation des valeurs socio-économiques au second plan et surtout à l’oubli de l’autonomie de la politique, qui n’est pas pour lui le simple reflet du développement culturel. Pour le dire autrement, tout en reconnaissant la fécondité de sa méthode et de ses hypothèses, V. Tiberj lui reproche de véhiculer une illusion téléologique (nous allons tout droit vers l’avenir radieux postmatérialiste), ainsi qu’une incapacité à intégrer la manière dont les acteurs politiques vont politiser (ou délaisser) certaines valeurs [2].

V. Tiberj retient néanmoins du sociologue américain la nécessité de raisonner de manière diachronique par cohorte. C’est en appliquant cette méthode qu’il entend démontrer que la France connaît un vaste mouvement de gauchisation, produit par le renouvellement générationnel et l’élévation du niveau de diplôme. La démonstration passe par plusieurs étapes dont la première est décisive, car elle établit que la population française est effectivement travaillée, comme l’a théorisé Inglehart, par une « révolution silencieuse [3] » amenant toujours davantage de « libéralisme culturel [4] ». Concrètement, cela signifie que la France évolue tranquillement vers une défense de l’égalité hommes-femmes, vers une tolérance à l’égard des immigrés, de leurs descendants et des juifs, ou encore vers l’acceptation des minorités sexuelles. En matière économique, l’auteur souligne que l’évolution est plus incertaine, les Français oscillant suivant les périodes entre préférences sociales et préférences libérales.

Une droitisation « par le haut »

Si une droitisation « par le bas » n’a donc pas eu lieu, il n’en demeure pas moins possible de mettre en évidence une droitisation « par le haut ». Pour alimenter cette thèse, Tiberj commence par insister sur la prégnance d’un « conservatisme d’atmosphère » qui imprègne le champ intellectuel et les médias. On ne cachera pas la frustration que produit la lecture du chapitre dédié : il ne suffit pas d’un catalogue à la Prévert ou d’une évocation des détournements conservateurs de la référence républicaine pour mettre en évidence la réalité d’une « panique morale » propre à une partie du monde intellectuel. Les pages consacrées aux transformations du paysage médiatique apparaissent plus convaincantes et l’auteur insiste avec raison sur leur rôle de chambre d’écho de la droitisation, bien réelle, de « fast thinkers » bénéficiant d’un accès privilégié aux plateaux télévisés, aux radios et à la presse – les réseaux sociaux exerçant un effet de bulle de filtres. En influençant l’agenda politique et le cadrage des problèmes publics, les intellectuels et les médias sont clairement des acteurs centraux de la droitisation « par le haut » décrite par l’auteur.

Ce phénomène repose également sur les choix opérés par les acteurs politiques dans la construction de leur offre. Reprenant les travaux de Elmer Schattschneider afin de corriger l’éviction du politique par Inglehart [5], Tiberj étudie le travail de cadrage des valeurs auquel se livrent les acteurs partisans. Cela permet de comprendre comment la France est passée d’un consensus multiculturel à la fin du XXe siècle à une focalisation sur l’immigration au début du XXIe siècle. L’auteur pointe ici un nouveau paradoxe : si les préjugés reculent en population générale, ils peuvent aussi désormais être assumés ouvertement par une minorité, ce qui renforce la fausse impression d’une droitisation de l’électorat. Autre élément important avancé par l’auteur dans sa démonstration : la déconnexion entre des citoyens de plus en plus en demande de redistribution depuis la crise de 2008 et des partis politiques dont l’offre demeure caractérisée par des politiques plus ou moins libérales.

La grande démission

L’élément central de la démonstration à laquelle se livre V. Tiberj est toutefois ce qu’il appelle la « grande démission ». Par ce syntagme, il entend l’éloignement d’un nombre toujours croissant de citoyens du processus électoral. C’est pourquoi il ne faut pas procéder comme le fait la sociologie politique mainstream : l’analyse des résultats électoraux participe de l’entretien du mythe de la droitisation, car ceux-ci ne reflètent les orientations que de la frange de la population, de moins en moins nombreuse et peut-être bientôt minoritaire, qui continue à s’exprimer dans les urnes. La croissance de l’abstention, sans même parler des non-inscrits, fausse l’image que donnent les rendez-vous électoraux : si les baby-boomers continuent à voter en masse, les post-baby-boomers votent déjà moins régulièrement, sans même parler des millenials. V. Tiberj explique que chaque nouvelle cohorte s’éloigne un peu plus du vote, alors même que l’intérêt pour la politique se maintient. On retrouve ici la thèse du « citoyen critique » de Pippa Norris appliquée à la France [6] : des citoyens de plus en plus éduqués s’éloignent du vote par insatisfaction à l’égard de l’offre politique, et quand ils votent, ils le font essentiellement selon une logique de politisation négative, c’est-à-dire en formulant un refus plutôt qu’une franche adhésion.

Insatisfaits par la démocratie strictement électorale, ces « citoyens distants » s’en détournent pour pratiquer une démocratie de protestation en attendant l’avènement hypothétique d’une démocratie délibérative, voire sortive. À cet égard, on doit évoquer une seconde frustration provoquée par la lecture du livre : les propositions faites par l’auteur en vue d’une démocratisation de la démocratie (multiplication des référendums nationaux et locaux, conventions citoyennes) demeurent peu originales. Toujours est-il que le constat dressé apparaît convaincant : la majorité électorale (quand du moins elle existe) ne représente plus qu’une minorité sociale ; les baby-boomers aisés y dominent au détriment des générations suivantes ; les post-baby-boomers qui votent sont les plus favorisés ; les catégories populaires se réfugient dans l’abstention systématique. Ainsi s’explique la déconnexion observable entre les valeurs dominantes (de gauche) et les valeurs (de droite) proposées par les partis et plébiscitées par les électeurs. Ainsi s’explique l’interminable agonie d’une gauche incapable de revenir à ses fondamentaux socioéconomiques et minée par un déficit d’incarnation. Ainsi s’explique le succès croissant d’un Rassemblement National ayant réussi son entreprise de dédiabolisation, d’autant qu’elle s’est accompagnée d’une normalisation produite par des facteurs exogènes (la triangulation pratiquée par le centre et la droite, ainsi que la candidature Éric Zemmour qui lui a permis de se « recentrer »).

L’avenir d’une illusion

Il n’est pas possible, dans le cadre d’une recension, d’évoquer dans le détail tous les points qui sont éclairés d’un jour nouveau par la méthode d’analyse des cohortes. Disons pour terminer que l’un des principaux mérites de cet ouvrage est de pointer, au-delà des questions de valeurs, la baisse problématique de la représentativité des élus : si la présidentielle continue à mobiliser, les autres élections aboutissent souvent à donner naissance à une majorité politique reposant sur un socle sociologique de plus en plus rachitique. Cette situation n’est évidemment pas tenable et elle invite à repenser les fondements de la légitimité politique, tout autant qu’à faire preuve de créativité institutionnelle et procédurale afin de ramener les cohortes les plus récentes vers une participation qui ne soit plus négative : il faut inventer les conditions de ce qu’on propose d’appeler une « nouvelle politique assertive ».

Si le livre de V. Tiberj invite à un optimisme à terme, il ne dissipe pas totalement les raisons d’un pessimisme au comptant. De quoi, en effet, sera fait l’avenir ? Le plus probable est qu’après un moment transitoire durant lequel les baby-boomers domineront l’électorat en répondant à l’offre « droitiste » actuelle, ils s’effacent progressivement en étant remplacés par des cohortes plus tolérantes et ouvertes : on retrouve ici une variante de la thèse développée dans Cultural Backlash de Inglehart et Norris [7]. Mais, comme l’indique V. Tiberj à la toute fin de son livre, le chemin vers cet avenir radieux pourrait être entravé par une sortie de route dont les conséquences sont difficilement anticipables : l’accession au pouvoir d’un parti d’extrême droite.

Le risque charrié par la droitisation « par le haut » est en effet que par le mécanisme de la prophétie autoréalisatrice, on voit advenir une situation quelque peu surréaliste : une société faite de citoyens de plus en plus progressistes, mais aussi de plus en plus critiques et distants à l’égard du jeu politique, gouvernée par une élite inexpérimentée louchant dangereusement vers la « démocratie illibérale ». Si donc les analyses de V. Tiberj tendent à rassurer le lecteur (progressiste) qui se projette à long terme, elles ne suffisent pas à faire disparaître les craintes de ceux qui regardent les nuages noirs s’amonceler dans le ciel de la démocratie française.

Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités, Paris, Puf, 2024, 335 p., 15 euros.

par Gwendal Châton, le 15 janvier

Pour citer cet article :

Gwendal Châton, « À droite toute ? », La Vie des idées , 15 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vincent-Tiberj-La-droitisation-francaise

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Luc Rouban, La vraie victoire du RN, Paris, Presses de SciencesPo, 2022.

[2Vincent Tiberj, Les citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris, Puf, 2017, p. 21 et ss.

[3Ronald Inglehart, The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles Among Western Publics, Princeton, Princeton University Press, 1977. En français, voir du même auteur Les transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde  ?, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2018.

[4Gérard Grunberg et Etienne Schweisguth, «  Libéralisme culturel, libéralisme économique  », dans CEVIPOF, L’électeur français en questions, Paris, Presses de SciencesPo, 1990, p. 45-70.

[5Elmer E. Schattschneider, The Semisoveign People : A Realist’s View of Democracy, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1960.

[6Pippa Norris, Critical Citizens : Global Support for Democratic Government, Oxford, Oxford University Press, 1999.

[7Pippa Norris, Ronald Inglehart, Cultural Backlash. Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet